« Tout mener de front, c’est impossible » : quand le dilemme enfant/carrière persiste
02. 7. 2024
7 min.
Être ou ne pas être une « bonne mère », réussir la carrière de ses rêves… En France, même si les choses semblent s’améliorer, les femmes continuent souvent à devoir se poser la question : ma maternité, ou ma carrière ? Rencontres.
« Je pense qu’une bonne maman, c’est une maman heureuse et épanouie. Et pour moi, cet épanouissement passe forcément par un travail qui me plaît. Sauf qu’à un moment, tout mener de front, c’est devenu impossible. » Agathe (1), 34 ans, mère d’un petit garçon de 3 ans avoue avec sincérité.
Agathe, qui a mené des études de droit, et est devenue juriste, a toujours rêvé de monter un projet à elle, en dehors de son métier originel. En 2020, enceinte, elle trouve l’idée parfaite : créer une marque de préparation de gâteaux “do it yourself” en sachets. « J’ai tout créé moi-même de A à Z, du packaging aux recettes… et ensuite, bébé est arrivé », raconte la Strasbourgeoise. « C’était beaucoup de commandes, parfois des préparations à réaliser en quelques jours. Donc, d’un côté, c’était super, mais en même temps, comment allais-je faire? Je faisais tout, toute seule. C’était énormément de travail. »
Après plus d’un an à jongler entre ces deux activités pro, a contre cœur, Agathe a compris qu’elle devait faire un choix si elle tenait à préserver son équilibre familial. La jeune maman a alors décidé de mettre son projet de gâteaux de côté. « Sacrifier des moments importants avec ma famille, avec mon petit garçon, c’était quelque chose que je n’étais pas prête à accepter. »
La responsabilité domestique incombe toujours aux femmes
Combien sont-elles encore, en France, les jeunes mamans forcées de faire un choix - plus ou moins douloureux - entre la carrière rêvée et le bien-être de leur famille ? Malgré l’amélioration de la parité entre les hommes et les femmes, la mission de concilier vie pro - vie perso reste en 2024 beaucoup plus problématique pour les femmes que pour les hommes. Selon une étude menée par la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) et publiée en mars dernier, 31 % des mères n’occupent pas un emploi à temps-plein pour des raisons liées aux enfants (contre 5 % des pères). De plus, selon la même enquête, parmi les couples parents de jeunes enfants, les mères sont sans emploi deux fois plus fréquemment que les pères (28 % contre 13 %).
La différence entre les femmes et les hommes ne se limite pas seulement à leur temps de travail, mais il existe également une grande disparité dans les charges domestiques. Selon une enquête de l’Observatoire des inégalités publiée en 2020, 79,6 % des femmes en 2016 consacraient au moins une heure par jour à la cuisine et aux tâches domestiques, contre seulement 35,6 % des hommes. En outre, selon la même enquête, 45,6 % des femmes ont pris en charge tous les jours des enfants, des personnes âgées ou handicapées, contre 29,4 % des hommes.
Mais même lorsque les tâches domestiques sont réparties aussi équitablement que possible au sein des couples, l’attente selon laquelle les femmes sont les principales responsables des enfants provient également de l’extérieur, comme par exemple de la crèche de l’enfant. « Comme il y a encore beaucoup de stéréotypes chez les professionnels de la petite enfance et les professionnels de santé, il y a une tendance à ne pas accorder une valeur égale au père et à la mère. Cela contribue à maintenir ce déséquilibre dans l’implication père-mère auprès de l’enfant, et donc le déséquilibre au sein des familles » explique Karine Briard, économiste statisticienne et spécialiste des questions d’égalité femmes-hommes chez la Dares.
Un autre lieu où les préjugés persistent : le bureau. Encore trop souvent, les employeurs présument que les salariées femmes ont besoin de s’occuper davantage de leurs enfants, limitant ainsi les opportunités de projets et d’avancements supplémentaires. D’autre part, cela peut les amener à exclure les mères lorsqu’ils offrent des formations en dehors des heures de bureau, par exemple.
