« Mi-salarié acharné mi-parent dévoué » : la double vie en garde alternée
May 07, 2024
5 mins
Les parents séparés en garde alternée, le plus souvent sous le modèle « d’une semaine sur deux », mènent une sorte de double vie. Entre vie de famille à réinventer et compensation professionnelle, pour eux, pas question d’être un demi-salarié ou pire, la moitié d’un parent. Ils racontent ce rythme à deux vitesses.
« Instaurer une semaine différenciée pour les parents divorcés ». Datant du 27 mars dernier, cette proposition n’est autre que celle du Premier Ministre, Gabriel Attal, prononcée à l’occasion d’un séminaire gouvernemental consacré au travail. Une initiative pour permettre aux fonctionnaires séparés, de bénéficier d’une modulation de leur semaine professionnelle : 4 jours travaillés les semaines où ils ont la charge de leurs enfants contre 5 les semaines « sans ». Un avant-projet qui met en lumière les contraintes qui pèsent sur de nombreux salariés du public comme du privé. D’après l’Insee, c’est plus d’un enfant sur dix (chiffres 2020) qui vit en résidence alternée, soit 12% des enfants en France, un chiffre qui grimpe à 15% passés les dix ans des chérubins. Un mode de garde par ailleurs répandu chez les cadres avec des familles où le taux d’emploi des mères équivaut à celui des pères (89% contre 92%), bien qu’elles soient quatre fois plus souvent à temps partiel que ces messieurs, même dans ce contexte de garde alternée.
Et c’est ainsi que de leurs propres aveux, ces salariés parents vivent à deux vitesses, avec des semaines où ils se consacrent davantage à leurs enfants puis, à l’inverse, d’autres où ils se (sur)investissent au travail avec pour ambition de donner le meilleur d’eux-mêmes sur les deux tableaux.
Une organisation aux petits oignons
« Divorcée depuis quatre ans, j’ai mes deux garçons de huit et quatre ans une semaine sur deux en alternance avec le papa », raconte Caroline (1). À 37 ans, elle a enfin trouvé un équilibre après avoir testé plusieurs modes de garde : un jour sur deux, puis dix jours pour elle, un long weekend pour lui. Actuellement cadre dans la communication pour un grand groupe énergétique, elle peut endosser les nombreuses responsabilités inhérentes à son poste, en adaptant sa charge de travail en fonction des semaines. « J’ai la chance d’avoir une grande autonomie dans mon travail, ce qui me permet par exemple de caler mes déplacements les semaines où je suis libre, et de faire des horaires de bureau “classiques” les semaines où j’ai les garçons pour aller les récupérer tôt après l’école et me consacrer à eux pleinement. » Une organisation qu’elle a instaurée en toute transparence avec sa direction, qui l’a soutenu dès le début. « Dans mon métier, il est possible d’être appelé au milieu de la nuit pour gérer une situation de communication de crise : j’ai prévenu tout de suite que ce serait impossible les semaines de garde. Heureusement, ma collègue de bureau a des enfants plus grands et se montre souple pour être là en back up si besoin. »
Même son de cloche pour d’Alceste (1), qui, pour s’assurer que la garde alternée n’interfère pas dans son travail, a lui aussi joué la carte de la transparence au moment de se prise de poste : « Dès l’entretien d’embauche, j’ai été très clair : quand j’ai mes enfants c’est ma priorité et c’est non négociable. En contrepartie, je ne compte pas mes heures les jours où je ne les ai pas. » Un rythme qui s’alterne plus rapidement pour lui, puisque ce manager dans l’IT et son ex épouse ont opté pour un mode de garde « en deux deux cinq cinq », son explication de texte : « les enfants sont tous les lundis et mardis chez leur mère, moi je les ai tous les mercredis et jeudis, et une semaine sur deux on les a en plus : vendredi, samedi et dimanche. » Un planning qui leur convenait tant que les enfants étaient petits car cela évitait les coupures trop longues… mais aujourd’hui Alceste préférerait basculer sur le mode “standard” d’une semaine sur deux, afin d’économiser aux enfants (et aux parents), des allers-retours entre les deux maisons. En attendant, le bientôt quadragénaire, assume complètement de travailler à deux vitesses : « Lundi et mardi, je suis à fond, je termine souvent à 20h. Je cale le plus de rdv possible, j’avance au max sur ma production. En revanche, les autres jours, quoiqu’il se passe, je débauche à 17h30 pour récupérer mes enfants à l’école ou chez mon ex, et rien ne peut me faire déroger à cette règle. » Un impondérable très bien accepté par l’équipe qu’il manage : quatre personnes et autant de papas, avec qui il peut aisément partager ses contraintes. Un soutien de l’environnement professionnel dont bénéficie également Vanida, commerciale, séparée du père de son fils depuis ses six mois : « Une semaine je me noie dans le travail pour faire mon chiffre, et la suivante je suis beaucoup en télétravail avec des journées courtes pour m’occuper de Louis. Un fonctionnement un brin “schizophrène” car au-delà des horaires qui changent, je suis différente selon les semaines : je remplace les tailleurs par des pantalons larges, je troque les petits pois carottes pour une planche de fromages accompagnée d’un verre de vin quand je suis seule etc. » De quoi l’inciter à s’auto-qualifier d’agent double : « mi professionnelle acharnée - mi mère dévouée ».
