« Pour les étudiants, l’orientation est une source de stress et de détresse »
28 sept 2023
8 min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste
Il aura fallu deux ans seulement à Jules Simiand-Brocherie pour devenir le benjamin du classement Forbes « 30 under 30 » grâce à l’appli ExtraStudent, riche aujourd’hui de 150.000 abonnés. Avec le monde de l’éducation comme terrain de jeu, le jeune entrepreneur de 20 ans vise un réseau social mondial. Rien que ça !
Comment passe-t-on de la création d’une plateforme d’échange de fiches de révision à l’application la plus en vogue sur les campus ?
Au lycée, je ne savais pas ce que je voulais faire, mais j’étais curieux, et surtout très intéressé par ce qui se passait autour de moi. D’ailleurs, la seule matière qui me motivait vraiment c’était la science éco, que j’ai choisie pour mon bac. Après cela, je pensais naturellement m’orienter vers des études de finance. En tout cas je n’avais pas de visibilité, et personne ne me proposait autre chose ! À 17 ans, j’ai monté mon premier site « Élèves solidaires », et je me suis découvert une passion pour le digital. L’idée de lancer une plateforme d’échange de fiches de révisions m’est venue pendant le confinement, car j’ai senti qu’il y avait un profond problème de décrochage scolaire. La presse et les journaux télé en parlaient chaque jour. On est passé d’une simple page Instagram via laquelle les abonnés m’envoyaient des fiches que je corrigeais et publiais, à un vrai site amélioré et protégé bénévolement par un cabinet de design et une avocate. À ma surprise, cela a pris une telle ampleur qu’en mai 2022 j’ai lancé ExtraStudent, une appli d’échanges que j’aime bien comparer à Linkedin, mais entièrement dédiée aux élèves et aux étudiants !
Vous êtes alors en 2e année de bachelor de commerce à l’IE (Institut d’entrepreneurs) University à Madrid. Ce cursus vous a-t-il incité à faire mûrir le projet ?
Après le bac, je suis parti à Madrid pour suivre les cours de l’IE en business et data, réputée pour former de bons entrepreneurs. Je l’ai quitté au début de la 2eme année car je n’avais pas assez de temps pour mes activités professionnelles. Je me suis retrouvé avec des étudiants du Guatemala, d’Argentine, de Corée, et de Chine, ce qui a débloqué les limites mentales - très européennes - que je m’imposais, tant certains étudiants montraient de très grandes ambitions. Ça m’a boosté.
En quoi consiste ExtraStudent ?
L’idée est de proposer un accès égal à la connaissance. Qu’on soit en classe prépa à Henri IV ou dans un établissement classé REP, il est possible de partager ses fiches et entrer en contact. Concernant les questions d’orientation, qui est le sujet n°1 sur l’appli, on peut les poser tous les jours, pas besoin d’attendre un salon de l’étudiant dans sa région. Il y a aussi un volet de discussion : il y a une forte demande de lien de la part des élèves. Dans une même ville ou dans sa fac, on peine parfois à se rencontrer, ou alors on se cantonne à ce que l’on connaît. On a même lancé une fonctionnalité swipe and match pour les étudiants d’université. L’idée est de se rencontrer en fonction de notre cursus, de nos goûts et de notre personnalité. Car selon moi, le système nous met trop dos à dos, alors qu’on a envie de partager.
Comment l’appli répond-elle au besoin d’orientation ?
En échangeant mais aussi en intégrant médias, écoles, et entreprises pour élargir le contenu. Les professeurs s’impliquent volontairement : ils créent leur compte, partagent leur contenu et discutent avec les étudiants. Pendant quinze ans que dure votre scolarité (a minima), personne ne vous parle, ou trop peu, du lien avec les métiers qui existent. La preuve, je voulais faire de la finance et je n’en ai plus du tout envie aujourd’hui. C’était mon unique souhait à l’époque, une idée que je m’étais faite car je n’avais pas d’autre ouverture sur le monde du travail et ses possibilités… J’aurais perdu mon temps et de l’argent pendant deux ans. C’est ce qui arrive à un étudiant sur quatre en France. On demande aux élèves de faire leur choix d’études en trois mois parfois, ou en un an en dernière année au lycée. Or, quand on observe les questionnements des étudiants sur l’appli, on réalise que c’est un vrai sujet, source de stress et de détresse. Il faut parler des métiers, des domaines possibles. J’espère que l’application va vraiment changer la vie des étudiants.
Vous êtes passés de 90 000 utilisateurs au printemps à 150 000 en cette rentrée. La croissance est rapide alors que le financement des start-ups est annoncé en berne. Ça ne vous fait pas peur ?
