«Arrêtons de considérer les salariés aidants comme des faiblesses !»
Oct 06, 2022
10 mins
En France, 11 millions de personnes accompagnent un de leurs proches au quotidien. Demain, plus d’un quart des Français·e·s pourraient être dans cette situation. Ceux qu’on appelle aujourd’hui "les aidant·e·s" font depuis quelques années l’objet de réflexions nouvelles. Quel impact a leur statut d’aidant·e sur le travail ? Sur les viviers des candidats ? Sur les inégalités au travail ? Et comment les entreprises peuvent-elles les aider à combiner travail et aidance ? Éléments de réponse dans cette conversation entre la Dr Hélène Rossinot, et notre experte du Lab Laetitia Vitaud.
Si la réalité — s’occuper de ses proches âgés, malades ou handicapés — n’est pas franchement nouvelle, les réflexions au croisement des sphères domestique et professionnelle le sont davantage, notamment depuis la crise Covid. Pour creuser l’impact des transformations récentes du travail sur la vie des aidant·e·s, j’ai interviewé la Dr Hélène Rossinot, spécialiste de la question. Ayant pris conscience de l’importance des « proches aidants » à côté des professionnels, à la suite d’un stage auprès d’une infirmière en soins palliatifs, elle a donc décidé de leur consacrer une thèse, puis a publié deux ouvrages : Aidants, ces invisibles (2019, Éditions de l’Observatoire) et Être présent pour ses parents (2022, Éditions de l’Observatoire).
L.V. : La réalité de l’aidance n’est pas nouvelle. Mais les mots qui la décrivent, en particulier ces expressions aidant·e·s et aidance, sont apparus récemment. J’ai l’impression que les médias s’en emparent depuis quelques années et que le sujet émerge en force dans le monde du travail. Quand et comment ces concepts ont-ils fait leur apparition ?
H.R. : C’est vrai que quand j’ai commencé en 2016, ces termes étaient encore peu connus et peu utilisés. Ils le sont vaguement aujourd’hui dans le monde de la santé, mais peu de choses ont changé dans la prise en charge des patients. À l’échelle sociétale, les aidant·e·s, historiquement isolé·e·s, commencent à se retrouver grâce aux associations qui ont fait un travail de terrain considérable. De plus en plus de personnes connaissent le terme et se reconnaissent comme aidant·e·s. En entreprise, la question des salarié·e·s aidant·e·s commence tout juste à être débattue et quelques actions sont mises en place. Mais on est très loin d’être à un niveau suffisant de considération, de reconnaissance et d’accompagnement.
En anglais, les mots carers (UK) ou caregivers (US) ont une histoire déjà longue. En Angleterre, par exemple, il existe des associations et des travaux de recherche sur le caregiving depuis les années 1970 ! Mais leur traduction française est insatisfaisante et le mot soignant·e était déjà pris pour désigner les professionnels. À la fin des années 2000 / début des années 2010, on s’est mis à utiliser le mot aidant·e pour désigner les proches qui prennent soin d’un parent âgé, malade, dépendant ou d’un enfant handicapé. Mais je constate encore souvent une confusion, notamment entre les aidant·e·s et les aides-soignant·e·s. Et beaucoup d’aidant·e·s n’aiment pas ce terme, trop professionnalisant. Mais maintenant, il existe et s’impose, alors faisons avec !
Ce sont les aidants qui forment le gros des rangs des cas de burn-out, car on ne laisse pas à la porte du travail des inquiétudes de cette nature-là, pas plus que sa fatigue sur le pas de la porte en rentrant chez soi le soir.
Le sujet de l’aidance pourrait devenir dominant dans les prochaines années. Il concerne aujourd’hui plus d’un Français sur 6, et demain un sur 4. Le vieillissement de la population fera du care une préoccupation plus centrale dans le monde du travail, à la fois parce qu’il y aura plus d’emplois créés et plus d’aidance pour celles/ceux dont ce n’est pas le métier. Je suis persuadée que cela va concerner davantage la marque employeur aussi. Qu’en pensez-vous ?
J’ai du mal à imaginer que cela ne sera pas dominant dans les entreprises dans les prochaines années. D’abord, cela vient de rentrer dans le périmètre de la RSE, ce qui va pousser l’aidance sur le devant de la scène. Et puis, avec les maladies chroniques qui explosent et le vieillissement de la population, inévitablement on aura plus d’aidant·e·s : un Français sur 4 d’ici 2030. Ce sont des millions de personnes supplémentaires qui seront concernées ! C’est énorme.
