Covid-19 : porter un masque au bureau est devenu source de discrimination
22. 10. 2024
7 min.
Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle
On les croise encore parfois, dans les métros bondés ou les couloirs étroits des bureaux : les masques FFP2, artefacts symboles d’un temps révolu pour certains et d’une menace persistante pour d’autres. Femmes et hommes de tout âge, ils continuent de se protéger, eux et leurs proches, d’un virus qui circule encore activement. Mais porter le masque n’est plus une habitude, et en entreprise il est devenu un motif de gêne sociale, d’exclusion, voire de licenciement. Récits de travailleurs “Covid cautious”.
L’an dernier, du haut de ses 23 ans, Éric (1) a obtenu son premier job de Data scientist. Mais très vite, il contracte une première fois le Covid-19 et décide par la suite de s’en protéger en portant un masque. Un accessoire du quotidien qui, il s’en rend compte rapidement, ne passe pas auprès de son supérieur : « Selon lui, ça allait empêcher mon intégration et favoriser mon isolement, parce qu’on ne voyait plus mon visage. » Sentant que son masque gêne ses collègues, Éric redouble d’efforts pour éviter d’être ostracisé. Mais cela ne suffit pas, et en début d’année, la situation se dégrade. Ignoré par ses collègues, ses performances sont remises en question par son patron qui décide alors de rompre sa période d’essai. « J’ai trouvé ça injuste », témoigne le vingtenaire, pour qui son ancienne entreprise a clairement pris en grippe le fait qu’il couvre son visage d’un masque. « J’ai proposé des solutions, comme investir à mes frais dans un purificateur d’air, mais ça a été refusé », regrette Éric.
Le SARS-CoV-2 n’a jamais disparu et circule toujours activement en France. Pour Éric et d’autres travailleurs, vulnérables ou encore en bonne santé, porter un masque FFP2 n’est donc pas une option face à un virus qui se transmet par aérosols, circulant et stagnant à la manière de la fumée de cigarette. Mais depuis la fin de l’obligation du port du masque en mars 2022, celui-ci est tombé aux oubliettes. À titre d’exemple, seuls 13 % des 18 ans et plus interrogés récemment par Santé Publique France ont déclaré porter systématiquement un masque en cas de symptômes, en présence de personnes fragiles ou dans les lieux très fréquentés. Aujourd’hui, la présence de ce petit objet en entreprise représente pour certains une originalité, voire une anomalie, suscitant des brimades, et parfois, une hostilité qui pousse des travailleurs vers la sortie.
Des travailleurs incités à faire tomber le masque
Auparavant responsable communication et marketing dans un groupe d’EHPAD privé, Évelyne (1) a perdu son emploi après plusieurs absences dues au Covid-19. « On a considéré que je portais préjudice à l’équilibre de la société », lance-t-elle avec amertume. Cependant, elle estime que ses multiples contaminations ne sont pas dues au hasard, mais bien au fait que son établissement n’encourageait pas le port du masque pour ses propres employés. « Dans mon métier où tout passe par l’image, le masque est un “red flag”, même pour le personnel soignant en EHPAD. Pour certains, cela signifie forcément être malade et “un nid à emmerdes” », assure-t-elle.
Aujourd’hui, à l’approche de la cinquantaine, Évelyne est demandeuse d’emploi et tente de faire reconnaître son Covid long malgré l’errance médicale qui entoure la prise en charge de la maladie. « Je n’ai pas de RQTH (reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, ndlr.), et donc pas la possibilité de passer par Cap Emploi pour avoir des aménagements », déplore la senior inquiète pour son avenir. À la recherche d’un emploi, elle s’est tournée vers France Travail. Lors d’un rendez-vous avec son conseiller, son masque n’est à nouveau pas passé inaperçu. « Il m’a dit que si je voulais “me vendre”, je devais “faire un effort” sur moi, c’est-à-dire le retirer », relate-t-elle. « En entretien d’embauche, on m’a déjà demandé de l’enlever pour prouver que j’étais capable de m’intégrer dans une entreprise. »
D’un point de vue juridique, il n’est pas possible de sanctionner le port du masque, sauf exception. « Sauf à ce qu’un règlement intérieur demande à découvrir le visage, face à la clientèle par exemple, un employeur aurait du mal à s’y opposer », analyse Léa Gonzalez, juriste spécialisée en droit du travail. Sans clause spécifique, la sanction constituerait « une discrimination sur l’état de santé ». D’autant plus que le règlement intérieur n’est pas immuable. « Sa validité peut éventuellement être contestée, en avançant une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles », précise-t-elle.
