Dans un contexte où le terme «woke » et ses dérivés sont omniprésents dans le débat public, souvent accompagnés de polémiques sur leur impact culturel et sociétal, Élodie Baussand, fondatrice de Tenzing conseil, et Denis Maillard, co-directeur de l’Observatoire de l’engagement de la Fondation, proposent une réflexion sur leur éventuelle traduction dans le monde de l’entreprise, explorant la réalité des pratiques identitaires dans les organisations françaises, leur origine, leur portée et leur perception. Loin d’une invasion massive, ces phénomènes apparaissent davantage comme des réponses aux attentes sociétales ou des initiatives marketing que comme un tournant structurel.
« Woke », « wokisme », « wokistes », ces mots sont sur toutes les lèvres, sous toutes les plumes, jetés dans le débat public la plupart du temps pour s’en méfier, les dénoncer ou en retracer l’histoire : le « virus » viendrait de la French Theory des années 1960-1970 qui aurait muté lors de son passage aux États-Unis pour nous revenir sous forme d’une fièvre identitaire. Une fièvre éditoriale également, car on ne compte pas moins d’une vingtaine d’essais sur le sujet publiés ces deux dernières années.
C’est généralement le « wokisme » en tant que phénomène culturel qui fonde ces analyses ; la sphère économique n’est pas oubliée1, mais les auteurs montrent généralement comment le capitalisme digère toute manifestation identitaire, dans la voie tracée par Daniel Bell2 ou Luc Boltanski et Ève Chiapello3. En revanche, on trouve peu de littérature sur l’entreprise elle-même et la façon dont ces phénomènes s’inviteraient dans le bureau des directeurs de ressources humaines (DRH).
Quelques livres font exception cependant. Comme celui de Laure Béréni sur Le management de la vertu4 qui interroge les politiques de diversité entre obligations légales et injonctions morales, ou celui de Brice Couturier et Erell Thevenon, L’entreprise face aux revendications identitaires5 qui se centre sur la question « woke » en entreprise. Toutefois, malgré une grande érudition sur les origines du « wokisme » et un propos mesuré, ce dernier ouvrage s’en tient à des exemples quasi exclusivement anglo-américains. Comme c’est le cas, encore récemment, avec le dernier livre de Julia de Funès6 dans lequel la philosophe spécialiste du management cite majoritairement des références datant, en réalité, de la mort de George Floyd en 2020 et se trouve dans l’incapacité de produire des cas hexagonaux lorsqu’elle évoque des réunions non mixtes se tenant, selon elle, dans des entreprises aujourd’hui. Si bien qu’on se demande s’il est possible de trouver, en France, des exemples d’entreprises livrées aux affres du « wokisme », en dehors des cas rabâchés de L’Oréal ayant retiré le mot « blanc » de certains produits, de Lego annonçant stopper – uniquement – la publicité de ses jouets à l’effigie des forces de l’ordre ou d’une boutique Nike fermée pour la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage, mais aussi de ces formations au management faisant droit au nouveau langage néo-féministe, d’enquêtes internes traduites de l’anglais insistant sur la race et le genre ou encore de la révision du catalogue de l‘Opéra de Paris dans le sens d’une plus grande inclusion des minorités visibles… De fait, tous ces phénomènes existent mais restent relativement marginaux dans l’océan du capitalisme français. D’où la situation dans laquelle nous nous trouvons où certains se persuadent d’un tournant « woke » de ce même capitalisme quand on peine, au contraire, à en trouver les preuves. A contrario, s’il n’existe pas en France d’entreprises « woke », pourquoi tant d’observateurs et d’auteurs ont-ils alors l’impression d’en voir partout ? Comment expliquer ce paradoxe ?
L’introuvable entreprise « woke »
Pour comprendre pourquoi l’entreprise « woke » semble introuvable, le mieux est de repartir de la définition du « wokisme » telle qu’on la découvre dans le livre de Brice Couturier et Erell Thevenon qui nous semble prendre en compte l’ensemble des manifestations, circonscrites aujourd’hui essentiellement aux États-Unis ou dans la sphère universitaire, parfois aussi dans le monde culturel : « Le wokisme est une idéologie qui prend sa source dans une “déconstruction” préalable des savoirs (renvoyés à l’origine ethnique et sexuelle de leurs créateurs), transmue certaines identités collectives en mouvements politiques (“identity politics”) et redéfinit les rapports sociaux selon une logique conflictuelle binaire, opposant des catégories “victimisées” de manière institutionnelle (“racisme d’État”, etc.) à des catégories structurellement dominantes (blancs, mâles, hétérosexuels) »7. Les « wokes » ont alors en commun de voir derrière toute différence, et non pas seulement à travers l’inégalité ou les discriminations réelles, un « système de domination » qui structure la civilisation occidentale et en constitue son péché originel. Ce qui aboutit paradoxalement « à excuser les comportements individuels inspirés par le racisme ou le sexisme dans la mesure où ils apparaissent ainsi comme prédéterminés par le “système” lui-même ». C’est ici que se trouve la face la plus sombre du phénomène.
Si l’on s’en tient à cette définition, il n’y a en effet rien dans les entreprises françaises qui s’apparente à du « wokisme ». Par ailleurs, toute demande de reconnaissance qui émerge des salariés ou toute proposition d’inclusion émanant des directions d’entreprise ne sont pas forcément le signe des manifestations « wokes ». C’est précisément ce qu’il va nous falloir expliquer. Cependant, le paradoxe que nous avons évoqué – si l’entreprise « woke » n’existe pas, pourquoi a-t-on l’impression de la voir ? – tient sans doute à l’ambiguïté propre au « wokisme » et à l’épithète « woke ». Ce dernier mélange et amalgame, en effet, des attitudes et des phénomènes divers, de l’acceptable au plus problématique.
L’ambiguïté du « wokisme » – si l’on accepte qu’il existe8 – tient à ce qu’il alterne en permanence une phase lumineuse ou progressiste « d’ouverture aux différences, de tolérance et de lutte contre les discriminations, qui répond à des enjeux et des réalités incontestables9 », et une face plus sombre faite d’excès et de dénonciations qui rappellent le plus pur style stalinien, des années 1930 et 1950, ou celui « gauchiste » des années 1960-1970. La nouveauté résidant toutefois dans le fait de « chercher en permanence des manifestations (de discriminations ou d’injustices) dans le but d’obtenir des preuves que ces discriminations sont bien “systémiques” et institutionnelles10 ». Difficile donc de balayer d’un revers de main tout ce que ce « grand réveil » (woke) a suscité tant la révolution en cours est profonde ; une révolution à la fois écologique, nouant un nouveau rapport à la nature, intime à travers le rééquilibrage des rapports entre les hommes et les femmes, et égalitaire enfin avec une sensibilité accrue aux discriminations.
Nous citons les termes « genre, race et climat » à dessein, car ce sont les trois thèmes autour desquels tournent actuellement les polémiques et les mobilisations faisant craindre à beaucoup le surgissement du « wokisme » dans l’entreprise.
https://www.jean-jaures.org/publication/lintrouvable-entreprise-woke/