Être cadre dans le privé et Black Bloc : « C’est une forme de soupape morale »
Apr 17, 2023
8 mins
Être un cadre parfaitement intégré au sein d’une grande entreprise tout en étant black bloc, est-ce un paradoxe ? Pour Alexandre, consultant de trente ans, mêler les deux n’est pas incompatible et déclenche même en lui un remise en question plus profonde sur son engagement au travail…
Les black bloc ne se revendiquent d’aucun courant, ne dévoilent jamais leur identité, mais s’unissent autour de l’idée qu’on ne peut réformer le capitalisme. Exit le dialogue social, la casse et la violence sont pour eux la seule façon de se faire entendre en manifestation. Parmi les masques, les lunettes, les cagoules et les capuches, se cachent pourtant des cadres du privé, bien intégrés au monde de l’entreprise et moins directement concernés par les problématiques de pénibilité ou de précarité. Alors que revendiquent-ils ? Comment ont-ils été happés par cette forme de radicalisation ? Alexandre (1), un consultant et cadre de trente ans dans un gros cabinet de conseil est de ceux-là. S’il estime être un « privilégié », celui qui avoue avoir « la chance d’être en CDI pour pouvoir faire grève », a passé un cap cette année lors des manifestations en optant pour la stratégie insurrectionnelle. Un pied dans le capitalisme, un pied dans le bloc, il nous raconte les raisons de son engagement.
Depuis le début de l’année, tu as fait grève plus d’une dizaine de fois et au fil des manifestations, tu as fini par te greffer aux black bloc. Comment définirais-tu ce mouvement ?
Il faut savoir que le bloc n’est pas vraiment une organisation en tant que telle. Il n’y a pas de leader, chacun a son niveau de radicalité et ses pratiques. On peut par exemple faire partie des black bloc sans pour autant être « casseur » : il y a ceux qui font des banderoles, qui guettent la police, qui coordonnent, qui filment, etc. Ça réunit d’ailleurs pas mal de courants de pensées différents : antifas, anarchistes, certains syndicalistes et une poignée de personnes qui se joignent à l’effet de masse avec des profils plus variés. On pourrait donc plutôt parler de l’émergence d’un bloc gris. J’ai déjà vu des nanas de seize piges caillasser des keufs, commes des mecs de quarante ans sur-équipés ! Le bloc est assez complexe à définir, même si le recours la violence en tant que mode d’action reste le liant. Cela pose la fameuse question de la violence légitime : personnellement, une vitrine brisée d’une banque pratiquant l’évasion fiscale me choque moins que d’imposer à ceux qui ont un travail pénible de bosser deux ans de plus.
Comment as-tu commencé à t’y intéresser personnellement ?
J’avais déjà vu les black bloc en action lors de la manifestation pour la Loi Sécurité Globale, il y a trois ou quatre ans. C’était à Bastille et je me souviens du choc visuel. Tu marches tranquillement et tout d’un coup, les gentils cinquantenaires disparaissent au profit d’individus vêtus de noir. Je dois avouer que j’ai été fasciné par ce que j’ai vu et ce n’est certainement pas étranger à l’esthétisation de la violence qu’a connue ma génération à travers la pop culture.
Pour autant, je m’interrogeais sur la pertinence de la stratégie insurrectionnelle au sein d’un mouvement social, je me demandais si ça ne pouvait pas décrédibiliser les revendications politiques portées par les autres manifestants. Même si j’adhère aujourd’hui à la logique du bloc, je dois dire que je ne suis pas toujours 100% en accord avec certaines choses qui peuvent se passer en manifestation. Enfin, je ne fais pas non plus partie de ceux qui pensent que chaque occasion est bonne pour « tout casser »… La question de comment doivent s’articuler les différents modèles de contestation se pose.
Qu’est-ce qui t’a poussé à embrasser cette logique alors ?