C’est un peu ce qu’a vécu Anna, 36 ans, mère de deux jeunes enfants. Il y a encore un an, jusqu’à la naissance de son deuxième fils, elle travaillait dans les Assurances. Mais, en raison de la fatigue causée par la grossesse et le fait de s’occuper de son fils aîné, Anna ne pouvait plus supporter les longs trajets quotidiens pour se rendre au bureau. « On m’a proposé de télétravailler plus et de poser mes mercredis. Mais en fait, en faisant cela, je me suis retrouvée placardisée sur des sujets qui n’étaient pas intéressants. Les sujets intéressants nécessitaient d’être très vite sur place. Au lieu de ça, j’ai travaillé sur des tâches administratives », témoigne-t-elle avec frustration.
Pour Lucille, mariée et mère d’une fille de 3 ans, s’occuper de sa petite fille a conduit à des conflits avec son manager, ce qui l’a finalement amenée à perdre son poste. « Quand j’ai commencé à travailler dans un petit studio de design, j’ai expliqué à mon manager que j’étais maman et que je ne ferais donc pas de soirées ni de week-ends » se souvient-elle. « Il m’a dit qu’il comprenait mais, dès le début, il s’attendait à ce que je travaille après les horaires du bureau et il ne me facilitait pas la tâche si ma fille était malade et que je devais aller la chercher à la crèche… La tension est montée si haut qu’après ma période d’essai, il a décidé que ça ne fonctionnerait pas. » Quelques mois plus tard, elle a décidé de travailler en tant qu’auto-entrepreneuse dans le domaine du consulting en marketing. Lucille explique que le manque de flexibilité lorsqu’elle était salariée lui a posé beaucoup de difficultés. « J’avais l’impression de ne pas m’occuper suffisamment de ma fille parce que j’essayais de donner la priorité constamment à mon travail. En même temps, au travail, il était clairement sous-entendu que je n’étais pas suffisamment investie pour obtenir des postes à responsabilité. Psychologiquement, cela a été très difficile », regrette-t-elle.
« Mon bébé, c’est mon entreprise »
Face à ces difficultés, certaines femmes préfèrent, elles, renoncer à avoir des enfants, afin de se concentrer sur leur carrière. Un choix plutôt rare, et qui charrie son lot de commentaires et de pression sociale. Ainsi, selon un sondage mené en France par OpinionWay en 2021, 73 % des personnes interrogées qui n’ont actuellement pas d’enfants et n’en désirent pas estiment que la société impose aux femmes le désir d’avoir des enfants. De plus, d’après cette même enquête, 66 % des femmes qui ne souhaitent pas avoir d’enfants ont le sentiment que leurs décisions et leur corps ne sont pas respectés.
« Le jour de mes 29 ans, tout le monde m’a harcelée. Pour mon entourage, c’était une défaillance de ne pas vouloir d’enfants, de ne pas en avoir » se souvient Laetitia, 39 ans, qui vit dans les Bouches-du-Rhône. « Alors que mon frère aîné, qui n’a pas non plus d’enfant, n’a jamais reçu de remarques de ce genre ! » souligne-t-elle, légèrement agacée. « Ça continue encore un peu aujourd’hui, mais comme je suis plus à l’aise pour m’expliquer, les gens le comprennent mieux. »
Laetitia en est persuadée : si elle avait des enfants, il lui serait impossible de concilier ses activités professionnelles et extra-professionnelles de manière aussi intense qu’elle le souhaite : « Aujourd’hui, je me lance dans le rachat d’une entreprise dans le secteur manufacturier, qui me passionne. Je prévois beaucoup de déplacements. Mon indépendance est un atout. Pour moi, mon bébé, c’est mon entreprise », partage-t-elle avec détermination. D’ailleurs, pour sa carrière, la presque quarantenaire l’avoue : elle a parfois déjà dû sacrifier sa relation avec sa famille et ses amis. « Je suis vraiment investie dans mon travail, et cela prend beaucoup de temps. Alors si en plus j’avais un enfant, ça aurait signifié pour moi accepter de perdre tout ce que j’ai investi et ne plus être autonome et libre. »
Et puis, il y a celles qui n’ont pas encore tranché la question des enfants, mais sentent déjà qu’elles devront forcément faire un choix entre devenir maman ou mener la carrière et la vie qu’elles idéalisent. C’est le cas de Margaux, 29 ans, qui réside en région parisienne, et rêverait d’un jour créer un fanzine. « C’est un petit projet, mais j’ai quand même envie d’éprouver un sentiment d’accomplissement. Récemment, je me suis dit que si je devais envisager d’avoir un enfant, c’est quelque chose à quoi je devrais renoncer », explique-t-elle. Ce projet représente un risque professionnel et financier pour la jeune femme, et surtout, il nécessite un investissement de temps considérable. « Ça va me demander du temps que j’ai déjà du mal à trouver alors que je ne suis pas maman », affirme-t-elle.