En ce qui concerne l’entretien, un recruteur peut uniquement demander au candidat s’il est d’accord pour le retirer. « Si vous refusez et que vous n’êtes pas pris, vous êtes légitimement en droit de vous demander si c’est lié à ce refus », note Léa Gonzalez. Si cela pourrait être considéré comme discriminatoire devant un juge, il y a un hic : « Il faut pouvoir démontrer que c’est le masque qui vous a fait perdre une opportunité. » En cas de doute, il est possible de se tourner vers la plateforme AntiDiscrimination gérée par le Défenseur des Droits pour demander conseil à des juristes.
Une entreprise de déni aux effets délétères
Arthur (1), consultant sur les sujets écologiques dans un cabinet de conseil, est en arrêt maladie depuis plusieurs mois à cause d’un syndrome anxio-dépressif qu’il lie aux conflits rencontrés sur son lieu de travail. Sensibilisé aux conséquences du Covid sur la santé, le quadragénaire portait le masque au quotidien pour se protéger. « Mon patron avait peur que le masque affecte l’activité du cabinet », explique-t-il. Constatant que les interventions organisées par son cabinet étaient particulièrement à risque en pleine vague épidémique, le consultant avait même pris l’initiative de sensibiliser ses collègues. « Mon patron a estimé que le sujet prenait trop de place, même après qu’il y ait eu un cluster au cabinet », souligne-t-il. « Un jour, j’ai finalement demandé à être remplacé sur un gros événement où rien n’était prévu pour réduire les risques face au Covid. Il m’a engueulé et a dit que je devais voir un médecin pour déterminer si j’étais apte à travailler. » Lors de son entretien annuel en début d’année, son employeur estime que ses revendications sur les conditions de travail perturbent l’activité de l’entreprise, déclare qu’il ne se projette pas avec lui dans le futur, et décide de le reléguer aux interventions en distanciel. « C’était une solution, mais pas celle que je souhaitais. Le fait de ne pas avoir eu son soutien, notamment auprès de nos clients, a dégradé mes conditions de travail, générant de plus en plus d’anxiété chez moi », se désole Arthur.
Quant à Agathe (1), attachée territoriale d’une quarantaine d’années, elle vit avec un proche immunodéprimé. Après une période de télétravail en 2022, elle revient en présentiel début 2023 et obtient avec soulagement des aménagements spécifiques grâce à la médecine du travail : bureau individuel, réunions en distanciel, ou encore port du masque recommandé à son voisinage. « Ça n’a pas plu à ma hiérarchie et certains collègues ne m’ont plus adressé la parole, estimant que j’avais eu droit à un traitement de faveur », explique-t-elle. À l’automne 2023, le médecin du travail est remplacé. « La nouvelle docteure s’est ouvertement affichée comme covidosceptique et contre le port du masque », s’indigne Agathe. « Quand j’ai dû la rencontrer, elle a voulu retirer mes aménagements et a ordonné une expertise psychiatrique à mon encontre, sans que j’en connaisse la raison. » Révoltée par la situation, à bout, elle fait appel à un syndicat et contacte son médecin traitant qui lui prescrit un arrêt de travail. Après celui-ci, et alors que Agathe est en congés, sa supérieure ordonne une sanction vis-à-vis de ses performances et engage une rupture conventionnelle. « Je ne voulais pas rompre avec le statut de la fonction publique. Aidée par un syndicat, j’ai déposé un dossier au tribunal administratif en recours de plein contentieux pour reconnaître des faits de discrimination et de harcèlement », conclut-elle avec détermination.
