Retrouver un sentiment de liberté, s’évader : pourquoi se couche-t-on si tard ?
Apr 24, 2024
7 mins
Il est 23h30. Après une longue journée de travail, vous vous dites qu’il est l’heure de dormir. Mais juste avant, vous lancez un dernier petit épisode de cette série que vous adorez sur Netflix. Deux heures plus tard, toujours debout, vous faites défiler des vidéos sur TikTok en vous jurant d’arrêter après la prochaine. Le lendemain matin, les yeux encore englués par cette nuit trop courte, vous dites pour la cinquième fois de la semaine : « ce soir, je me couche tôt ».
Ce cycle, familier pour beaucoup, est connu sous le nom de « revenge bedtime procrastination ». Ce terme décrit la tendance à repousser volontairement l’heure du coucher pour profiter de moments de loisir, souvent numériques, en dépit des conséquences sur la qualité et (surtout) la quantité de sommeil. Il se manifeste principalement lorsque nos journées sont saturées de travail et d’obligations, ne laissant que les heures tardives pour un semblant de temps libre.
Qu’est-ce que cette habitude nous révèle sur notre rapport au travail et à la gestion du temps ? Comment ce comportement influence-t-il notre bien-être ? Est-ce finalement si dramatique de procrastiner l’heure du coucher ? Décryptage à l’aide d’Isabelle Bonnefous, spécialiste du sommeil et fondatrice de Retrouver le Sommeil.
Entre les draps : comprendre la procrastination du sommeil
Que révèle cette habitude de procrastination nocturne sur notre rapport au temps et au repos ?
La science derrière nos nuits blanches
Isabelle Bonnefous, définit la procrastination du coucher comme l’incapacité à « aller se coucher à l’heure prévue alors qu’aucun facteur extérieur n’y fait obstacle ». Selon ses observations, environ une personne sur deux pourrait être concernée par ce comportement, qui se manifeste par trois critères principaux :
- le retard volontaire du coucher sans raison valable,
- la pleine conscience que ce comportement nuit à la récupération nécessaire,
- et la contribution directe de ce comportement à un état de fatigue accrue.
Ce phénomène a été mis en lumière pour la première fois en 2014, dans une étude menée par Floor M. Kroese, professeure en psychologie sociale, et son équipe à l’Université d’Utrecht. Leurs recherches ont révélé que les personnes qui procrastinent au moment du coucher ont souvent du mal à s’autoréguler tout au long de la journée. Cette autorégulation, c’est-à-dire la capacité à gérer ses impulsions, émotions et comportements pour atteindre des objectifs à long terme, comme obtenir suffisamment de sommeil, semble faiblir particulièrement en fin de journée. La dégradation de l’autorégulation se traduit par une incapacité à résister à l’attrait de divertissements immédiats mais moins bénéfiques, tels que regarder des séries ou naviguer sur Internet.
La fatigue mentale joue ici un rôle prépondérant. En fin de journée, beaucoup se retrouvent sans l’énergie nécessaire pour prendre des décisions bénéfiques pour leur santé, telles que éteindre leurs écrans et aller dormir.
Les motivations derrière le phénomène : de quoi se venge-t-on ?
Ce n’est qu’avec la pandémie de COVID-19 que le mot « revenge » a été ajouté, transformant le terme en « revenge bedtime procrastination ». L’expression, d’abord apparue en Chine, s’est propagée dans le monde occidental après un tweet de la journaliste Daphne K Lee. Selon elle, « les personnes qui n’ont pas beaucoup de contrôle sur leurs journées refusent de dormir tôt afin de retrouver un certain sentiment de liberté pendant les heures tardives de la nuit. »
Une version confirmée par Isabelle Bonnefous, pour qui ce comportement est particulièrement observable chez les travailleurs surmenés qui ressentent une perte de maîtrise sur leur emploi du temps. Elle explique : « Une fois que la journée est terminée, ils ont besoin de reprendre le contrôle de leur vie et de leur temps libre, de décider de ce qu’ils ont envie, de libérer la charge mentale. »
Les activités choisies durant ces heures volées à la nuit ne sont pas toujours intrinsèquement enrichissantes. Isabelle Bonnefous note que « ce qui les accapare : réseaux sociaux, Netflix, jeux vidéo, sont des choses peu nourrissantes et addictives qui permettent de s’évader. » Mais cette évasion a un coût caché. « Ce n’est pas forcément vraiment du plaisir. Cela aggrave les choses au final, car le cerveau reste sollicité par les écrans ce qui a un impact négatif sur la qualité et la quantité de sommeil au final » dit-elle. Les personnes engagées dans cette forme de procrastination se retrouvent piégées dans un cycle de décisions malavisées. « Ils se disent ‘demain je ne recommence pas’, mais le cerveau n’est pas en capacité de faire des bons choix quand on est fatigué », explique l’experte.
Ce cycle est renforcé par des facteurs psychologiques tels que « l’anxiété du lendemain » ou une dépression légère, qui amènent certains à vouloir prolonger la journée pour éviter d’affronter le jour suivant.
Procrastination nocturne : le symptôme d’une société sous pression
Repousser l’heure du coucher est un comportement qui transcende les clivages sociaux habituels comme le niveau d’éducation, le lieu de résidence, ou la vie familiale, selon une étude parue en 2019 (2). Ce phénomène souligne que nos habitudes de sommeil ne sont pas seulement le reflet de nos conditions de vie, mais également de forces plus subtiles ; des facteurs psychologiques et culturels profondément enracinés dans nos modes de vie modernes. Il existe une pression croissante pour rester éveillé, alimentée par des journées de plus en plus saturées de travail et d’engagements, poussant les moments de détente personnelle vers des heures de plus en plus tardives.