Je suis arrivé au pire moment pour les investissements dans les start-ups, (entre octobre 2022 et mai 2023). Au premier trimestre 2023, on comptait 75% d’investissements en moins qu’au premier trimestre 2022. Actuellement, c’est compliqué pour la finance en effet, mais le secteur de l’éducation n’est pas trop perturbé. C’est un marché solide. D’ailleurs, de mai 2022 à mai 2023, nous n’avons pas utilisé de marketing payant pour nous faire connaître. Des vidéos sur Tik Ttok et Instagram ont permis de créer de la viralité. Depuis la levée de fonds, on finance des campagnes média et auprès d’influenceurs. On a aussi des créateurs de contenus dans les écoles qui discutent de l’appli et parlent de ce qu’ils font. Le bouche à oreille joue à plein.
Vous dites avoir découvert l’ambition durant vos études à l’étranger. Trouvez-vous qu’elle soit souvent considérée comme péjorative, dans les études comme dans le monde du travail, notamment en France ?
Oui, en effet. Et c’est dommage. Quoi de plus naturel que de montrer qu’on est ambitieux ? Cela signifie être dans le partage des possibilités. C’est encore encourager les autres en disant : « Vous voyez, on peut le faire ! » Aujourd’hui, quand j’interviens dans des lycées et des universités, je parle de mon ambition, je ne m’en cache pas. J’essaye même de la décrypter et de la transmettre. C’est à l’opposé de ce qu’on m’a pourtant enseigné ou fait comprendre en filigrane tout au long de ma scolarité. Garder pour soi les clefs de sa réussite, quelle bêtise !
Que signifie être diplômé à l’heure actuelle ?
Je n’ai validé aucun diplôme après le bac, et je n’en suis pas malheureux. J’en tire même une certaine fierté. Mais pour certains métiers, c’est indispensable, et ça doit alors rester une source de motivation. Pour développer mes premiers sites, j’ai commencé par me former seul. En première année à Madrid, j’accompagnais des jeunes sociétés dans leur stratégie digitale, je les aidais dans le développement de leur interface web, ça m’a permis de progresser et de couvrir mes frais. Je continue, aujourd’hui encore à apprendre sur tous les sujets grâce à Internet, à de la lecture et au contact de professionnels. Ma formation se doit d’être continue et non de s’arrêter après l’obtention d’un diplôme.
Je n’ai validé aucun diplôme après le bac, et je n’en suis pas malheureux. J’en tire même une certaine fierté
Le digital était un domaine que vous connaissiez grâce à vos proches par exemple ?
Pas du tout, ma mère est agent immobilier et mon père gère des sociétés informatiques, mais il n’est pas lui-même dans le numérique. En revanche, ils ont tous les deux le statut d’indépendant, alors j’ai peut-être hérité de leur sens de l’entrepreneuriat… Je vivais chez eux quand j’ai lancé l’appli. Ils m’ont soutenu à chaque étape de mon projet, et y ont cru avec moi. C’était très important.
Parce qu’il faut une sacrée dose de confiance, et même de culot pour lever des fonds à hauteur de 1,5 millions, non ?
Je ne vais pas mentir, cela a été le plus difficile dans cette aventure qui a duré trois ans. Sans diplôme, sans aucune expérience de l’entreprise et sans aucun réseau dans l’investissement, je me suis pris pas mal de portes. Mais je n’ai jamais lâché, car je n’avais rien à perdre, et tout à gagner. Très vite, j’ai réussi à réunir les fonds : cela m’a pris trois mois. Le langage, je l’ai adopté facilement, je me suis formé en ligne. L’essentiel, je l’ai tiré de mes mentors, des entrepreneurs de la précédente génération : essuyer des échecs et toujours voir plus loin !
De Damien Morin, fondateur de Save, start-up de réparation de mobiles, j’ai appris la prise de distance et la résilience. Il s’est retrouvé à 25 ans sous le feu des projecteurs en développant son idée, avant de vivre un revirement de situation au bout d’un an seulement (un redressement et un rachat en 2017, ndlr). Il a pris du recul, et a tiré des leçons pour sa deuxième société, mobile.club. David Layani, fondateur de Onepoint, a eu quant à lui une vision de durabilité pour son entreprise. Il préfère la culture d’entreprise où les gens se sentent bien, pour créer un système pérenne plutôt que viser la croissance de boîtes destinées à être revendues. Ce sont des sources d’inspiration pour moi.
Quels ont été vos arguments pour convaincre vos investisseurs ?