D’abord, je me suis renseigné sur les black bloc après les avoir vus opérer pour la première fois, par curiosité. Puis cette année, j’ai décidé de participer aux manifestations sur la réforme des retraites. À l’une d’entre elles, je me suis retrouvé au milieu du bloc, et cette fois-ci, je n’ai pas ressenti de rejet. La stratégie insurrectionnelle découle justement du fait que les politiques n’écoutent pas nos revendications et ne nous respectent pas. On finit par avoir l’impression que c’est la seule marge de manœuvre qu’on a. La fois d’après, je suis arrivé à un moment où le bloc commençait à s’animer et j’ai suivi avec les personnes avec lesquelles j’étais venu manifester. Et après avoir participé à une manifestation en cortège de tête, c’est difficile de retourner avec les syndicats…
Alors j’ai décidé d’aller en manifestation davantage préparé. Je me dis que sans ce degré de « radicalité » on n’obtiendra rien, même lors de prochains événements politiques plus graves. Mais j’insiste sur le fait que le bloc a de multiples visages : les convictions qui me poussent à y prendre part ne sont pas les mêmes pour tout le monde…
Tu es cadre et tu fais grève, or ça peut être assez tabou en entreprise, surtout quand on travaille dans le privé. Comment abordes-tu ces sujets politiques avec tes collègues ?
Dans mon entreprise, il y a des personnes de tous bords, mais sur le sujet de la politique menée par Emmanuel Macron, nous sommes beaucoup à être dubitatifs, alors ça facilite la prise de parole. De mon côté, je n’ai jamais tenu ma langue pour exprimer mes convictions au travail. Je ne cache pas le fait d’être gréviste et d’aller en manifestation, mais je suis un peu plus discret sur mon soutien à la stratégie insurrectionnelle.
Je mets un point d’honneur à exprimer mes opinions politiques au travail car je pense qu’il est important d’ôter ce tabou en ouvrant le sujet, sans chercher à convaincre à tout prix. Évidemment, je réalise qu’on ne peut pas faire ça partout et avec n’importe qui, mais je remarque que je peux avoir des discussions intéressantes même avec des collègues qui ne sont pas de mon bord politique.
« Dans ce contexte où beaucoup de cadres font grève pour la première fois, je pense qu’il y aura un avant et un après, qu’on osera davantage suivre nos convictions au détriment d’une forme de docilité envers son entreprise. »
Ta hiérarchie, comment réagit-elle quand tu exerces ton droit de grève ?
Dans le conseil, c’est extrêmement rare de voir des cadres sauter le pas. Et quand ils le font, les managers ont tendance à taire les motifs des congés de leurs salariés sans les communiquer à leur hiérarchie. En ce qui me concerne, j’ai quand même senti un petit choc au-dessus quand j’ai posé mon premier jour de grève, car c’est un secteur où les employés ne sont pas connus pour être dans la contestation. Une fois que j’ai défriché le sujet, ça a plutôt été accepté et rien n’a été fait pour me décourager. Alors j’ai pu suivre chaque mouvement de mobilisation national depuis le début des grèves.
À mon sens, les entreprises privées s’inquiètent de voir leurs salariés exercer leur droit de grève et plus généralement se politiser, car ça remet beaucoup de choses en question au sein même de leur organisation. Les cadres pourraient commencer à se demander comment est répartie la valeur ajoutée, s’ils ne pourraient pas être mieux payés, etc. Une entreprise n’est pas une démocratie, alors je pense qu’une montée des revendications de la part des « effectifs » peut être un problème.
Dans ce contexte où beaucoup de cadres font grève pour la première fois de leur vie, je pense qu’il y aura un avant et un après, qu’on osera davantage suivre nos convictions au détriment d’une forme de docilité envers son entreprise. Mais mon point de vue est peut-être biaisé : on pense souvent qu’on vit une période charnière, alors que ce n’est pas forcément le cas…
Le recours à la violence en manifestation est souvent considéré comme le langage des oubliés, mais il y aussi des cadres, comme toi, qui ne sont pas des « oubliés » et qui renforcent quand même les « rangs » du bloc. Gérald Darmanin les a désignés de « black bourges ». Que penses-tu de cette expression et de ce paradoxe ?
