« Quand une mauvaise surprise arrive, soit elle vous plombe, soit vous l'affrontez »

Le chef Alexandre Gauthier est âgé de 23 ans lorsqu’il rentre du sud de la France pour prêter main forte à son père, restaurateur. Deux ans plus tard, il reprend La Grenouillère et hisse l’établissement familial jusqu’aux deux étoiles. Il développe alors un ancrage fort avec sa région du Pas-de-Calais et l’intègre pleinement dans l’identité de sa cuisine. Décidé à restaurer l’image de sa région, il en valorise la richesse tant par les produits qu’il utilise que par son lien à l’art. Loin de se laisser abattre par la crue qui a frappé son restaurant fin 2023, il décide de partager et renforcer l’ADN de La Grenouillère en posant ses casseroles à Paris le temps d’un « hors les murs » au printemps 2024. L’équipe trouve sa maison temporaire en un garage désaffecté du VIIIe arrondissement, séduite par la dimension « friche » chère au cœur d’Alexandre Gauthier.

Pouvez-vous remonter le temps et me raconter la reprise du restaurant familial ?

Comme la plupart de ceux qui grandissent dans une campagne, j’ai eu envie de me barrer de la région sans jamais revenir. Mais quand votre père vous demande un coup de main, on ne lui dit pas non. Finalement, en 2003, je suis revenu dans le Pas-de-Calais et je ne suis pas reparti : je me suis engagé. J’ai eu un regard plus adulte sur l’endroit où j’avais grandi et j’ai vu qu’il y avait plein de choses à faire sur ce territoire. Pour moi, il n’avait pas été suffisamment défriché. Il y a des endroits qui valent la peine de se donner un peu de mal ! Il faut changer d’angle pour voir et comprendre tout le potentiel.

Vous entretenez un lien très fort avec l’art. C’est cette appétence qui vous a aidé à ajouter votre touche et à vous approprier rapidement le restaurant ?

J’ai d’abord pris des cours de cuisine : c’était le deal avec papa. Puis en 2011, j’ai transformé le restaurant avec Patrick Bouchain, un immense architecte qui a 30 ans de plus que moi. Cela m’a montré que la discussion intergénérationnelle était faisable, et surtout souhaitable pour avancer ! Ce lien était important car chez moi, sur la Côte d’Opale, on se sent culturellement un peu à l’écart. On a l’impression qu’il se passe moins de choses, mais c’est faux. Il se passe moins de choses si on décide de ne pas être acteur. Moi, j’ai besoin de l’art pour me nourrir, pour me booster. J’aime être celui qui défriche, qui prend un chemin qui n’a jamais été emprunté : c’est l’état d’esprit qui me permet d’être novateur dans ma cuisine.

« Je devrais tout faire pour plaire aux clients, pourtant ce n’est pas ce qui me guide. Je cherche plutôt à les bousculer. » - Alexandre Gauthier, chef étoilé.

Comment amène-t-on de la nouveauté dans un milieu aussi ancestral que celui de la cuisine ?

En acceptant de déplaire. Pour ma part, je suis chef-propriétaire : je suis chez moi, je ne travaille pour personne d’autre que pour moi. Mais même en étant cuisinier, je reste un commerçant. Je devrais donc tout faire pour plaire aux clients, pourtant ce n’est pas ce qui me guide. Je cherche plutôt à les bousculer. Je ne suis jamais dans une démarche commerciale car je cherche à assumer ma singularité et mes envies personnelles.

À l’image de l’inondation qui vous touche, dans un business, beaucoup de problématiques sont impossibles à anticiper. Pensez-vous que l’on puisse se préparer à l’avenir dans le milieu de la restauration ?

Mon restaurant a été inondé, c’était imprévisible, donc je ne vais pas dire oui ! Les surprises arrivent, mais ça ce n’est pas la restauration, c’est la vie. Et dans ce cas, il y a deux solutions : soit elles vous plombent, soit vous les affrontez et vous en tirez des leçons.

Comment réussit-on à rebondir après une telle « crise » ?

