« Les nouveaux couples veulent être égalitaires, mais le travail ne l’est pas »

24 jun 2024

7 min

« Les nouveaux couples veulent être égalitaires, mais le travail ne l’est pas »

Comment faire face, en couple, aux enjeux du travail moderne ? Et comment trouver l’égalité dans un monde professionnel encore profondément genré ? Dans « S’émanciper à deux. Le couple, le travail et l’égalité » (Ed. du Rocher), le spécialiste des questions égalité homme femme au travail, Antoine de Gabrielli, nous invite à repenser le couple comme une cellule majeure de solidarité. Et appelle à une transformation du monde du travail.


Vous débutez votre ouvrage en revenant sur l’histoire du lien entre couple et travail. Comment a-t-il évolué ?

Avant la révolution industrielle, on pouvait difficilement concevoir l’individualisme : être un couple était l’unique façon de réunir deux forces de travail et créer une économie agricole, artisanale, commerciale correcte. On ne se pensait pas seul.
Dès la révolution industrielle, les entreprises ont besoin de main d’œuvre : elles appellent les hommes dans l’industrie mécanique et les femmes dans l’industrie textile. Au-delà de cette segmentation des métiers entre hommes et femmes, il est intéressant de voir que les hommes d’abord et les femmes ensuite quittent le domicile et se mettent à travailler hors du foyer.
Tout bascule entre 1970 et 1990 : il y a à la fois une évolution des mentalités et du féminisme, et un besoin économique concret. Le capitalisme cherche massivement à ce que les femmes entrent sur le marché du travail. Le travail devient l’outil numéro 1 de l’émancipation, et dans le monde économique moderne, chacune et chacun a sa vie indépendamment de l’autre.

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Quelles sont les conséquences, pour les couples, de cet individualisme promu par la société et le travail moderne ?

Le temps est aspiré par la sphère économique. Transports compris, les cadres en France sont en moyenne 12 heures par jour hors de leur domicile. On investit au maximum dans la vie professionnelle et avec les enfants, mais la variable d’ajustement est le couple. Nécessairement, cela crée un manque de communication et de relation. Des tensions auparavant inexistantes adviennent car les emplois du temps se confrontent, par exemple lorsqu’un enfant est malade et qu’il faut prendre une journée. Souvent, les mères prennent plus de responsabilités et se retrouvent coincées, les pères ont un job souvent mieux rémunéré, amenant le couple à sacrifier davantage l’autre job… Face à un travail de plus en plus preneur, le temps devient une compétition dans le couple. C’est tout un système qui met en conflit.

Vous émettez d’ailleurs l’hypothèse d’une relation de cause à effet entre travail moderne et séparations…

Plusieurs facteurs expliquent l’augmentation des divorces, mais je pense que ce travail qu’on vit en parallèle fragilise les liens du couple. Le taux de divorce actuel aurait dû faire réagir. L’isolement est devenu endémique, et les souffrances et violences générées par les séparations sont importantes. Je suis surpris que l’on n’accompagne pas ces séparations liées au travail, qu’il n’y ait pas de cellule d’accompagnement psychologique. Je trouve désastreux que des couples se séparent à cause de modes de travail qui leur sont imposés de l’extérieur. J’observe que l’idéal collectif, qui commence à deux personnes, est en fait peu valorisé et accompagné. La culture capitaliste survalorise l’individu et dévalorise ce qui est social, intégrateur, car ça limite l’expansion professionnelle et individuelle.

« Il faut revenir à un temps humain, social, qui permette à tous de terminer le travail à 17 heures. C’est ce chantier qui permettra aux hommes d’être plus investis dans la vie privée. » - Antoine de Gabrielli, spécialiste des questions égalité homme femme au travail.

Dans le même temps, selon plusieurs études récentes, 10% des Français auraient rencontré leur conjoint au travail, et 62% des salariés auraient déjà entretenu une relation avec un collègue. Comment analysez-vous ces chiffres ?