Je ne suis pas un « oublié ». Je viens d’un milieu favorisé et j’ai la chance d’avoir fait de bonnes études. Je pourrais bosser à La Défense et aller chercher mon chèque sans broncher. Mais la contestation, c’est une forme de soupape qui me permet de mettre mes actions en accord avec mes convictions morales. Alors oui, certains s’étonnent de ce paradoxe car beaucoup trouvent ça complètement fou que quelqu’un puisse lutter ou se mobiliser pour d’autres, sans forcément être black bloc d’ailleurs. C’est peut-être la preuve ultime de notre individualisme : être altruiste est devenu quelque chose d’étrange. Pourtant, je me sens en accord avec mes valeurs. Et même si on peut toujours faire plus, on ne peut pas mener toutes les luttes à la fois. Pour l’instant, ce mode d’action me permet d’être aligné. À voir si cela me convient sur le long terme.
Un travail qui te permettrait d’être parfaitement en accord avec tes valeurs morales serait une meilleure solution à long terme ?
C’est une question que je me pose… Et plus globalement, je réfléchis à quitter le monde de l’entreprise. L’engagement peut passer par la manifestation, le syndicat, le fait de rejoindre une association. Il y a deux mois, je réfléchissais à m’engager pour aider des lycéens qui galèrent, puis l’actualité a pris le pas et j’ai finalement choisi de manifester et de prendre part au cortège de tête. Il y a aussi l’option de s’engager plus fortement au sein de son entreprise pour faire bouger les lignes en interne, mais ce n’est pas quelque chose qui m’intéresse : mon entreprise n’est pas ma vie, je ne m’y projette pas, alors je n’ai pas envie de m’investir plus en son sein. Pendant longtemps, ma conscience politique était séparée de mon travail.
Après, je vis en région parisienne et honnêtement, bosser en association pour gagner 1 400 euros par mois n’est pas quelque chose qui me convient non plus. Même si je ne rêve pas de richesse, j’ai trouvé jusque-là un équilibre qui me convenait. Je ne bosse pas pour un projet engagé, mais j’y trouve du sens en aidant à sécuriser des infrastructures d’entreprises françaises. Mais depuis que j’ai changé ma manière de m’engager, je me demande combien de temps ça va me suffire.
« Quand tu vas au charbon en manifestation, tu te confrontes à un risque et tu développes une assurance un peu plus forte pour défendre tes valeurs »
Est-ce que cet engagement, aux côtés du bloc notamment, change ta manière de naviguer dans le monde du travail ? Tu te sens plus combatif, prêt à te faire entendre ?
Quand je me suis engagé dans cette voie, j’ai reconsidéré de nombreux éléments de ma vie, dont mon travail. Mais pour l’instant, il est difficile pour moi de voir si cet engagement portera ses fruits ni de savoir si c’est le bon moyen de monter au créneau. Si je finis un jour en garde-à-vue après une manifestation sauvage, ça peut me faire réaliser que je suis un imbécile ou me conforter dans cette voie. Ce qui est sûr, c’est que quand tu vas au charbon en manifestation, tu te confrontes à un risque et tu développes une assurance un peu plus forte pour défendre tes valeurs. Ça donne plus de corps à ton raisonnement, à tes idées, tu ne peux plus te contenter de te taire.
En plus, ça me donne une vision plus complète et concrète du monde du travail et des personnes qui le composent. Même si j’ai toujours été sensible aux différentes problématiques des travailleurs, aller en manifestation me permet de rencontrer des retraités, des étudiants, des casseurs ou même des syndicalistes et de lier des histoires personnelles à ces combats. Rencontrer des grévistes et les soutenir sur des piquets de grève est très instructif, et permettrait sans doute à certains de reconsidérer des a priori qu’ils pourraient avoir. Quand tu es cadre, notamment, tu remarques vite que beaucoup de tes collègues ont des œillères. Tu les entends se plaindre de la grève des éboueurs à la pause déj’ alors qu’ils ne se sont certainement jamais mis à leur place ou demandé ce qu’ils pouvaient bien vivre…
Maintenant, à moi de voir si je trouve une place dans le monde du travail qui me permet d’être complètement aligné avec mes valeurs et si cela m’écarte de la « radicalisation » qui s’est opérée en moi avec ce que j’appelle le bloc gris… Aujourd’hui, les mouvements sociaux récents achèvent de montrer certaines fractures dans la société, et mon engagement est plus fort que jamais.
(1) Le prénom a été modifié
NB : la photographie est illustrative et ne met pas en scène la personne interviewée
Article édité par Romane Ganneval ; Photographie de Thomas Decamps
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