Inflation : malgré leur bon salaire, ils n'arrivent plus à boucler les fins de mois
26 sept 2023
7 min
Depuis quelques mois, les Français doivent de plus en plus se serrer la ceinture. Alors que l’inflation a atteint 6% en avril et que les prix de l’alimentation ont bondi de 17% sur un an selon l’Insee, la classe moyenne avec une grande propension de salariés en CDI et d’indépendants n’est plus épargnée par le sentiment de déclassement. Face à cette situation, de plus en plus de travailleurs demandent des avances sur salaire, acceptent des missions sur leur temps libre ou même entament des reconversions professionnelles. Ils nous racontent comment ils essaient de s’adapter à cette situation inédite.
« Le quinze du mois, je suis systématiquement à découvert »
Solène, éditrice, 27 ans, région parisienne
Depuis que j’ai douze ans, je sais que je veux travailler dans l’édition. Un rêve d’enfant. Pour cela, j’ai fait cinq ans d’études dont trois ans d’alternance. Je suis alors consciente que ce n’est pas le secteur le plus rémunérateur, mais ma passion passe avant tout. Ce n’est qu’au moment d’arriver sur le marché du travail que je réalise à quel point c’est un secteur précaire. Les patrons des maisons d’édition en sont d’ailleurs conscients puisqu’ils préfèrent compenser les bas salaires avec des primes quand c’est possible. Sachant cela, je me suis quand même accrochée et après plus d’un an de CDD, j’ai signé en juillet 2022 mon premier CDI à un poste d’éditrice documentaire pour un public jeunesse. Malgré mon expérience dans des prestigieuses maisons, j’ai dû négocier pour obtenir un salaire de 29 000 euros bruts par an. Juste pour vous donner une idée, la rémunération d’un premier contrat dans mon entreprise se situe normalement autour des 22 000 euros, soit 50 euros de plus que le SMIC.
J’ai beau vivre chez mon compagnon qui est propriétaire en région parisienne - je ne paye donc pas de loyer - et ne pas avoir d’enfants, je n’arrive plus à joindre les deux bouts. Depuis un peu moins d’un an, le quinze du mois, je suis systématiquement à découvert et j’emprunte de l’argent à mes proches. J’ai donc changé mes habitudes : en novembre dernier, j’ai par exemple arrêté de fumer, ce qui me permet d’économiser 250 euros par mois. Ce n’est bien sûr pas suffisant. Parce que là où l’inflation a eu le plus gros impact sur ma vie sont les dépenses liées à l’alimentation. Je ne m’achète quasiment pas de fringues, je ne pars jamais à l’étranger en vacances, mais j’adore le bon vin et j’ai toujours fait attention à la qualité des produits que j’achetais. J’aime trop manger pour que ce plaisir devienne une source d’angoisse. Pourtant, depuis février, je suis obligée de regarder les prix de chaque denrée et je me tourne bien plus volontiers vers les marques distributeurs. Aussi, je ne me permets plus qu’une seule sortie par semaine avec une amie, elle aussi éditrice : deux verres de vin et en début de mois, une assiette de frites et c’est tout.
Il y a quelques mois, entre le manque d’argent et les deux heures que je passais chaque jour dans les transports en commun pour me rendre au travail, j’ai commencé à faire des crises d’angoisse. Peut-être parce que ça faisait un petit moment que cette vie ne me convenait plus. J’ai pensé changer de région, mais comme presque toutes les maisons d’édition ont leur siège à Paris, c’était incompatible avec mon activité professionnelle. Un peu résignée à abandonner mon rêve, j’ai fini par demander une rupture conventionnelle avec l’idée de me reconvertir comme vendeuse en fromagerie : un métier qui ne paye pas mieux, mais que je peux exercer n’importe où, dans des régions plus abordables que la capitale. Et puis, quitte à ne pas être très bien payée, autant passer son temps à vendre du bonheur aux gens. Entre nous, qu’est-ce qui rend plus heureux dans la vie que d’acheter du fromage ?
Mon contrat d’éditrice se termine dans quelques semaines. Après, comme je ne peux pas me permettre de rester trop longtemps au chômage, je vais faire quelques stages avec l’aide de Pôle emploi et j’apprendrai le reste sur le tas. Même si ce renoncement n’est pas simple à accepter, je suis soulagée d’avoir trouvé une porte de sortie. Pour mon bien-être, j’ai compris qu’il fallait que je fasse passer ma santé mentale et économique avant le reste. C’est peut-être ça aussi devenir adulte.
« En plus d’avoir le sentiment d’être déclassée, j’ai peur pour l’avenir »
Julia, attachée de presse, 40 ans, Chartres
Cela fait maintenant quinze ans que je suis attachée de presse indépendante dans le secteur des start-up. La première fois que j’ai été confrontée à des difficultés financières, c’était il y a trois ans, pendant le premier confinement. L’activité a repris frileusement et puis, il y a eu le début de la guerre en Ukraine qui m’a fait perdre un client important. En août dernier, la baisse d’engagement et des tarifs dans les RP, ajoutés à l’augmentation des prix, ont fait que pour la première fois depuis que je travaille, j’ai demandé une avance sur honoraires.