J’ai vendu ExtraStudent comme un réseau social français avec une cible potentielle de cinq millions de lycéens et étudiants. Le domaine scolaire, avec le marché des écoles supérieures est une niche prometteuse. Derrière, il y a de gros potentiels de croissance. En plus des arguments de lutte contre le décrochage, de l’orientation et de l’accès à une information gratuite toute l’année, j’ai aussi insisté sur la bataille numérique. Les trois quarts des investisseurs se plaignent qu’il n’y a pas de GAFAM (initiales des géants du net, ndlr) français : or, là, il y a un système qui peut grandir vite. L’application ExtraStudent est un projet à long terme, à grande échelle. Mon objectif est de construire un réseau mondial qui impacte les générations à venir et qui pourrait aussi venir pour chatouiller les réseaux qu’on connaît bien.
Mon objectif est de construire un réseau mondial qui impacte les générations à venir
Comment êtes-vous arrivé jusqu’aux mastodontes M6 et Reworld Media, deux de vos investisseurs ?
Mon premier investisseur y est pour beaucoup. Michael Bénabou, fondateur de Ventesprivées.com a une grande capacité à trouver la nouveauté. Il m’a orienté vers de nouveaux acteurs, et j’ai fini par pousser la porte du groupe M6. Je ne connaissais personne, j’ai présenté le projet en premier rendez-vous, on m’a rappelé ! Et le dernier entretien s’est fait en tête-à-tête avec le Président du directoire du groupe, Nicolas de Tavernost qui m’a serré la main comme d’égal à égal.
Qu’est-ce qui passe par la tête dans ce genre de situation ?
Je me disais que je n’avais pas volé ma place, qu’on me voulait là, que j’avais une vraie valeur. J’étais porté par une confiance absolue en mon projet, plus qu’en moi-même d’ailleurs. J’ai aussi réalisé que j’avais un peu de pouvoir de conviction. Au collège et au lycée les profs ne croyaient pas en moi, je n’ai jamais vraiment osé me mettre sur le devant de la scène. J’étais dans mon coin, mais je gardais de la rage. Ça m’a finalement aidé !
Au collège et au lycée les profs ne croyaient pas en moi, je n’ai jamais vraiment osé me mettre sur le devant de la scène
Quel profit avez-vous tiré de votre passage par le Collège citoyen de France (ndlr : co-fondé entre autres par l’artiste JR, le journaliste et réalisateur Edouard Bergeon et Thierry Cotillard, ancien président d’Intermarché, et offrant une formation continue à des porteurs de projets citoyens) ?
J’ai été sélectionné pour y suivre une formation de six mois. C’est amusant car je venais tout juste de quitter les études, pour finalement y retourner. Mais ça n’avait rien à voir avec la fac. C’est une formation continue qui permet d’apprendre le fonctionnement des institutions, qui donne des clefs pour faire aboutir un projet. Finalement, c’est quand on y est plus obligé qu’on se rend compte de la richesse des formations ! Grâce au collège citoyen, j’étais assis à côté d’un agriculteur un jour, d’un policier la semaine suivante, puis d’un député-maire. C’est certain, cela a fonctionné comme un booster de réseau plus qu’un enseignement à part entière. J’avais aussi envie de connaître le système politique de l’intérieur. J’essaye d’avoir une conscience politique développée et je lis énormément la presse pour comprendre l’impact de la politique sur le quotidien des élèves. Parfois, je suis atterré de voir qu’à de si hautes et prestigieuses fonctions, on se retrouve avec des gens si peu compétents et conscients des réalités et de leur financement.
Entrepreneur à 20 ans, benjamin du classement Forbes « 30 under 30 », comment voyez-vous votre avenir proche et lointain ?
Quel choc ce classement ! Quand je pense que Killian M’Bappé est aussi nommé, dans la catégorie sports et loisirs. C’était cool, j’ai fait de bonnes rencontres, et une fois la cérémonie passée, j’ai essayé de ne pas trop le prendre au sérieux. J’ai repris le métro pour aller au bureau et me concentrer sur ce que je sais faire. J’ai une soif d’apprendre, pour continuer à recruter, à grandir et faire grandir mon entreprise. J’avais du mal à me dire que j’étais entrepreneur, car pour moi cela signifie avoir un impact. Aujourd’hui, je me sens entrepreneur : j’ai vraiment envie de changer le système en impactant la vie des élèves. Jusqu’à ma retraite, qu’on peut estimée en 2084 si le système existe encore, j’ai de quoi faire !
Article édité par Manuel Avenel, photos Thomas Decamps pour WTTJ
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