Gabrielle Deydier et la grossophobie : travail au corps
15 jul 2020
7 min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle
Pendant toute sa vie professionnelle, Gabrielle Deydier a été victime de discriminations, insultes et rejets liés à son obésité. Alors à la veille de ses 40 ans et au chômage, elle a pris les armes : d’abord en sortant un essai sur la grossophobie en 2017, puis un reportage adapté de celui-ci le mois dernier. Devenue journaliste par la force des choses, la néo-Parisienne connaît par coeur les statistiques de l’injustice qui pèsent sur les gros, mais refuse d’être essentialisée en tant que porte-parole d’un “fat power”.
Elle nous attend dans un café quai de la Seine, plein phares sur les coulisses de Stalingrad. La place, dans le 19ème arrondissement parisien, est un lieu de corps en guerre, de corps faméliques affamés de piqûres, où le crack circule plus vite que les patrouilles de flics. Gabrielle Deydier, marinière et yeux verts d’eau, habite un studio à deux pas. « Pendant le confinement, c’était pire que tout ici. Les tox, c’était les seuls qui restaient dehors, ils n’ont nulle part où aller. » La quadra agite sa cuillère dans le thé menthe qu’elle vient de commander. Vivre en dehors de la norme, elle connaît bien. Son corps en face de nous est rond, encombrant, discriminant. Un corps de grosse. « Tu as remarqué qu’à Paris il n’y a pas de gros ? Il existe une sociologie du gros : les gros habitent en périphérie des villes et en campagne. Parce qu’à Paris, il n’y a pas de jobs à gros. »
Grosse frayeur
Gabrielle Deydier, 1m54 et 125 kilos, est autrice et réalisatrice. Elle a écrit l’essai On ne naît pas grosse, adapté en documentaire sur Arte début juin avec On achève bien les gros. Depuis quatre ans, Gabrielle s’est donnée une mission : faire parler de la grossophobie. Littéralement, la peur du gros. « Evidemment, ce n’est pas le fait de partir en courant quand on en voit un !, lâche-t-elle dans un rire. La grossophobie c’est le rejet, la stigmatisation et la discrimination des personnes grosses. » Pendant cinq mois, de son studio aux bibliothèques, des cabinets d’avocats aux salles d’attente médicales, perfusée par le chômage après une dépression, celle qui s’est inventée journaliste a mené l’enquête. Ou comment tout devient injuste, quand on a quelques surplus adipeux. « Le pire, c’est le monde du travail. Une femme obèse a huit fois moins de chance de se faire embaucher ; un homme, trois fois moins. Côté salaire, les études montrent que les gros sont globalement moins payés. Et en fait, tout le monde a l’air de trouver ça normal : le recruteur, comme le gros. »
« Le pire, c’est le monde du travail. Une femme obèse a huit fois moins de chance de se faire embaucher ; un homme, trois fois moins.
Gabrielle aussi a longtemps trouvé cette situation normale. Ça a commencé pendant son - tortueux - cursus universitaire, avec les stages : « Je n’ai jamais réussi à en trouver un seul. À la fac de cinéma, puis en master de sciences politiques : rien. J’ai dû envoyer des centaines de CV pourtant ». Sans stage, elle qui souhaite bosser dans l’audiovisuel est incapable de finir ses diplômes correctement. Elle tente plusieurs fois de s’insérer dans le monde du travail, enchaîne les formations jusqu’à sa trentaine. « Je me disais que c’était de ma faute. Que je n’étais pas assez compétente alors que le secteur est hyper compétitif, qu’il fallait que je me forme encore puisqu’on ne voulait pas de moi. » Elle finira par comprendre que ce sont ses kilos, qui pèsent dans la balance de sa vie. « Un jour où j’avais enfin décroché un entretien d’embauche comme chargée de communication dans une grosse boîte, le recruteur m’a dit : le quotient intellectuel est inversement proportionnel à l’indice de masse corporelle. » Infime pause dans le débit. « Il était juste entrain de me dire que plus t’es gros, plus t’es idiot. » Las, la sur-diplômée se résigne à endosser des uniformes de pionne, à Montpellier puis à Paris. « À un moment, il faut bien manger. »
« Il était juste entrain de me dire que plus t’es gros, plus t’es idiot. »
Black-out total
Sur la terrasse ensoleillée, il n’y a pas de trémolos dans la voix grave de Gabrielle. On se remémore quelques scènes d’On achève bien les gros, où ses yeux se noient parfois de larmes, mais devant nous, elle ne bronche pas. Regard franc sous les sourcils en traits, récits chirurgicaux, rires pour les ponctuer. « En fait, je vais bien ! J’ai été souillée à des moments de ma vie, oui, mais je ne veux pas que les gens me voient comme ça ! Je ne suis pas une victime. » Petite, Gabrielle n’était pas grosse. Un peu costaude et un bon coup de fourchette, ok, mais 65 kilos sur la balance, ça allait encore. « À 16 ans j’ai vu un médecin : je pensais devoir perdre 10 kilos, il voulait que j’en perde 20. » Sauf que l’endocrinologue pose surtout un mauvais diagnostic, et lui prescrit un traitement qui la lestera de trente kilos en un été. « Le début de mes troubles de l’alimentation. Le début de l’enfer, un peu. »
