« La valeur travail, qui nous pousse à produire toujours plus, c’est une arnaque ! »
17. 6. 2024
6 min.
Journaliste indépendante
Après un essai grinçant sur l’art de la « successologie », l’écrivaine et lauréate du prix Goncourt Lydie Salvayre fait, dans « Depuis toujours nous aimons les dimanches » (éd. du Seuil) un formidable éloge de la paresse. Et nous invite à questionner notre rapport au temps, au travail, et au bonheur - ou non - qui en découle.
Il y a un an, vous écriviez un essai humoristique qui apprenait à ses lecteurs à réussir, notamment en écrasant les autres. Aujourd’hui, vous revenez avec ce nouveau texte, « Depuis toujours nous aimons les dimanches », qui incite son lecteur à travailler moins, mieux, pour profiter de l’existence. Que s’est-il passé?
Comme tout le monde, j’ai été témoin des conséquences de la crise du Covid. Après le confinement, beaucoup de mes proches - mais pas que -, ont été poussés à réfléchir sur leurs modes de vie et particulièrement sur leur rapport au travail. Collectivement, nous avons réalisé que cette activité mange notre temps de vie sans pour autant nous rendre heureux. Pas plus tard qu’hier, j’intervenais dans un lycée et les adolescents que j’ai rencontrés remettent en cause le travail tel que leurs parents le vivent. Après avoir pastiché la réussite dans le monde littéraire, je voulais me pencher sur cette question du travail et réhabiliter cette notion défendue depuis toujours par les poètes : la paresse.
Vous n’êtes pas la seule. La paresse est devenue comme une zone à défendre, avec d’autres auteurs comme Hadrien Klent qui en font l’éloge face à un monde qui s’accélère. Est-ce le rôle de la littérature de défendre ce bastion de paix qu’est la paresse ?
La littérature a plein de rôles et oui la défense de la paresse en fait partie. Des dizaines d’intellectuels l’ont défendue et ont remis en question le travail qui vous use, qui vous diminue, qui vous amoindrit. Par exemple, Guy Debord a repris la citation de Rimbaud et écrit sur un mur de la rue de Seine « Ne travaillez jamais »… À l’époque, nous, les jeunes de la génération post-mai 68, ça nous avait beaucoup interrogés.
Dans ce nouveau livre, vous vous appliquez à réhabiliter la paresse, qui serait « un art ». Quelles vertus lui prêtez-vous ?
Elle en a beaucoup ! La paresse, c’est toutes les activités qui n’ont pas pour but le profit, le fric, la vitesse, le rendement. Elle est très féconde, elle permet la pensée ! Il y a ces anecdotes que je cite sur Newton et Archimède : l’un paresse sous un pommier et reçoit une pomme sur la tête, l’incident lui inspire le principe de gravitation. L’autre prend son bain, sent une pression sur ses jambes et en déduit le principe de gravité. Ces exemples sont des légendes, mais ils illustrent les bienfaits de la paresse pour la pensée. Quand la pensée est mobilisée pour le travail et qu’elle n’a que ce but, on est soustrait à la rêverie, au désir… On se prive en fait de beaucoup de choses.
« Ces derniers temps, de nombreux chercheurs nous alertent sur les dangers du « mal travail » (…) leurs cris d’alarme se heurtent à la surdité de ceux qui nous gouvernent et nous rabâchent cette histoire de la “valeur travail” à l’infini. » - Lydie Salvayre, auteure de « Depuis toujours nous aimons les dimanches ».
Vous réfléchissez justement sur la notion moderne de travail. Pensez-vous que la paresse soit menacée par celui-ci ?
Je pense qu’on peut dire qu’elle l’est, indirectement. Ces derniers temps, de nombreux chercheurs nous alertent sur les dangers du « mal travail ». Mais voyez-vous, leurs cris d’alarme se heurtent à la surdité de ceux qui nous gouvernent et nous rabâchent cette histoire de la “valeur travail” à l’infini, comme s’ils étaient sourds ou indifférents à ce que les sciences sociales ne cessent de nous dire.
Vous dénoncez la supercherie de cette « valeur travail ». Que pensez-vous de cette expression ?
C’est une arnaque ! Si l’on creuse un peu, on s’aperçoit que la valeur travail est historiquement datée. Depuis le milieu du 18e siècle, l’idée que le travail est à la fois un devoir moral et une obligation sociale est prônée par une minorité - souvent la bourgeoisie, qui profite du « travail des autres ». C’est ce que dénonçait Paul Lafargue, l’auteur du Droit à la paresse. Il disait que ce travail bénéficie aux grands patrons, mais jamais aux ouvriers. Aujourd’hui, nous avons tous intégré cette valeur inventée par ceux que j’appelle « les apologistes du travail des autres ». Ils sont parvenus à nous l’inculquer. Cette notion s’est tellement incrustée en chacun de nous qu’on n’est plus capable de la repenser.
« Mon père était ouvrier maçon (…). Lorsqu’il rentrait le soir, il arrivait à la maison fourbu de fatigue. Personne au monde ne pourra me faire croire que le travail l’a émancipé et rendu heureux. Ce n’est pas vrai ! C’est vrai seulement pour quelques privilégiés, dont je fais partie » - Lydie Salvayre, auteure de « Depuis toujours nous aimons les dimanches ».
