« Et si on repensait nos organisations au lieu de proposer des psys à nos salariés »

05 mar 2024

6 min

« Et si on repensait nos organisations au lieu de proposer des psys à nos salariés »
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Alexis EveLab expert

Coach de managers et dirigeants, et psychologue du travail

De plus en plus considéré, le bien-être des salariés au travail fait l’objet de mesures curatives toujours plus attractives : application de méditation, séances gratuites avec un psychologue, conseils en nutrition… Une prise de conscience des entreprises, soucieuses de préserver l’engagement et la productivité de leurs équipes, qui mérite néanmoins, aux yeux de notre expert en management et psychologue du travail Alexis Eve, d’aller un cran plus loin, en respectant l’adage « Mieux vaut prévenir que guérir ».


La première fois que j’ai entendu parler de santé mentale au travail, c’était en 2012. J’étais alors étudiant en dernière année de fac de psychologie. À l’époque, le sujet était étroitement lié à la tristement célèbre vague de suicides chez France Telecom, datant de 2008-2009. En cours, on étudiait le sujet à travers le concept des risques psychosociaux -les RPS pour les intimes-, qui étaient déjà largement théorisés. Mais soyons honnêtes : il y a 15 ans, ces derniers étaient davantage perçus comme un enjeu de dialogue social, plutôt que comme une réelle préoccupation pour le bien-être des salariés. Les entreprises lançaient des « audits RPS » pour éviter les grèves ou pour répondre aux revendications syndicales dans un contexte de bras-de-fer parfois brutal. Plus rarement pour prendre soin de leurs équipes.

Depuis, la situation a fort heureusement évolué. C’est peu dire combien le Covid a donné en visibilité à la question de la santé mentale, accélérant de fait la prise de conscience de la responsabilité des entreprises en la matière. Des services d’accompagnement à l’image de Moka.care, Teale ou encore Alan.mind ont ainsi éclos pour permettre aux employeurs d’agir concrètement dans la protection de leurs salariés, en leur offrant notamment un accompagnement psychologique. Si on ne peut que se féliciter d’une telle avancée, un changement fondamental de perspective semble malgré tout nécessaire pour entrer dans une nouvelle phase en matière de santé mentale et de bien-être au travail. Parce que proposer des psys à ses salariés, c’est bien. Mais s’attaquer aux failles plus profondes qui permettraient d’éviter de telles mesures curatives, c’est encore mieux…

Sortir du déni managérial et organisationnel

L’impact prédominant des facteurs systémiques sur le bien-être des employés

Un article scientifique britannique de janvier 2024 s’est intéressé à l’impact des initiatives de protection de la santé mentale en entreprise, en s’appuyant sur une enquête réalisée auprès de plus de 46 000 travailleurs dans 233 organisations. Son principal enseignement est sans appel : les actions visant à accompagner les salariés de manière individuelle -par le biais de formations à la résilience, par l’accès à des psychologues, ou encore grâce à des applications de méditation- n’ont tout simplement pas d’effet. « Les résultats montrent que ceux qui bénéficient de ces initiatives individuelles ont des niveaux de bien-être mental identiques à ceux qui n’en bénéficient pas », peut-on notamment lire.

Dit autrement, accompagner ses salariés à mieux gérer leur stress ou à prendre soin de leur santé mentale n’est pas efficace. Ou du moins, ce n’est pas suffisant. Parce que, toujours selon les conclusions de cette étude, le bien-être au travail repose davantage sur des facteurs exogènes (qui proviennent de l’extérieur) que sur des facteurs endogènes (qui proviennent de soi en dehors de tout facteur extérieur) : ce qui pèse le plus, dans le sentiment de bien-être au travail, c’est donc l’environnement organisationnel et les conditions de travail globales. Un constat qui rejoint un principe fondamental, dont on nous parlait déjà beaucoup en théorie en fac de psycho et qui se confirme dans les faits : « Mieux vaut prévenir que guérir. »

Les vrais ennemis du bien-être au travail : les managers non formés et les politiques peu claires

Loin de moi l’idée de critiquer les entreprises qui proposent à leurs salariés des services d’accompagnement en santé mentale. Bien au contraire. C’est le signe d’une véritable prise de responsabilité sur le sujet et d’un engagement réel. Mais soyons clairs, ces initiatives n’empêcheront pas certaines organisations de se voir épinglées sur Balance ta start-up. Et surtout, elles participent à faire peser le poids de la santé mentale au travail sur les épaules des salariés.

Plutôt que de chercher à « changer » le travailleur en l’accompagnant, mieux vaudrait faire évoluer l’organisation et le management. Car ne nous y trompons pas : les vrais responsables du stress et du burn-out ne sont pas l’incapacité des collaborateurs à gérer la pression. Ce sont les responsabilités floues, les horaires à rallonge, le manque de moyens, les personnalités toxiques, ou encore le micro-management… Il faut donc aller au-delà du curatif, et attaquer de front ces dysfonctionnements organisationnels.

S’attaquer aux racines de la souffrance au travail

Une bonne connaissance des 6 types de facteurs de RPS

Aujourd’hui, on sait clairement ce qui génère du stress et du mal-être au travail. Il existe, en effet, des modèles éprouvés qui théorisent les risques psychosociaux. La référence en la matière est celui du « Rapport Gollac », basé sur des modèles développés par Karasek, Sigriest et Hansez, qui définit six grandes catégories de facteurs de risques psychosociaux :

1. L’intensité et le temps de travail : délais serrés, heures supplémentaires, sollicitations le soir ou le week-end… Les conditions de travail qui laissent peu de place au repos et à la récupération conduisent à un sentiment néfaste de surcharge et de forte pression.