On y arrive parce qu’il y a trop de gens qui comptent sur soi ! Je porte une responsabilité vis-à-vis des autres. Il y a des engagements bancaires, mais surtout humains : l’équipe, c’est mon trésor. J’ai aussi une responsabilité d’un point de vue territorial car je suis un acteur économique local. Aujourd’hui, la Grenouillère est fermée et les 35 % de mon chiffre d’affaires qui étaient consacrés à la matière première ne le sont plus. Les maraîchers ne me vendent plus leurs légumes, les poissonniers ne me vendent plus leurs pêches, les éleveurs pareil… Tout est en stand-by. Ces fournisseurs sont forcés d’attendre alors que pour certains, la Grenouillère représente 50 % de leurs revenus. Je leur dois de rebondir et ça me motive ! On peut être lâche sur d’autres sujets, mais pas là-dessus.

Concernant votre équipe, comment avez-vous fait pour garder leur motivation intacte ?

Je manage mon équipe en considérant qu’elle « habite » la maison qu’est la Grenouillère. J’en suis le leader, mais chacun a sa responsabilité et construit le moment présent avec moi. Quand l’inondation est arrivée, mon réflexe a été de dire : « On va faire un événement à Paris, on se débrouille ! ». On a très vite cherché un endroit qui nous ressemble pour mettre en place ce « hors les murs ». On a transformé cette mésaventure en un moment dont les équipes se souviendront toute leur vie. Ils ne pourront peut-être même jamais renouveler ce genre d’expérience.

« Cette crise nous fait aller plus loin dans notre travail : elle nous aide à garder le mouvement dans la création culinaire, à exprimer ce que nous sommes pleinement et à le faire savoir. » - Alexandre Gauthier, chef étoilé.

Le but était donc d’introduire l’ADN de la Grenouillère dans ce « hors les murs »…

Totalement ! On a emmené tout notre mobilier et notre vaisselle. Et j’ai surtout entraîné dans cette épopée un ami et immense metteur en scène : Julien Gosselin. Ensemble, on a fait transparaître l’identité de la Grenouillère au sein de cette friche. Un endroit comme celui-là, qui est témoin du passé, on peut le réhabiliter sans passer par la destruction. La philosophie de la Grenouillère, c’est justement l’exploration du territoire avec un œil nouveau. On a déjà la chance de cuisiner partout dans le monde, mais pouvoir venir ici avec notre identité, nos choix en matière d’art de la table, cela montre que cette philosophie est pertinente.

En quoi cet imprévu a-t-il challengé vos objectifs ?

Il a obligé à faire un stop, donc une mise au point : « Où en est-on ? Comment aller de l’avant ? ». On a eu cette réflexion sur le lieu, sur le bâtiment, sur nos envies et sur la cuisine. Cela nous a permis de redéfinir clairement l’identité de la maison. On sait maintenant que l’on va mettre en route des chantiers, mais aussi se donner de nouveaux objectifs comme démarrer le tome III de nos livres. Cette crise nous fait aller plus loin dans notre travail : elle nous aide à garder le mouvement dans la création culinaire, à exprimer ce que nous sommes pleinement et à le faire savoir.

« Cette inondation, je veux qu’on la ringardise et que ce ne soit plus un sujet. » - Alexandre Gauthier, chef étoilé.

Vous souhaitez sortir de cette image de sinistré. C’est aussi cette volonté qui vous a aidé ?

Les gens sont adorables et débordent d’empathie. Mais je préfère que l’on me demande comment s’est passé mon « hors les murs » à Paris, plutôt que la date de réouverture de la Grenouillière. Cette inondation, je veux qu’on la ringardise et que ce ne soit plus un sujet. Même en interne, il s’agit de faire en sorte que mon équipe parle de la façon dont on a rebondi et plus de cet événement. Nous traversons une période de reconstruction préalable à celle du restaurant, qui rouvrira fin juin. Après 20 ans passés à la Grenouillère, il s’agira de fêter non pas cet anniversaire, mais un nouveau départ.

Article écrit par Alix Mardon, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