Nombreux sont celles et ceux qui ne veulent plus entendre parler du Covid-19 ou qui minimisent ses effets sur la santé, à tort ou à raison. « Un employeur m’a dit qu’il valait mieux attraper le Covid pour renforcer notre immunité que de porter un masque », rapporte Évelyne. « Mon patron était sur le mode du “vivre avec”. Pour lui, le Covid n’était qu’un rhume », renchérit Éric. Des discours en partie favorisés par une gestion chaotique de la crise sanitaire : des positions parfois irresponsables de la part du Président Macron lui-même, des consignes plus que confuses autour du port du masque et une stratégie gouvernementale du « vivre avec » qualifiée de « série d’échecs » par l’épidémiologiste Antoine Flahault.
Entre injonctions contradictoires, déni et théories du complot, l’idée qu’il serait inutile de se protéger du Covid-19 aura infusé dans plusieurs strates de la société, notamment en milieu professionnel, et y compris à l’étranger où des travailleurs encore alertes se retrouvent harcelés, voire menacés de licenciement.
Travailleurs exposés d’aujourd’hui, vulnérables de demain ?
Alors que le Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires (Covars) continue de décrire le Covid-19 comme un « gros rhume […] qui reste sans gravité », Ziyad Al-Aly, épidémiologiste étasunien renommé et spécialisé dans le Covid long estime que le banaliser comme tel reste « un voeu pieux qui n’est pas conforme aux preuves scientifiques ». Les associations Act Up Paris et Winslow Santé Publique insistent sur le fait que le Covid-19 est « une maladie vasculaire systémique », chaque réinfection augmentant le risque de développer un Covid long, une condition qui concerne environ 10 à 20% des personnes infectées selon l’OMS. Ainsi, même des personnes en bonne santé sont potentiellement à risque de devenir vulnérables.
Dans ce contexte, et alors que la majorité des syndicats se sont détournés du sujet, avec quelques exceptions comme Solidaires Informatique et le STJV, l’absence de mesures sanitaires inquiète certains. « Sur le site même de l’Assurance maladie, on peut lire qu’il n’est plus obligatoire de s’isoler. Il faut donc retourner au travail tout en évitant les personnes fragiles. Mais comment savoir qui est fragile ?, s’interroge Solenn, cofondatrice de Winslow Santé Publique. Le Covid risque d’enlever des droits sociaux aux travailleurs en pointant du doigt le trou de la Sécu alors que rien n’est fait sur la qualité de l’air. » Dans sa chronique Journal d’un système de santé en crise pour Libération, le médecin et écrivain Christian Lehmann est revenu sur l’augmentation des arrêts maladie, expliquant que « le logiciel patronal n’a toujours pas intégré la variable “Sars-CoV-2” ». « Les politiques à gauche pointent à raison les conditions de travail détériorées des travailleurs mais sont loin d’avoir pris conscience du problème de santé publique que représente le Covid », souligne quant à lui Benjamin, membre de Winslow Santé Publique.
Malgré la précarité de leurs conditions de vie, certains travailleurs “Covid cautious” essayent de garder espoir en se tournant vers les réseaux de solidarité, aussi bien sur des sites communautaires qu’auprès d’associations. « Trouver des gens qui ont vécu des situations similaires à la mienne m’a aidé à avancer, notamment au sein du syndicat Solidaires Informatique qui m’a aidé à résoudre des situations conflictuelles avec mon employeur », confie Arthur. « J’ai aussi pu trouver une médecin traitant informée sur les risques liés au Covid grâce à Winslow. Ça ne l’a pas étonnée que mon masque ne soit pas socialement accepté au travail en 2024. »
(1) Les prénoms des témoins ont été modifiés pour préserver leur anonymat.
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