Pour le meilleur et pour le pire
D’après nos témoins, le succès de la garde alternée repose sur trois piliers : l’investissement des deux parents dans la démarche, le soutien de l’environnement professionnel (on l’a vu), et une organisation carrée, à grands renforts d’outils partagés comme un Google Calendar comprenant les dates des gardes, les rdv chez le médecin, les activités extrascolaires, et les invitations aux goûters d’anniversaire, ou encore un tableau Excel où chacun peut annoter le contenu du cartable et du sac de transition afin d’éviter de se retrouver le jour de piscine sans slip de bain. Une fois rôdé, ce schéma a l’avantage d’offrir un peu de temps libre à des cadres qui en manquent cruellement. Alceste par exemple peut désormais faire du sport, vivre pleinement sa nouvelle idylle… Mieux, il peut se consacrer à 100 % aux enfants quand il les a, privilégiant du temps de qualité avec eux. Sans jamais connaître de frustrations ? « Bien sûr, les règles drastiques que m’imposent ce fonctionnement me font louper des afterworks. Mais je ne le vis pas mal, je sais où est ma priorité, en l’occurrence mes enfants. » Un renoncement plus difficile pour Caroline, qui n’hésite pas à « engueuler » ses collègues qui oublient les contraintes de son agenda : « gare à celui qui organise un verre le jeudi soir où j’ai mes enfants ! », ironise celle qui donne également la priorité à ses têtes blondes.
L’occasion de pointer un autre pendant négatif inhérent à cette « double-vie » : le fait d’en faire trop, les semaines où on est seuls : « Le risque c’est l’effet seringue : tu veux tout faire rentrer dans la même semaine. Une fois je me suis retrouvée une journée à Nantes, le soir à Bordeaux à boire des coups avec des collègues pour me lever le lendemain à 5H du mat pour assurer un autre déplacement à Toulouse… j’ai fini sur les rotules le samedi au moment de récupérer mes enfants. Très mauvais calcul. » Pour éviter l’épuisement, elle essaie désormais d’être davantage vigilante en ne chargeant pas trop la barque quand elle est sans enfants. Une chose que peine à faire Vanida, qui reconnaît que sans son garde-fou, son fils, elle a tendance à basculer dans l’excès : « Je vis mes semaines de célibat à fond la caisse : je bosse beaucoup mais je sors aussi énormément, je rencontre des gens… À la fois c’est une bonne soupape de décompression pour assurer mon rôle de mère et en même temps, je me demande si c’est sérieux de fonctionner ainsi sur le long terme. » La commerciale espère surtout vivre un nouvel amour qui la stablilisera et pourquoi pas, reformer un foyer et avoir un nouvel enfant. Pourtant, ses amies, en couple l’envient presque : « Preuve que les temps changent, je fais étonnamment des jalouses dans mon entourage. Des collègues maman me disent :“oh la chance, t’as pas besoin de regarder ta montre pour quitter le bureau”, ou “moi à ta place, je me mettrai à l’escalade, j’irai tester tel resto”. Bien sûr elles ne voient que le côté positif : celui d’avoir du temps pour soi une semaine sur deux, ce qui ironiquement est parfois moins le cas dans une famille nucléaire où les femmes en font toujours plus. » Caroline explique que si bien sûr, elle n’a jamais souhaité cette situation, bénéficier de moments seule pour recharger ses batteries, l’apaise énormément. Alceste lui, est presque sur un plébiscite : « À ce stade de ma vie, je me sens bien plus épanoui comme ça. Je ne pourrais pas revenir en arrière. »
Article écrit par Aurélie Cerffond et édité par Manuel Avenel, photo de Thomas Decamps.
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