2. Les exigences émotionnelles : cela concerne essentiellement les métiers du care (aides-soignants, médecins, assistantes sociales…), du service client ou encore des ressources humaines, qui impliquent un contact direct avec le public et nécessitent de gérer quotidiennement des situations émotionnellement éprouvantes, pouvant entraîner un épuisement mental intense.

3. Le manque d’autonomie :être constamment surveillé et dirigé, sans pouvoir prendre des décisions sur la manière de faire son travail est un facteur de démotivation et de désengagement des salariés, qui génère également du mal-être.

4. Les rapports sociaux dégradés : lorsque le climat de travail est empoisonné par des conflits non résolus, des comportements toxiques ou encore du harcèlement, l’ambiance et les relations interpersonnelles deviennent hostiles, ce qui a évidemment un impact fort sur la santé mentale des équipes.

5. Les conflits de valeur : il arrive que les valeurs personnelles des salariés entrent en contradiction avec les tâches qui leur sont demandées, ou avec la vision de l’entreprise, et cela crée alors une situation de « dissonance cognitive », qui est un état psychologique particulièrement douloureux.

6. L’insécurité de la situation de travail : les travailleurs vivant dans la crainte constante d’un licenciement, d’une restructuration ou d’une instabilité financière gravitent généralement dans un climat d’anxiété et de stress omniprésent.

À chaque facteur de risque, sa mesure ciblée

Une fois tous les ressorts des risques psychosociaux connus, il est nécessaire de prendre des mesures ciblées et de dicter des règles claires pour minimiser chacun de ces facteurs.

1. Former les managers à des méthodologies adaptées

Les managers jouent évidemment un rôle prépondérant dans le bien-être de leurs collaborateurs. Il est donc essentiel de les former pour leur apprendre à donner de la reconnaissance, à éviter le micro-management, à fixer les bons objectifs… Tout ce qui va leur permettre de favoriser le bien-être et l’épanouissement des équipes, en diminuant les facteurs de risques psychosociaux. Bien former ses managers, c’est la garantie de leur transmettre des outils méthodologiques adaptés.

Parmi eux, la pyramide moyens-exigences est un outil permettant aux managers de détecter les éventuelles situations de surmenage dans leurs équipes. Il repose sur le constat que tout projet comporte deux dimensions : les exigences (délai, qualité, impact…) et les moyens à disposition (compétences du collaborateur, budget, équipe…). Aussi, une pyramide à base stable, avec des moyens plus élevés que le niveau d’exigence, crée une performance durable et soutenable. Mais, à contrario, une pyramide inversée, avec des exigences trop élevées face aux moyens mis à disposition, génère du stress et, dans la durée, mène invariablement au burn-out.

Un manager maîtrisant cet outil pourra s’assurer que ses équipes soient continuellement en situation de pyramide à base stable et non en pyramide inversée. Pour ce faire, il pourra notamment :

  • Valider avec son collaborateur la bonne compréhension du niveau d’exigence attendu et ainsi éviter que ce dernier soit dans une situation d’exigence auto-prescrite : c’est le cas, par exemple, d’un collaborateur perfectionniste à qui on demanderait de livrer un projet rapidement « quitte à faire baisser la qualité » et qui déciderait de lui-même de le livrer dans les temps tout en maintenant une qualité totale.
  • Évaluer ensemble ce qui pourrait être fait pour augmenter la base de moyens : formation, augmentation du temps passé avec le manager, recrutement au sein de l’équipe…
  • Voir dans quels cas il faut impérativement faire baisser le niveau d’exigence sous peine de mettre à risque l’équipe.

Il s’agit d’un exemple d’outil parmi d’autres permettant d’aligner la performance avec le bien-être des salariés. Pour devenir les alliés d’une telle philosophie, les managers peuvent également :

  • Réduire le facteur de RPS « manque d’autonomie » : en orchestrant la performance selon la méthodologie OKR et en sachant déléguer
  • Limiter les risques de « conflit de valeurs » : en faisant passer des entretiens d’embauche validant respectueusement le culture fit
  • Diminuer drastiquement le facteur de RPS « rapport sociaux dégradés » : en apprenant à témoigner de la reconnaissance à leurs équipes

2. Construire un cadre qui maximise le bien-être au travail

Au-delà de la formation des managers, le bien-être au travail passe par la mise en place de règles claires et protectrices, en matière de culture, de performance, de rémunération ou encore de trajectoire de carrière.
Le cadre global reconnu comme favorable au bien-être des salariés est :

  • Une gouvernance claire : évitant les demandes contradictoires,
  • Une vision et une mission bien établies : permettant de donner du sens et favorisant l’autonomie,
  • Une équité de traitement des salariés : notamment au travers d’une grille de rémunération transparente et lisible.

Mais certaines structures vont plus loin. C’est le cas notamment de l’assurance santé Alan qui, pour réduire le facteur de RPS
« exigences émotionnelles » de ses équipes de Customer Success, a défini une politique fixant les limites des situations auxquelles les collaborateurs peuvent être exposés, notamment en cas d’hostilité, voire d’agressivité de la part des clients. Dans son livre Healthy Business (StoryLab, 2020), le CEO Jean-Charles Samuelian-Werve explique que, si les clients sont considérés comme la priorité absolue, cela ne signifie pas qu’ils ont toujours raison. « Nous tenons tête aux membres qui ne se comportent pas honnêtement ou convenablement », souligne-t-il.

À leur image, il est temps d’adopter une approche plus systémique et proactive en matière de bien-être au travail. Malgré les avancées de ces dernières années dans la sensibilisation et l’engagement des entreprises, la santé mentale des salariés ne peut et ne doit pas reposer sur leurs épaules.


Article écrit par Alexis Eve et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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