Le nouveau baromètre de l’OCIRP montre qu’un·e aidant·e passe en moyenne 10 heures en plus de son travail à aider ses proches, cela peut aller jusqu’à 30-40 heures. Pour les personnes de la génération sandwich (entre 40 et 55 ans), qui ont à la fois des enfants en bas âge et des parents âgés, c’est épuisant et compliqué. Or, on en parle très peu au travail : seuls 25% des salarié·e·s aidant·e·s en parlent dans le contexte professionnel, et 25% voudraient mais n’osent pas l’aborder. L’autre moitié des aidant·e·s, elle, considèrent que cela relève de la vie privée.
Pourtant, la vie privée empiète très clairement sur la vie professionnelle pour toutes ces personnes. Ce sont elles qui forment le gros des rangs des cas de burn-out, car on ne laisse pas à la porte du travail des inquiétudes de cette nature-là, pas plus que sa fatigue sur le pas de la porte en rentrant chez soi le soir.
C’est important que les entreprises s’emparent de la question car c’est un enjeu crucial du bien-être au travail, en plus d’être un sujet d’égalité femmes-hommes car celles-ci sont plus nombreuses parmi les salarié·e·s aidant·e·s. Et beaucoup d’aidant·e·s sont encore mis·e·s de côté au travail : ils/elles ratent des promotions, des formations, des opportunités. Parfois, ils/elles sont même mis·e·s au placard. Et il faut ajouter à tout cela le coût des « trous » dans le CV. Après un arrêt de plusieurs années, on a beaucoup de mal en entretien à parler avec transparence de son expérience d’aidance et à la valoriser. C’est tellement plus difficile de trouver un emploi derrière. C’est la double peine.
Au moins, les deux dernières années auront eu cette vertu de mettre en lumière à quel point les aidant·e·s ont besoin de soutien. Cette mise en tension extrême qu’ont causé les confinements, la pandémie elle-même et le brouillage vie/travail exacerbé par un télétravail forcé a sûrement fait avancer la prise de conscience du côté des entreprises. Qu’en pensez-vous ?
Oui et non. Pendant le Covid, on a redécouvert ce que signifiait la vulnérabilité. On a redécouvert qu’on pouvait être solidaire de ses proches. Et solidaires de ceux qui sont solidaires de leurs proches. Mais très honnêtement, je ne suis pas certaine qu’il en reste tant de traces que cela dans les esprits aujourd’hui. Il y a une telle volonté de passer à autre chose et d’oublier cette période, qu’une partie de ce que l’on a appris est partie en fumée. Par contre, on a gardé le télétravail, avec le positif et le négatif qui l’accompagne.
Le télétravail s’est massifié de manière inédite. Des millions d’aidant·e·s sont directement concerné·e·s par ces nouvelles possibilités de télétravail dans leur vie active. D’un côté, le fait d’être loin des yeux et du cœur du réacteur professionnel peut augmenter l’isolement de personnes déjà à risque d’être plus isolées que les autres. D’un autre côté, le télétravail offre plus de flexibilité dans l’organisation de son emploi du temps, ce qui est particulièrement bienvenu pour les salarié·e·s aidant·e·s. En somme, est-ce que la vie des aidant·e·s est globalement plus facile avec plus de télétravail ?
Je suis assez mitigée sur la question. Tout dépend du style de management pratiqué. En télétravail, il y a souvent du micro-management et l’obligation de rendre des comptes sur la manière dont on organise son temps de travail. Pour les aidant·e·s, c’est surtout la flexibilité dans les horaires qui compte. Ça peut aider à mieux s’organiser si on est plus autonome dans son emploi du temps, mais pas s’il faut assister à des réunions toutes les cinq minutes. Quand on est aidant·e, on peut avoir besoin de 10-15 minutes par-ci par-là, pour appeler un médecin, faire une course… Pour beaucoup, la grande différence, c’est quand même la possibilité de faire l’économie des temps de déplacement. Ces temps pour dormir plus, essayer de faire davantage de sport, ou simplement pour caser une partie des tâches d’aidance.