C’est très intéressant. De mon côté, j’ai les chiffres d’un peu plus d’un tiers de couples qui se créent au travail et 50 à 60% de Français qui ont une relation plus ou moins durable grâce à celui-ci. Le travail est donc aujourd’hui le biais par lequel on rencontre le plus son partenaire, devant les mariages, les bars ou même les applis de rencontre. Pourtant, pour beaucoup d’entreprises, il n’est pas question d’avoir des couples au travail. Même si c’est courant dans les petites entreprises, c’est très rare dans les grandes entreprises.
En général, quand les couples veulent travailler ensemble, ils quittent le monde des entreprises classiques pour créer leur activité : artisans, agriculteurs, consultants… Ils ont envie d’être dans le même bateau, de pouvoir comprendre les problématiques de l’autre. Ça s’observe aussi dans les couples qui se rencontrent au travail : même quand l’autre quitte l’entreprise et travaille ailleurs, il continue de comprendre les enjeux de celui qui est resté. Ça peut créer un terrain de discussion, même si ce n’est pas automatique.

Pensez-vous que nos nouveaux questionnements, sur le sens au travail, constituent aussi un enjeu important dans le couple ?

Je pense que ces questions sont majeures, mais peu évoquées dans le monde du travail. En fait, cette thématique a justement été le point de départ de mon travail. C’est par là que j’ai commencé à travailler sur l’égalité : j’ai observé que les femmes, en particulier les mères, vivaient une destruction majeure de sens au travail parce qu’elles ne pouvaient pas investir dans la vie professionnelle comme elles le souhaitaient. Ayant travaillé sur tout cela pendant 40 ans, ce que je vois aujourd’hui, c’est que des sacrifices sont faits pour un travail dont le sens est plus que questionnable : quel est le but de ces grands groupes qui génèrent des pollutions et des destructions sociales ? Tout mon travail provient de ces réflexions : quel est le sens de cette économie qui génère autant de sacrifices ?

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Pour atteindre une vraie égalité des temps passés dans la sphère familiale, vous plaidez en faveur de la réduction du temps de travail des hommes. En quoi cette approche d’égalisation par le bas, à l’opposé des politiques actuelles qui augmentent la disponibilité professionnelle des femmes, pourrait-elle être bénéfique ?

Je pense que c’est la seule possibilité. Si vous alignez le temps de travail des femmes sur celui des hommes - temps qui était supportable parce que leurs femmes travaillaient moins qu’eux et assumaient la responsabilité familiale - sans rien changer au temps de travail des hommes, ça ne marche pas. Il faut revenir à un temps humain, social, qui permette à tous de terminer le travail à 17 heures. C’est ce chantier qui permettra aux hommes d’être plus investis dans la vie privée, et c’est faisable : les hommes cadres allemands travaillent 1h30 de moins par jour que les hommes français. Si les hommes sortent du travail à un horaire convenable, qui leur permet de s’investir dans leur vie sociale et familiale, alors ça n’est plus que de leur responsabilité s’ils ne le font pas. Mais il faut d’abord créer les conditions techniques pour que cela soit possible.

« Ces nouveaux couples veulent être égalitaires, mais le cadre de travail ne l’est pas. Pourtant, si les boîtes veulent garder les jeunes, elles ont intérêt à changer ! » - Antoine de Gabrielli, spécialiste des questions égalité homme femme au travail.

Quelles autres mesures concrètes les entreprises peuvent-elles prendre pour améliorer les conditions de travail des couples ?

Le 4/5e payé comme un 5/5e (ou « semaine de quatre jours », ndlr.) est une idée puissante. Traditionnellement aujourd’hui, ce sont les femmes qui prennent un 4/5e pour assumer la charge domestique, et elles en sont souvent lourdement pénalisées professionnellement. En proposant un ⅘ ème sans baisse de salaire, pour les femmes comme pour les hommes, on éliminerait ce poids qui pèse sur les femmes.