Les dirigeants et managers jouent un rôle crucial dans la formation des habitudes de sommeil de leurs employés, à travers les attentes qu’ils établissent et les exemples qu’ils donnent. La culture du « toujours plus » et du « toujours disponible » est renforcée par des technologies qui brouillent les frontières entre le bureau et la maison. La généralisation du travail à distance a exacerbé cette situation, perturbant les rythmes naturels de sommeil de nombreux travailleurs. « Depuis le Covid et l’installation plus répandue du télétravail, les gens se lèvent plus tard et se couchent plus tard, ce qui a désynchronisé leurs horloges internes », explique Isabelle Bonnefous.
Pour remédier à ce déséquilibre, Isabelle Bonnefous souligne l’importance vitale du droit à la déconnexion. « Idéalement, l’instauration et la démonstration de ce droit par les managers peuvent grandement aider. Cela signifie qu’après les heures de travail, les employés ne devraient pas se sentir obligés de continuer à travailler ou à répondre aux sollicitations. » Cela nécessite une refonte des attentes managériales et des pratiques de travail pour favoriser un équilibre plus sain, respectueux à la fois de la productivité et du bien-être personnel. « Il faut non seulement que ce droit soit généralisé, mais aussi que les managers donnent l’exemple en se déconnectant eux-mêmes et en évitant de solliciter leurs équipes en dehors des heures de travail. »
Cela aboutit, au final, à un cercle vertueux : « des salariés qui ont un équilibre vie professionnelle / vie personnelle et un sommeil suffisant sont plus productifs, ont des relations de meilleure qualité avec leurs interlocuteurs, sont plus motivés et moins sujets aux arrêts de travail, c’est donc tout bénéfice pour l’entreprise », conclut Isabelle Bonnefous.
« Je procrastine mon sommeil, dois-je m’inquiéter ? »
La « revenge bedtime procrastination » soulève des questions importantes sur ses effets à long terme sur la santé. Cette pratique, bien que parfois considérée comme une compensation nécessaire dans une vie surchargée, peut avoir des conséquences sérieuses sur la santé physique et mentale sur le long terme.
Selon Isabelle Bonnefous, les effets de la privation de sommeil sont particulièrement préoccupants. Elle explique que le sommeil se divise en deux types principaux qui jouent des rôles critiques dans notre bien-être :
Le sommeil lent profond : Présent uniquement durant la première moitié de la nuit, ce stade du sommeil est crucial pour la récupération physique. Il aide à régénérer les organes, les muscles, à synthétiser des hormones et des anticorps, en plus de contribuer à l’élimination des toxines du cerveau. « Sur le long terme, si on ne les élimine pas, ces toxines finissent par se fixer à l’intérieur du cerveau et peuvent générer des maladies neurodégénératives », précise l’experte. Ce sommeil restaure également nos réserves d’énergie et répare les cellules endommagées durant la journée.
Le sommeil paradoxal : Bien qu’il soit présent tout au long de la nuit, ce stade est plus abondant dans la seconde moitié. Il joue un rôle crucial dans la régénération de nos capacités cognitives, telles que l’élocution, la mémoire, la concentration et la capacité de synthèse, ainsi que dans la gestion des émotions. Isabelle Bonnefous ajoute : « Ce processus assez génial permet d’atténuer l’intensité des émotions négatives vécues, un mécanisme indispensable sans lequel nous pourrions être submergés par le stress et l’anxiété. »
Bien que la « revenge bedtime procrastination » puisse offrir un soulagement temporaire et une sensation de contrôle, les bénéfices à court terme doivent être pesés contre les risques à long terme. « L’attrait de ces activités nocturnes réside dans leurs récompenses immédiates, comme le divertissement et la détente instantanée, qui contrastent avec les bénéfices à long terme, souvent moins perceptibles, d’une bonne nuit de sommeil. » Attention donc à ne pas tomber dans le piège.
Isabelle Bonnefous met toutefois en lumière une variable importante : « Il y a des gens qui sont naturellement du chronotype du soir. Par exemple, une personne m’a contactée car elle tentait de s’adapter aux horaires de sommeil de son conjoint, plus matinal, mais elle ne ressentait pas le besoin de dormir aux mêmes heures. » Les personnes avec un chronotype du soir sont naturellement enclines à rester éveillées plus tard car elles n’ont pas sommeil et peuvent être mal interprétées comme pratiquant la procrastination du coucher. Finalement, « se coucher tard n’est pas toujours un acte de procrastination mais peut simplement être le signe qu’une personne a un chronotype du soir. Ce n’est pas un choix mais plutôt une prédisposition génétique qui influence les rythmes circadiens. »
L’experte souligne l’importance de l’éducation au sommeil, inexistante dans notre société, qui pourrait aider à mieux comprendre et respecter nos besoins physiologiques. « Les croyances telles que “il faut dormir 8 heures” sont souvent des généralisations qui ne tiennent pas compte des variations physiologiques individuelles. Pour certains, dormir cinq heures peut être suffisant et sain et pour d’autres il faudra plus de 9 heures », explique-t-elle.
Finalement, nos habitudes nocturnes sont bien plus qu’une question de choix personnel ; elles reflètent les tensions entre les exigences incessantes de notre vie professionnelle et notre besoin de repos. Ce phénomène met en lumière l’importance cruciale de réapprendre à se déconnecter et de s’éduquer sur les bienfaits du sommeil. Il s’agit de reconnaître que le sommeil n’est pas un luxe, ni une perte de temps, mais une nécessité vitale pour notre santé et notre bien-être. Enfin, il est crucial de créer des environnements de travail qui encouragent le droit à la déconnexion et au maintien d’un équilibre durable entre travail et repos dans nos vies modernes.
Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps
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