« La peur de me faire remplacer par une IA dicte mes choix pro depuis 10 ans »
May 04, 2023
5 mins
Avec le développement fulgurant de la robotisation et de l’intelligence artificielle qui automatise toujours davantage l'exécution de nos tâches au travail, de plus en plus d'emplois sont menacés. Et si dans cinq ans notre job disparaissait ? Cette question, Lorenzo*, inquiet, se la pose depuis ses premiers pas dans la vie professionnelle. Une angoisse qui influence ses choix de carrière.
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours travaillé. Je suis comptable, j’ai seulement 30 ans, mais j’ai commencé ma carrière à 21 ans, en terminant mon cursus universitaire par deux années en alternance. Je n’ai donc jamais connu de période de chômage, si ce n’est trois mois entre deux jobs, et encore c’est moi qui l’avais choisi ! Un parcours sans accroc, “sans trou dans le CV”, qui ne m’empêche pas de redouter chaque jour de perdre mon emploi. Mon anxiété exacerbée quant à mon avenir professionnel a pris racine lors de ma première expérience. À l’époque, j’évolue dans l’un des plus gros cabinets de comptabilité. Une entreprise à la pointe des nouvelles technologies qui utilise déjà l’intelligence artificielle. On est en 2013 et les entreprises d’alors fonctionnent encore quasi exclusivement avec des factures papier. Lorsqu’on les scanne, le logiciel est capable d’identifier les informations clefs des documents et d’opérer ce que l’on appelle dans notre jargon comptable “la pré-saisie”. L’outil est ainsi capable de faire une partie de mon travail à ma place.
Mon secteur, l’expertise comptable, a énormément évolué en 10-15 ans. Une partie des tâches basiques liées au métier, la sous-couche de la gestion de la facturation pour schématiser, se fait désormais automatiquement. Aujourd’hui, toutes les factures sont envoyées en PDF, et les outils d’IA sont capables de traiter 90% de leurs informations ainsi que de gérer le flux avec la banque.
« Si je ne monte pas en compétences, si je ne suis pas hyper performant, je suis mort professionnellement », Lorenzo, comptable, 30 ans.
Cette première expérience est un véritable déclic. Je me projette dans 10 ans en imaginant que mon métier n’existerait plus. Je suis déjà convaincu qu’un jour quelqu’un entrera dans mon bureau pour me dire : « Lorenzo, tu ne sers à rien. » La prise de conscience est violente mais aussi révélatrice : si je n’évolue pas continuellement, si je ne monte pas en compétences, si je ne suis pas hyper performant, je suis mort professionnellement.
La quête de compétences différenciantes
À la suite de ces deux années d’alternance, j’intègre une boîte plus structurée dans l’optique de m’atteler à de plus gros dossiers pour développer de nouvelles skills. Ma logique étant que, plus je suis capable de mener à bien des missions à valeur ajoutée, plus je sécurise mon avenir pro, et plus j’ai un coup d’avance sur les logiciels. Ma nouvelle entreprise fonctionne plutôt à l’ancienne au niveau des process, avec une facturation à l’heure. Une hérésie de nos jours. En revanche, elle est davantage axée sur la partie conseil. Là bas, je me forge une autre utilité, un rôle plus stratégique, qu’une machine ne peut assurer.
« Comment rivaliser avec un logiciel capable de traiter cinq fois plus de bande passante qu’un petit humain faillible ? », Lorenzo, 30 ans, comptable.
À ce moment-là, je pourrais souffler un peu et me dire que, paré de ces expériences aux antipodes, et fort d’une bonne progression pro, je suis tranquille. Sauf que non : il est tout bonnement impossible de me sortir l’idée de la tête que ce que je fais, demain, une machine peut le faire à ma place. J’ai le sentiment d’être dans une course perdue d’avance contre les nouvelles technologies, plus rapides, plus performantes que moi. Comment rivaliser avec un logiciel capable de traiter cinq fois plus de bande passante qu’un petit humain faillible ? Toujours pas arrivé à un niveau de compétences me permettant d’être difficilement remplaçable par un ordinateur, il me faut encore progresser pour sécuriser ma carrière.
Les nouvelles technologies ne sont pas la seule menace…
Cette inquiétude me fait changer d’entreprise une nouvelle fois. J’intègre alors une société très cotée dans le conseil pour exécuter une mission spécifique : outsourcer des emplois français pour les transférer en Slovaquie. Stupeur et nouvelle angoisse. Je me prends de plein fouet la réalité du marché de l’emploi mondialisé avec la pratique (très répandue) de la délocalisation. En plus de devoir faire face à un environnement technologique qui peut me mettre sur la sellette, je me sens en danger car… je coûte trop cher ! Impossible dans ces conditions de se cantonner à un emploi axé sur de la production. Sans quoi, un jour mon patron me balancera sans ménagement : « pourquoi te garder alors qu’un salarié à Madagascar, au Maroc ou à l’Est de l’Europe peut faire aussi bien que toi pour trois fois moins cher ? » Ironie du sort, je contribue à alimenter cet outsourcing des emplois via cette mission. Mais là encore, c’est ma peur du chômage qui prend le dessus. J’y vois l’opportunité d’acquérir de nouvelles compétences… que les autres profils en concurrence avec moi n’ont pas.