On peut aussi travailler avec le monde du travail sur les éléments qui détruisent le sens au travail pour les mères : les temps sociaux informels le soir après le travail ou les séminaires de deux-trois jours, par exemple. Souvent, les mères de famille et certains pères ne peuvent pas y assister. C’est ensuite interprété comme s’ils faisaient passer leur vie privée avant leur vie professionnelle. Quand les réunions à 8h du matin ou à 20h le soir deviennent régulières pour tester l’engagement des collaborateurs, ça détruit le sens au travail des mères et de certains pères de famille.

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Selon vous, cette organisation genrée du travail est de plus en plus réfutée par une nouvelle génération de couples, en faveur d’une répartition plus équilibrée entre vie professionnelle et privée.

En majorité, les couples de la nouvelle génération sont plus égalitaires. Mais ils ne se rendent pas compte que le monde du travail, lui, n’a pas évolué. Ils se fracassent donc à l’arrivée du deuxième enfant, où tout se met en place malgré eux : la carrière de l’homme est privilégiée car c’est le plus souvent lui qui a le salaire le plus important à conserver, tandis que la mère va s’impliquer davantage dans la vie familiale…
Ces nouveaux couples veulent être égalitaires, mais le cadre de travail ne l’est pas. Pourtant, si les boîtes veulent garder les jeunes, elles ont intérêt à changer ! Aujourd’hui, tant que les responsabilités sont faibles, les entreprises comprennent que des hommes puissent refuser une mobilité, finir plus tôt le soir… Mais dès que les responsabilités augmentent, tout cela ne tient plus. On veut bien faire de l’égalité tant que ça ne change pas le business model : on est heureux de créer des crèches en entreprise, mais travailler moins, c’est non. C’est cynique.

« Pour durer, les couples doivent faire l’effort de penser la totalité de leur charge de travail, et comprendre qu’ils sont une cellule de solidarité commune. » - Antoine de Gabrielli, spécialiste des questions égalité homme femme au travail.

Pour améliorer le quotidien du couple, les autrices Lucille Quillet et Anne-Cécile Sarfati préconisent de commencer par la réciprocité plutôt que viser l’égalité parfaite : « Peut-être que l’on n’arrivera pas exactement aux mêmes résultats pour chacun au bout du chemin. Mais au moins, la réciprocité dit autre chose du couple : il peut être un lieu d’échanges où chacun écoute, épaule, soutien, et surtout, où à travers chaque carrière, chacun des deux membres qui le composent peut exister entièrement. » Qu’en pensez-vous ?

100% d’accord. La réciprocité admet que parfois, on n’a pas les mêmes opportunités au même moment. C’est un très bon concept qui reconnaît qu’on n’est pas toujours dans l’égalité. Il faut pouvoir échanger. Avec l’égalité à tout prix, on peut parfois tomber dans le piège de la compétition avec l’autre, et on est alors moins dans le don. Or le don à l’autre ne se mesure pas.

Vous invitez à redéfinir le travail du couple et à envisager la perception d’un « travail total ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Le travail total, c’est lorsque l’on additionne pour chacun le travail rémunéré, le travail social et le travail familial. Pour durer, les couples doivent faire l’effort de penser la totalité de leur charge de travail, et comprendre qu’ils sont une cellule de solidarité commune. Le drame aujourd’hui, c’est que tous les temps ont été aspirés par le travail économique. Le social et le couple sont passés à l’as : s’investir dans les écoles, les situations de proximité, prendre soin des personnes âgées… tout ce travail a longtemps été réalisé par les femmes, et les hommes auraient dû reprendre leur part mais ils ne l’ont pas fait. Il est temps que chacun se pense comme un acteur de la société, et non juste comme un individu.


Article écrit par Blanche Ribault et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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