Jugés au premier regard : l'apparence, cette discrimination silencieuse en entreprise
Oct 16, 2024
4 mins
La discrimination liée à l'apparence physique reste un sujet trop peu abordé en entreprise. Comment les organisations peuvent-elles identifier et combattre cette forme de discrimination encore méconnue ?
Dans un monde professionnel de plus en plus conscient des enjeux de diversité et d’inclusion, la discrimination basée sur l’apparence physique demeure un sujet tabou. « Aujourd’hui, je ne connais aucune entreprise qui communique sur le sujet de l’apparence physique », constate Jérôme Lecombe, consultant en diversité et inclusion et auteur de Diversité & Inclusion – Incarner ses valeurs pour mieux les communiquer. Ce silence alimente des stéréotypes et des préjugés qui nuisent non seulement aux individus concernés, mais aussi à la performance globale des organisations. Selon le Baromètre APICIL 2024, 52 % des salariés estiment que leur apparence peut freiner leur carrière, un chiffre qui atteint 65 % chez les femmes. Malgré une reconnaissance légale, les entreprises peinent à identifier et à prévenir ce phénomène complexe.
Comment décrypter une discrimination parfois invisible et inconsciente
La discrimination liée à l’apparence physique, c’est quoi au juste ?
Elle se manifeste lorsqu’une personne est traitée défavorablement en raison de caractéristiques physiques sans rapport avec ses compétences. En France, l’article L1132-1 du Code du travail interdit explicitement cette forme de discrimination, la classant parmi les 25 critères reconnus par la loi. Pourtant, « la loi seule ne suffit pas à faire changer les mentalités », souligne Jérôme Lecombe. Le caractère subjectif de ce critère rend difficile la preuve de discrimination.
Les tatouages, par exemple, sont souvent source de préjugés. « Des tests ont montré que, même perçues comme “cool”, les personnes tatouées sont considérées comme moins compétentes (1) », explique l’expert. Le poids, quant à lui, est traité comme un « stigmate contrôlable », c’est-à-dire une caractéristique que l’on pense sous le contrôle de l’individu. « On attribue aux personnes en surpoids un manque de volonté, ce qui légitime la discrimination à leur égard », poursuit-il. L’odeur influence inconsciemment nos perceptions. Une étude révèle par exemple que des amis ont souvent des profils olfactifs similaires (2). « En général, on associera une odeur agréable à une personne que l’on considère comme la plus attractive ». L’accent et le timbre de voix peuvent aussi biaiser la perception de compétence. « Une voix grave chez un homme est souvent perçue comme signe d’autorité, tandis qu’une voix aiguë chez une femme peut être injustement associée à un manque de sérieux », ajoute-t-il.
Les pièges du cerveau : pourquoi nous jugeons si vite ?
Nous formons une première impression en seulement 100 millisecondes (3). « Notre cerveau catégorise automatiquement les individus, et cette première impression a tendance à se figer », détaille Jérôme Lecombe. Cette rapidité, héritée de mécanismes de survie, peut conduire à des jugements erronés.
Les stéréotypes jouent un rôle majeur dans la formation de cette impression. « Ils génèrent des préjugés envers une personne simplement en raison de son appartenance perçue à un groupe », précise-t-il. Par exemple, associer la minceur à la discipline ou les tatouages à la rébellion. Enfin, les émotions exacerbent ces mécanismes. « La peur ou le dégoût peuvent intensifier nos préjugés et influencer nos comportements inconsciemment. » Par exemple, une étude (4) a révélé que face à une personne en situation de handicap visible, les individus ont tendance à s’éloigner sans en être pleinement conscients. Ils justifient ensuite leur attitude par des raisons rationnelles et des excuses logiques, un phénomène appelé post-rationalisation.