Pour moi, le principal bémol concerne les aidant·e·s qui vivent avec une personne malade.
On a vu pendant le Covid à quel point il est compliqué de travailler quand on a chez soi des enfants en bas âge. On sait que le télétravail est différent du « baby sitting ». J’ajouterais que ça l’est aussi de prendre soin d’un proche malade ou handicapé. Quand on doit participer aux toilettes, faire les pilluliers, préparer à manger… ce n’est pas forcément compatible avec le télétravail. Et ce n’est pas parce qu’on travaille à distance qu’on peut gérer plus facilement sa charge de travail. J’entends certains DRH dire « C’est bon, on vous a accordé X jours de télétravail » comme si c’était une solution miracle pour ces personnes qui se retrouvent 24 heures sur 24 avec leur proche malade. Le télétravail n’est pas LA réponse à tout.
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L’aidance a un effet sur les inégalités, notamment celles de genre. En général, cela s’accompagne d’un recul financier et professionnel, d’une perte de revenus soit parce que le travail n’est plus qu’à temps partiel soit parce que l’aidant·e a été moins promu·e ou qu’il y a eu des arrêts de travail et des « trous » dans le CV. La paupérisation que cela provoque touche massivement les femmes. Quel regard portez-vous sur ces inégalités aujourd’hui et les conséquences qu’elles auront à l’avenir ?
C’est très difficile d’avoir aujourd’hui des chiffres sur les aidant·e·s. Il faut dire que jusqu’à récemment, cela n’intéressait pas grand monde. Les dernières études sérieuses du gouvernement datent de 2008 !
En plus, tout le monde n’a pas la même définition de l’aidance. La plus courante est le fait d’accompagner de manière très régulière un·e proche âgé, malade ou handicapé. Mais « de manière très régulière », ça veut tout et rien dire. Il y a aussi une ambiguïté sur la notion de proximité. En fait, l’aidance existe également à distance : on peut par exemple coordonner une équipe de soin à distance. Cela prend d’ailleurs largement autant de temps que d’aller faire les courses. Donc ce n’est pas parce qu’on n’est pas dans la même ville, qu’on n’est pas aidant·e. Rien que l’inquiétude pour ses proches mange de l’énergie et prend du temps.
Quasiment tous les aidants que je croise me demandent si je pense qu’ils/elles sont aidant·e·s. C’est une question qui revient tout le temps et qui m’étonne à chaque fois. Pour moi, à partir du moment où on se pose la question, on y est, en général. Hélas, les dispositifs et les définitions de la loi restent très incomplets. Cela me paraît donc complexe d’avoir une vue complète des inégalités qu’engendre l’aidance sous toutes ses formes.
Depuis quelques années, on évoque en entreprise la semaine de 4 jours, qui offre une journée supplémentaire pour la vie familiale, les loisirs et les tâches domestiques. La séparation travail et vie privée peut ainsi être plus marquée. Cela veut aussi dire que les 4 jours travaillés sont bien chargés, peut-être moins ouverts à l’improvisation. Est-ce un modèle globalement plébiscité par les aidant·e·s ou ont-ils besoin de plus de souplesse tout au long de la semaine ?
Cela dépend de l’implication de l’aidant·e et de la pathologie de la personne accompagnée. Certaines personnes ont besoin d’aide en journée : ils/elles font une crise (par exemple d’épilepsie) et l’aidant·e devra faire une pause dans sa journée de travail pour avoir son proche au téléphone ou pour passer le/la voir. Ça, j’imagine que c’est peu compatible avec une semaine de 4 jours qui concentre davantage le travail. Quand les journées sont plus chargées, c’est encore plus compliqué de caser une pause. Quand vous devez attendre qu’un médecin vous rappelle et que vous devez interrompre séance tenante votre réunion ou votre travail concentré pour prendre l’appel, cela va hâcher des journées de travail censées être plus intenses. Mais il y a d’autres aidant·e·s qui demandent un temps partiel à 80% pour passer plus de temps avec leur proche. Pour celles/ceux-là, la semaine de 4 jours peut avoir du sens. En somme, là aussi, tout dépend des contraintes.
Au-delà des questions de congés, d’horaires, de temps et de charge de travail, quels sont pour vous les éléments d’organisation du travail les plus pertinents pour améliorer la vie des salarié·e·s aidant·e·s ?