Parler du labeur comme d’une valeur, est-ce une manière de nier l’existence de la pénibilité au travail ?
On dirait bien, puisque tous les gens qui se plaignent de la pénibilité au travail ne sont pas entendus. Mon père était ouvrier maçon, il devait trimballer des choses lourdes toute la journée. Lorsqu’il rentrait le soir, il arrivait à la maison fourbu de fatigue. Personne au monde ne pourra me faire croire que le travail l’a émancipé et rendu heureux. Ce n’est pas vrai ! C’est vrai seulement pour quelques privilégiés, dont je fais partie.
Vous affirmez qu’aujourd’hui, le travail s’est « renversé ». Que voulez-vous dire ?
Avant, on travaillait pour satisfaire des besoins. Depuis la révolution industrielle, on travaille dans le but de produire des besoins. Tout est fait pour nous faire consommer plus. C’est ce renversement que je dénonce : nous ne travaillons plus pour satisfaire des besoins, mais pour en produire toujours plus et plus.
Depuis la crise du Covid, vous observez que beaucoup de gens peinent à trouver du sens dans leur travail, tandis que les gens qui nous gouvernent nous incitent à travailler de plus en plus. Vous dites avoir l’impression d’assister à une sorte de « syndrôme de Bartleby », que voulez-vous dire ?
C’est un personnage du roman de Melville, que j’adore. Il travaille dans un office notarial, on lui demande d’accomplir une tâche et il dit cette phrase restée célèbre : « Je préfèrerais ne pas ». Avec ces quelques mots il remet en cause, de manière très douce, cette obligation que nous avons de travailler. Beaucoup de philosophes se sont emparés de cette petite citation pour dire leur résistance à ce qui aujourd’hui nous paraît normal : le fait de travailler. Au moment de la crise du Covid, plein de gens ont dit « je préfèrerais ne pas » aller au bureau. Ils disent aujourd’hui qu’ils préféreraient travailler moins, avoir la semaine de quatre jours… Il y a eu une sorte de contagion de ce : « je préfèrerais faire autrement que je ne fais, afin de mieux vivre », et jouir du simple plaisir d’être, de vivre.
J’ajouterais que ce qui est absurde, c’est qu’une certaine partie de la population est au chômage, en souffre, se sent discréditée, tandis qu’une autre travaille trop alors qu’elle préfèrerait ralentir.
« Aujourd’hui, l’organisation du travail est décidée par des managers depuis des bureaux chauffés dans une tour du 20e étage, qui balancent des mots d’ordre à des travailleurs sans les consulter, alors qu’eux savent mieux que personne ce qui rend le travail plus humain, plus heureux, plus créatif.» - Lydie Salvayre, auteure de « Depuis toujours nous aimons les dimanches ».
Pour revenir sur la paresse, vous nous dites qu’elle pourrait selon vous permettre de lutter contre le capitalisme. Pourtant, on imagine difficilement la paresse régler un problème politique…
C’est sûr que l’on ne peut pas changer le monde d’un coup de baguette magique. En fait, je vois la paresse comme une sorte de philosophie : être paresseux, c’est remettre en question ce dogme du “tout travail” et cette idée qu’il est la seule chose à faire sens dans nos vies. Une fois que l’on a semé cette première graine de réflexion, on peut commencer à discuter de ses conditions de travail : c’est de là que viendront les vrais changements et, peut-être, la défaite du capitalisme.
Que faudrait-il changer à nos conditions de travail actuel, si l’on voulait vraiment faire bouger les lignes ?
Il faudrait que les gens qui travaillent aient le droit à la délibération, le droit de réfléchir à leurs conditions de travail. Aujourd’hui, l’organisation du travail est décidée par des managers depuis des bureaux chauffés dans une tour du 20e étage, qui balancent des mots d’ordre à des travailleurs sans les consulter, alors qu’eux savent mieux que personne ce qui rend le travail plus humain, plus heureux, plus créatif. Je ne l’ai pas écrit dans mon livre, mais la philosophe Simone Weil a fait cette démarche rarissime de s’embaucher dans une usine pour vivre dans son corps et son âme le travail. Elle montre bien que ceux qui décident du travail ne l’ont pas éprouvé dans leur corps et leur âme, qu’ils sont en fait dans une situation semblable à la mienne : très confortable.
Pensez-vous qu’il soit nécessaire, en France, de porter un contre-discours ? Qui viendrait s’opposer aux éloges systématiques du travail ?
Les chercheurs ne font que ça, mais leurs travaux restent lettre morte… C’est désolant. Pourtant, il faudrait re questionner cette notion de travail. Je ne dis pas qu’il faut s’arrêter de travailler, loin de là. Simplement, faire la différence entre le « travail corvée » (celui qui n’a pas d’utilité) et le « travail patience » (grâce auquel nous satisfaisons nos besoins), pour reprendre des concepts inventés par Nietzsche. On pourrait aussi décider collectivement de travailler de manière plus raisonnable : repenser les conditions de travail, le management, faire en sorte qu’il soit moins vertical et soit l’objet de délibération avec ceux qui sont soumis, imaginer un autre partage.
Article écrit par Emma Poesy et edité par Clémence Lesacq - Photo Jean-Pierre-Loubat pour WTTJ
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