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Des conséquences lourdes pour tout le monde
Les victimes de discriminations liées à l’apparence peuvent voir leurs opportunités professionnelles réduites. Des études indiquent notamment que les personnes jugées attractives gagnent jusqu’à 15 % de plus que les autres (5), perpétuant des inégalités salariales et un profond sentiment d’injustice. Pour les personnes discriminées, cela peut engendrer stress, anxiété et démotivation.
Du côté des entreprises, la perte de diversité les limite. « En écartant des talents sur la base de l’apparence, les entreprises se privent de perspectives nouvelles », avertit l’expert. Finalement, un climat social dégradé peut augmenter le turnover et nuire à la performance. Sans parler de la réputation de l’entreprise qui peut aussi être entachée.
Agir pour une inclusion réelle au sein de l’entreprise
1. Sensibiliser aux biais inconscients
« Sans prise de conscience, il est impossible de corriger ces préjugés », affirme Jérôme Lecombe. Des formations et des ateliers sur les biais cognitifs aident à comprendre et à déjouer ces mécanismes. L’utilisation d’exercices issus de la Thérapie Cognitive Comportementale, comme les colonnes de Beck, permet d’identifier et de remettre en question ses pensées automatiques.
2. Repenser le recrutement
Adopter des critères objectifs et des entretiens structurés réduit l’impact des biais. « Cela focalise sur les compétences réelles plutôt que sur des impressions subjectives », souligne l’expert. Former les recruteurs à la gestion de leurs biais est plus efficace que l’anonymisation des CV, qui ne résout pas le problème lors des rencontres physiques.
3. Encourager le dialogue ouvert
Créer un environnement où chacun peut exprimer ses besoins sans crainte est essentiel. Par exemple, un collaborateur souhaitant adapter sa tenue vestimentaire pour des raisons culturelles ou personnelles devrait se sentir à l’aise d’en discuter avec son manager sans craindre de jugement. Des canaux de communication sécurisés (boîte à idées, enquêtes anonymes…) et la formation des managers à l’écoute active renforcent cette confiance.
4. Pratiquer la « décatégorisation »
Considérer chaque individu dans sa singularité permet de dépasser les stéréotypes. « Par exemple, plutôt que de supposer qu’une personne tatouée est moins professionnelle, il faut s’intéresser à son expérience, à ses compétences et à ce qu’elle peut apporter à l’équipe », insiste Jérôme Lecombe. Il s’agit pour chaque individu de se décatégoriser soi-même. « Nous avons tendance à évaluer les autres en fonction de notre propre catégorie, que nous considérons souvent, consciemment ou non, comme supérieure », observe-t-il. « En se décatégorisant, on évite de projeter nos normes et nos standards sur autrui, ce qui permet de les apprécier pour ce qu’ils sont réellement. »
5. Mesurer pour mieux agir
Évaluer régulièrement l’impact des actions est indispensable. Le Groupe APICIL a notamment créé l’outil In-Diag pour recueillir la perception des salariés sur l’inclusion. Les données permettent d’ajuster les plans d’action et de favoriser une amélioration continue.
En abordant de manière plus consciente la question de la discrimination liée à l’apparence physique, les entreprises ont l’opportunité de transformer leur culture et d’encourager une inclusion véritable. Ce travail demande un effort collectif, mais les bénéfices sont évidents : des équipes plus diversifiées, créatives et engagées. L’enjeu, au-delà de la performance, est d’offrir à chaque salarié un environnement où il peut s’épanouir sans que son apparence devienne un frein.
___
(1) Timming, A. R. (2015). Visible tattoos in the service sector. Work, Employment and Society.
(2) Christakis, N. A., & Fowler, J. H. (2014). Friendship and natural selection.
(3) Willis, J., & Todorov, A. (2006). First impressions.
(4) Snyder, M., et al. (1979). Avoidance of the handicapped.
(5) Hamermesh, D. S., & Biddle, J. E. (1994). Beauty and the Labor Market.
Article écrit par Sarah Torné, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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