Juste avant le Covid, j’ai déménagé avec mon conjoint à Chartres parce que nous vivions dans une toute petite surface dans le 18e arrondissement de Paris et nous voulions avoir plus d’espace. En région, la vie est moins chère et pourtant depuis quelques mois, je ne peux plus me permettre d’aller au marché les samedis ou ni d’acheter des produits frais sans compter. Alors que pendant des années, je ne savais pas combien coûtait un paquet de pâtes, je suis obligée de me donner un budget pour la semaine et de tout faire pour le respecter. Mais aussi, pour la première fois de ma vie d’adulte, cet été j’ai fait une croix sur le beau voyage que je fais tous les ans pour me rendre dans ma famille dans le sud de la France.
Professionnellement, cette situation est très problématique : dans mon métier où la représentation sociale est cruciale, je ne peux plus me permettre d’acheter de nouveaux vêtements, d’assister à tous les événements sur Paris pour rencontrer de nouveaux clients, d’inviter mes contacts à déjeuner sur les frais de ma société… Je ne sais pas à quel point cette situation impacte mon activité, mais typiquement, ce soir, je dois me rendre à un cocktail et je vais devoir écourter ma venue pour rentrer à Chartres dans la nuit plutôt que dormir sur place.
Honnêtement, en plus d’avoir le sentiment d’être déclassée, j’ai peur pour l’avenir. Pourtant, je sais bien que je ne suis pas la plus mal lotie. J’ai une complémentaire santé et j’arrive encore à cotiser pour ma retraite. Je ne sais pas comment font les autres, surtout ceux qui ont des enfants. Récemment, j’ai même réfléchi à me réorienter professionnellement ou à accepter d’être salariée, mais ce n’est pas évident après avoir été à son compte si longtemps. C’est assez déprimant d’en parler, mais pour faire face à cette impasse, je n’ai pas le choix, je dois accepter que je n’appartiens plus à la classe moyenne supérieure. Mais combien de temps vais-je vivre avec cette sensation de retour en arrière et d’échec ? Je ne sais pas.
« Les sentiments qui dominent sont la fatigue et l’inquiétude »
Lucas, 45 ans, technicien audiovisuel, Paris
À la fin des années 80, à l’école, nos professeurs n’arrêtaient pas de nous dire que les personnes qui ne travaillaient pas bien, n’arriveraient pas à gagner leur vie et finiraient par dormir sous les ponts. Du coup, j’ai l’impression d’avoir été conditionné avec cette idée qu’il fallait remuer ciel et terre pour toucher le plus possible et ça a toujours été une source de stress pour moi. D’un autre côté, je me suis toujours dit que je voulais profiter et travailler dans un milieu qui me ressemblait comme la musique ou le cinéma. Quitte à beaucoup travailler, il fallait que je puisse concilier activité professionnelle et plaisir. Entre nous, je n’aurais jamais pu faire du marketing, ni travailler dans la finance. Et assez naturellement, l’audiovisuel s’est imposé.
Je n’ai pas eu mon bac ni fait d’études supérieures et pourtant j’ai très vite bien gagné ma vie si l’on compare au salaire médian français. Donc, un peu naïvement, je pensais que passé quarante ans, je ne serais pas forcément une célébrité, mais je ne serais plus obligé de regarder les prix de tout ce que j’achetais. Je serais libéré du stress lié à l’argent. La réalité est malheureusement tout autre : après plus de vingt ans à travailler et un CDI en poche, j’ai l’impression de devoir en faire toujours plus pour tenir la tête hors de l’eau, avec la pension alimentaire de mon fils et le remboursement de mon crédit à la consommation.
C’est peut-être difficile à entendre et de me plaindre quand on sait que mon salaire de 3300 euros nets par mois correspond presque au “seuil de richesse” (selon l’Observatoire des inégalités, en France, on est considéré comme riche à partir de 3673 euros nets après impôts par mois, ndlr), mais depuis un peu plus d’un an, je n’arrive plus à mettre de côté, j’ai l’impression de toujours courir après l’argent et je termine le mois systématiquement à découvert.
Après, j’ai aussi conscience que cette situation est largement liée au fait que j’habite Paris. Mais pourquoi j’aime vivre dans cette ville où j’ai grandi ? Parce que je suis près de mon fils, que j’aime sortir, faire des expositions, me rendre à des concerts… En revanche, ce n’est plus tenable quand le prix de la petite burrata est de sept euros et que le loyer dépasse 1200 euros pour un 25m2. Ce n’est pas un hasard si la ville est en train de se vider de sa population. Je ne sais pas à quoi elle va bien pouvoir ressembler dans quelques années !
Face à l’inflation, la seule solution que j’ai trouvée pour m’en sortir : travailler encore plus. Comme j’ai la chance d’être technicien dans l’audiovisuel, je peux faire des missions très courtes à côté de mon travail à temps plein. Montage, tournage, réalisation, j’accepte tout ce qu’on me propose le weekend et pendant mes jours off. Et parfois, il m’arrive même de poser des jours pour travailler à côté. Pour être tout à fait transparent, il faut que je gagne minimum 1000 euros de plus par mois, pas pour mon plaisir, mais simplement pour ne pas sombrer dans les agios.
Avec l’explosion des prix, je dirais que les sentiments qui dominent sont la fatigue et l’inquiétude. Où va-t-on exactement ? Nous voyons bien que ce système ne fonctionne plus. Autour de moi, toutes les personnes qui appartiennent à la classe moyenne supérieure sont en train de se casser la gueule. Si je voyais un peu de soleil à l’horizon ça irait, mais j’ai peur que nous soyons dans une impasse.
Article édité par Gabrielle Predko, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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