Un beau matin, Gabrielle débarque dans la capitale. Elle a 35 ans, est toujours surveillante mais n’a désormais qu’une idée en tête : développer son projet de webzine - Ginette, un OVNI culturel où la touche-à-tout rédige des interviews fleuve d’artistes -. Son bagou sous le bras, elle fréquente les cafés littéraires, s’entoure d’amis journalistes, mène sa barque pour un jour réaliser son rêve : vivre de l’écriture. « Je le sais depuis toute petite que je veux raconter des histoires, faire des scénarios de films… Au fond je n’ai jamais lâché cette idée. » C’était sans compter un énième harcèlement grossophobe dans son lycée de Neuilly : elle entre en dépression, perd son taff, pense à mourir, « le black out total ». C’est une énième soirée sur le sofa d’un ami qui la sauve : Geoffrey, Johann et Clara, les trois prénoms du trio des Éditions Goutte d’Or, lui proposent d’écrire une enquête sur la grossophobie. Mais aussi, le récit de sa vie à elle. C’est Geoffrey qui rembobine : « Je me souviens qu’on s’est dit : en fait, personne ne se met jamais à la place d’une personne obèse, et elle, elle en parle avec tellement de spontanéité, sans tabou, et en même temps sans idéologie aucune… Il y a des faits clairs, et il y avait la violence qu’elle a vécue elle, il fallait raconter les deux. »
Pas un role-model
Gabrielle a grandi dans une famille où l’on ne parle pas. Pas le genre « à vous envoyer chez le psy si ça ne va pas ». Papa maçon, maman mère au foyer puis dame d’entretien, Gabrielle apprend à tout garder pour elle. « Dire que tu vas bien, chez nous, c’est la base de la politesse en fait ! » Alors, écrire sur son histoire, ses humiliations au travail, ses crises d’hyperphagie qui la laissent comateuse sur le sol de son 25m carrés, ce n’était pas vraiment prévu. « Faire un livre sur la grossophobie, c’était ok, mais au début je ne voulais surtout pas parler de moi. Il a fallu que Geoffrey me fasse comprendre que plus l’histoire serait personnelle, plus sa portée serait universelle. Ça a été le cas. » Depuis sa sortie, On ne naît pas grosse s’est vendu à 7 000 exemplaires, une version poche sortira à la fin de l’été. Et pour la jeune femme, les quatre mois d’écriture auront agi comme une catharsis. « Personne n’était au courant que je n’allais pas bien. Pour parler de mon poids, je disais aux gens que j’avais des troubles hormonaux, jamais que j’avais des problèmes boulimiques avec la nourriture. J’ai dû lever le voile sur mes propres dénis. »
« Les gens ont tendance à beaucoup s’identifier, mais moi je ne veux pas être : “la porte-parole des grosses”»
Quand on soulève l’adjectif “role-model”, Gabrielle fait la moue, sa main gauche frotte nerveusement son cou. « Ça me met assez mal à l’aise, ce truc de role-model. Les gens ont tendance à beaucoup s’identifier, mais moi je ne veux pas être : “la porte-parole des grosses”. Je ne veux pas qu’on m’essentialise au fait d’être grosse. En fait, je veux juste qu’on me/nous foute la paix. » Après tout, l’autrice a fait sa part du job : enquêter, raconter, exposer sur la place publique la réalité qu’on voulait cacher sous le bitume. Aux autres acteurs, notamment politiques, de prendre le relais. Et pour autant, dès qu’on la pousse, elle déplie ses plans de bataille : « L’emploi en France, les ressources humaines, faut que ça bouge. »
Farouchement anti-quota et anti-discrimination positive, elle prône une réforme totale de l’embauche et de l’emploi. « Il y a un vrai problème de diversité global dans le monde du travail en France. La première chose, c’est qu’on ne devrait pas recruter au CV ou à l’entretien, mais aux compétences [sic].» Elle explique : *« Moi je n’aurais pas été contre que l’on me dise : ok, on vous prend une semaine en test et après on voit si on vous embauche. Comme ça, plus d’injustice.[…] Elle cite de tête les chiffres : en France, lorsque l’on gagne plus de 4 000 euros par mois, le taux d’obésité est de 7% ; au RSA, il passe à 33%.
« En France, lorsque l’on gagne plus de 4 000 euros par mois, le taux d’obésité est de 7% ; au RSA, il passe à 33%. »
Le monde du travail de demain, plus inclusif, Gabrielle n’y croit pas trop. Ou du moins, pas pour tout de suite. Depuis trois ans qu’elle fait des interviews sur la grossophobie, elle voit bien que les résistances montent, mais elle ne se battra pas outre mesure. « J’ai fait cette enquête parce qu’on me l’a proposé, que c’était le bon sujet, mais moi ce que je veux aujourd’hui c’est écrire de la fiction. » Un roman dystopique en cours - sur une société du futur devenue anti-gros - et des scénarios pour des séries : à l’orée de ses 41 ans, l’autrice devient qui elle est. « Est-ce que j’ai encore envie de maigrir ? Oui, pour sortir de l’obésité. Mais je ne veux pas d’un régime ou d’une opération, je veux juste retrouver une relation normale avec la nourriture. J’ai même accepté l’idée de voir un psy pour ça. » En trois ans, ses graves crises d’hyperphagies ont disparu, et Gabrielle a perdu 35 kilos. Elle minimise l’effort dans un souffle : « Mais juste parce que ça va mieux en fait. » Peut-être parce qu’elle a enfin pris la place qu’on lui avait toujours refusée.
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Photo par Thomas Decamps pour WTTJ
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