Pour moi, la première chose, c’est de communiquer avec TOUS les salariés sur le sujet, pas seulement les aidant·e·s. Il y a tant de gens qui ne connaissent pas le terme et/ou ne se sentent pas concernés alors qu’ils le sont. Faire une campagne de communication en ciblant les aidant·e·s quand la moitié d’entre eux/elles ignorent en être la cible, c’est forcément peu efficace ! Ce qui est dommage, c’est que beaucoup d’entreprises font ça.
Ensuite, si on ne travaille pas sur un changement de culture dans l’organisation, les mesures mises en place peuvent être parfaitement inutiles. Combien de personnes peuvent s’interrompre en réunion, ne serait-ce que 5 minutes parce qu’il faut pouvoir répondre au médecin que l’on cherche à joindre depuis des jours ? Pas beaucoup. Parfois, ce n’est pas qu’une question de temps, c’est une question de disponibilité et de climat de confiance où l’on peut parler ouvertement de ses difficultés et contraintes. Mon sentiment, c’est que cela reste bien trop rare.
Il y a des pays, comme l’Australie, où on a passé une loi qui oblige les entreprises à offrir des horaires aménagés aux aidant·e·s. Mais en fait, les salarié·e·s ne demandent à bénéficier de ces droits que quand ils/elles pensent que cela ne leur sera pas préjudiciable au travail. On peut faire tout ce qu’on veut, mais si le/la salarié·e a peur d’être jugé·e par son manager et ses collègues, il/elle ne demandera pas à bénéficier des mesures qu’on mettra en place pour lui améliorer la vie. Je rencontre régulièrement des start-up qui ont des dispositifs formidables pour les aidant·e·s et s’étonnent que presque personne ne demande à en profiter. Tout commence par la culture. Il faut faire en sorte que les aidant·e·s n’aient plus peur d’en parler dans leur organisation ! Le chemin est encore long.
On ne changera pas l’inquiétude, l’angoisse, la tristesse, la charge mentale qui accompagne la maladie d’un·e proche.
Dans votre livre, vous écrivez que les aidant·e·s « sont la colonne vertébrale invisible des systèmes de santé. Mais lorsque l’on force trop sur un os, il casse. Et si c’est une vertèbre, une fracture peut tout simplement mener à la paralysie. Voilà ce qui nous attend, si nous continuons à nous appuyer sur eux sans les soutenir. » Est-ce que le grand absent du débat, ce n’est pas le système de santé lui-même ? Aurait-on besoin de tant soutenir les aidant·e·s bénévoles si on avait des infrastructures collectives de soin et de soutien plus adéquates ? Ne sommes-nous pas en train de faire reposer sur les individus les carences d’un système qui devrait être plus collectif ?
Complètement d’accord. Ce n’est pas uniquement le système de santé qui devrait être plus présent dans le débat, c’est aussi le système médico-social. Et les deux fonctionnent très mal ensemble. L’hôpital ignore toujours ce qu’est le monde du domicile. Ce dernier manque d’attractivité et de personnel. Il nous faudrait une refonte des deux pour mieux soutenir les familles. Aujourd’hui, la prise en charge médicale des patients repose à chaque fois sur la contribution des membres de la famille. Quand on vous met dehors quelques heures après une opération alors que vous ne pouvez pas poser le pied par terre, on se repose sur les fils, les filles, les frères et sœurs… S’il n’y a personne, c’est plusieurs jours ou semaines d’hospitalisation qui sont nécessaires !
Ceci dit, quelle que soit la qualité de la prise en charge — et bien sûr qu’on pourrait faire mieux en la matière ! — on ne changera pas l’inquiétude, l’angoisse, la tristesse, la charge mentale qui accompagne la maladie d’un·e proche.
En cette journée nationale des aidants, si vous aviez un seul message à adresser aux entreprises, quel serait-il ?
Soyez fiers de vos salarié·e·s aidant·e·s ! Arrêtez de les considérer comme des faiblesses. Non seulement ce sont des gens loyaux qui ont un mental d’acier et savent prendre soin des autres mais en plus, ils/elles développent une flopée de compétences (gestion de budget, négociation, coordination d’équipe…) qui correspondent à tout ce que vous voudriez voir sur un CV. Aidez-les et mettez-les en valeur !
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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