« L’obsession que j’ai développée sur le fait de devoir sans cesse grandir professionnellement m’a poussé à changer régulièrement de boîte, même quand je n’en avais aucune envie », Lorenzo, 30 ans, comptable.
Quand la peur d’être sur un siège éjectable dicte tes choix
Si je retrace mon parcours, je me rends bien compte que c’est mon angoisse d’être remplacé par une machine ou par un travailleur à l’autre bout du monde, qui a guidé mes choix de carrière. À commencer par mes études. C’est ce qui m’a poussé à aller au bout de mon cursus pour obtenir un diplôme d’expertise comptable alors que ce n’est nécessaire que pour ouvrir son cabinet. Je pense que c’est en réponse à une perception très française de la valeur des diplômes. Le fait d’être expert comptable diplômé, même si je n’en ai pas une utilité directe, me rassure. Une parade de plus pour prouver ma valeur professionnelle.
Et puis l’obsession que j’ai développée sur le fait de devoir sans cesse grandir professionnellement pour ne pas me retrouver sur le carreau, m’a poussé à changer régulièrement de boîte, même quand je n’en avais aucune envie. J’étais par exemple très attaché à l’équipe de l’entreprise où j’ai fait mon alternance et je me suis pourtant forcé à la quitter dans l’idée de me développer. Un choix à contrecœur qui m’a fait serrer les dents pendant un an… Ma seule consolation étant que je l’avais fait pour la bonne cause.
Une angoisse à l’échelle de la société
Bien sûr, j’envie parfois ceux qui ne connaissent pas cette peur. À l’instar de certains de mes anciens camarades de promo qui évoluent dans des petits cabinets et qui font encore de la saisie comptable à la mano, à un rythme tranquille. Leur quotidien a l’air plus léger que le mien, qui est ponctué par des crises d’angoisse sur mon employabilité. Malgré tout, je sais au fond de moi que j’ai raison d’être sur le qui-vive. Certes je m’auto-inflige une pression qui n’est pas toujours facile à vivre, et en même temps, cette même pression est motrice pour mon évolution de carrière. Cela me pousse à faire des choix audacieux pour mieux préserver mes perspectives professionnelles, quand il y a fort à parier que l’avenir sera plus compliqué pour ces mêmes confrères.
« Qu’est-ce que ces millions de personnes au chômage vont bien pouvoir faire ? Ça me donne le vertige », Lorenzo, 30 ans, comptable.
D’ailleurs ma parano dépasse le prisme de ma personne. J’ai peur aussi pour eux : que vont-ils devenir si demain on les remplace comme des fusibles ? J’angoisse plus généralement du chômage de masse. J’estime que mes craintes ne sont pas liées spécifiquement à mon métier. En fait, je pense que très peu de professions ne sont pas menacées par les nouvelles technologies et l’outsourcing. Dans la presse, les projections sur la création d’emploi versus leur destruction via l’automatisation des tâches ne donnent d’ailleurs pas une balance équilibrée. Qu’est-ce que ces millions de personnes au chômage vont bien pouvoir faire ? Ça me donne le vertige.
Mon travail a une place structurante dans ma vie. C’est ce qui me donne une raison de me lever le matin. J’ai des objectifs à atteindre, des tâches que j’aime accomplir, des collègues que j’ai envie de retrouver… Plus que la peur de la précarité, c’est la peur qu’on me retire mon rôle social qui m’effraie le plus.
Aujourd’hui ce qui m’apaise un peu, c’est que je constate bien dans mon job actuel que l’intelligence artificielle a ses limites. L’utilisation des bots par exemple est très souvent décevante. Mes collègues en interne comme mes clients en externe me confient régulièrement être très attachés au fait d’avoir une vraie personne qui s’occupe d’eux et qu’ils n’aimeraient pas avoir à s’en remettre à l’un de ses messageries automatiques ou pire, à une FAQ. Ce goût pour le contact humain additionné à l’expertise que j’ai développé pendant presque 10 ans suffiront-ils à me garantir un travail dans cinq ans ? Seul l’avenir nous le dira.
(*) Le prénom a été modifié.
Article édité par Gabrielle Predko ; photo par Thomas Decamps.
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