« Ayant toujours été certaine de son désir d’avoir des enfants jusqu’à récemment, c’est quand même assez intense de se dire que je vais peut-être me préparer à envisager un autre chemin, sans enfant », avoue Margaux, avant de conclure : « Je pense que devenir parent procure évidemment une forme d’adrénaline. Mais si je choisis le chemin sans enfants, ce sera une autre forme d’adrénaline pour moi. Ce sera différent et apportera d’autres sensations, et aucune n’est meilleure que l’autre. »
La flexibilité et la personnalisation comme solutions
Malgré les complexités, il semble que la situation en France et en Europe soit moins grave que dans d’autres pays. Selon un sondage d’Ipsos de 2022 réalisé pour la Journée mondiale des droits des femmes, 18 % des interviewés en France estiment qu’avoir une famille pénalise la femme, contre 35 % des interviewés à l’échelle mondiale – une perception beaucoup moins négative en France. Yves Bardon, directeur de la prospective chez Ipsos, explique : « En France et dans d’autres pays européens, nous disposons d’un système dédié à la petite enfance avec des crèches, ainsi que des infrastructures de protection sociale et d’aide sociale qui n’existent pas dans de nombreux autres pays. »
Pour faciliter la vie des mères salariées - et leurs rêves de carrière ! - les entreprises sont sûrement les mieux placées, expose pour sa part Karine Briard de la Dares. « De nombreuses initiatives peuvent être prises par les entreprises pour promouvoir l’égalité, telles que la sensibilisation accrue et le soutien des syndicats pour l’égalité des sexes. Le télétravail, les horaires flexibles et les crèches en entreprise sont également des options. »
Pour Yves Bardon d’Ipsos, la solution réside dans la personnalisation : « Les entreprises peuvent adopter des mécanismes flexibles qui reconnaissent l’évolution des étapes de vie. La situation de vie diffère considérablement entre une jeune femme de 20 ans vivant chez ses parents et une autre, du même âge, récemment devenue mère. » Selon l’expert prospectiviste, cette approche flexible doit intégrer les différentes situations de vie avec leurs implications financières. Il conclut : « La responsabilité revient aux entreprises de savoir comment avancer lorsqu’une femme annonce sa grossesse et **de prendre des mesures pour créer des conditions idéales pour les parents. »*
Aujourd’hui, Agathe, la juriste strasbourgeoise, affirme qu’elle a trouvé un équilibre entre sa vie de mère et de salariée, grâce à la compréhension et à la flexibilité de son employeur. Et elle n’a pas mis totalement ses rêves au placard : « Peut-être que dans quelques années, quand mon fils sera plus grand, je pourrai à nouveau créer ma propre entreprise. Mais cette fois, ce ne sera pas pour les gâteaux, ce sera autre chose », dit-elle en souriant.
(1) Les témoins ont tenu à être anonymisées.
Article écrit par Nitzan Engelberg et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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