Top Gun : « Le film offre un message (faussement) anti-âgiste »
Jul 11, 2022
9 mins
36 ans plus tard, « Maverick » (Tom Cruise), le célèbre pilote virtuose de Top Gun, reprend du service. Rappelé pour former des jeunes pilotes, il est vite confronté à son ancienneté. Cependant, à l’armée comme dans l’entreprise traditionnelle, on a toujours besoin de l’expérience d’un « vieux » pour prendre de la distance pendant le décollage et ne pas se crasher à l’arrivée… C’est l’une des leçons que notre experte du Lab Laetitia Vitaud a tiré de sa séance de ciné.
Que vous fassiez partie ou non des 5 millions de Français qui ont vu Top Gun: Maverick en salle en 2022, vous n’avez pas pu passer à côté du carton cinéma de l’année et des centaines d’articles qui analysent les raisons d’un succès international exceptionnel. Ce ne sont pas seulement les spectateurs de la génération de Tom Cruise (qui se souviennent du premier Top Gun de 1986) qui ont été séduits par le film. Toutes les générations se sont retrouvées devant le grand écran, comme à la grande époque (pré-Covid) des blockbusters d’été. Avec la série Stranger Things sur Netflix, Maverick est une expression de notre nostalgie pour les années 1980, son esthétique, sa musique et la puissance américaine glorieuse. Il faut dire que l’actualité géopolitique nous donne raison : la guerre froide n’a pas dit son dernier mot !
Un maverick est un héros solitaire, indépendant d’esprit et rebelle. D’ailleurs, Top Gun a d’abord été un western de 1955. Ce n’est pas un hasard : aujourd’hui comme en 1986, Tom Cruise emprunte à la mythologie du cow-boy… pour vaincre l’adversité à grands coups de virilité héroïque. Mais dans le second opus, le héros solitaire doit faire équipe. Instructeur à Topgun, le programme de formation pour les pilotes de combat aérien de l’aéronavale américaine, « Maverick » doit former puis diriger une fine équipe de jeunes pilotes en vue d’une mission spéciale ultra-difficile et archi-dangereuse. Alors forcément, il y a des leçons RH explicites qui transparaissent dans le film. Mais comme j’aime bien les messages cachés, j’y ai vu aussi des leçons involontaires…
Les « sales cons » mettent une équipe en péril
Top Gun a beau glorifier les « talents » d’élite qui se hissent au sommet de l’aéronavale (les « meilleurs des meilleurs »), Maverick (Tom Cruise) comprend vite qu’il faut faire équipe pour réussir la mission impossible qui se présente à eux (détruire une installation en haute montagne destinée à la fabrication d’uranium enrichi dans une nation hostile, non nommée). Les pilotes d’élite l’accueillent d’abord froidement. Les tensions sont grandes : l’un des pilotes, « Rooster », reproche à Maverick d’avoir freiné sa carrière ; un autre, « Hangman », garde ses distances avec les autres. Mais après avoir constaté la virtuosité inégalée de leur aîné, les pilotes acceptent finalement la première leçon de Maverick : pour réussir, il faut mettre son ego de côté, prendre soin de son buddy et parfaitement coordonner ses actions avec celles de ses coéquipiers. Afin de renforcer l’esprit d’équipe, le maître organise une partie de football américain sur la plage. Il sait que la qualité des relations informelles fera le succès de la mission.
Tom Cruise a-t-il lu Objectif zéro-sale-con, le célèbre livre de Robert Sutton qui explique que, si brillants soient-ils, les « sales cons » (harceleurs, narcissiques, égoïstes) sont toujours un obstacle à la réussite d’une équipe ? Toujours est-il que le film semble critiquer les comportements « toxiques » des individus à l’ego surdimensionné (ce qui est un poil ironique, étant donné l’ego de Tom Cruise). Le message est clair : pour une culture forte, la sécurité affective est indispensable et l’objectif passe avant les individus.
Comme l’a écrit Daniel Coyle dans The Culture Code, « la sécurité ne se résume pas à un simple climat émotionnel il s’agit plutôt du fondement sur lequel repose une culture forte ». Pour Coyle, une culture d’équipe forte ne tient nullement au hasard. Elle est construite de toutes pièces et requiert un travail spécifique : il s’agit de créer un environnement de sécurité psychologique dans lequel les gens se sentent en mesure de partager leur vulnérabilité. Et puis, ces cultures reposent sur un objectif partagé et clairement défini (ce qui est le cas avec une mission militaire à l’objectif clair).
Les seniors sont des jeunes comme les autres
Maverick a presque 60 ans mais n’a rien perdu de sa fougue et de la passion des débuts. Il a délibérément ralenti sa progression de carrière militaire (30 ans de service) afin de continuer à voler. Son pair (et rival) de 1986, interprété par Val Kilmer, est devenu amiral quatre étoiles. Mais Maverick, lui, préfère continuer à voler. Il n’est que capitaine. Pilote d’essai dans le désert des Mojaves, il teste l’avion hypersonique The Darkstar. Il reste le pilote « le plus rapide » de l’aéronavale. Après que son prototype a pris feu, il s’éjecte et le programme d’essai est interrompu. Certains gradés voudraient l’éjecter de l’aéronavale. Mais Maverick a encore beaucoup à donner. Quand il s’agit de coordonner une mission des plus périlleuses, on fait appel à lui.
Dans les entreprises, on continue trop souvent à baser les politiques RH sur une vision linéaire des carrières et de l’âge. On préfère recruter et former des jeunes, pour ensuite leur proposer des carrières dans lesquelles la progression s’accompagne de plus de responsabilités managériales. Progresser, c’est monter dans les rangs de la hiérarchie et s’éloigner du métier pour lequel on a été recruté·e au départ. Pourtant, il y a de plus en plus de salarié·es qui rechignent à assumer davantage de responsabilités managériales.
Les carrières linéaires sont de moins en moins la norme. Certain·es auraient envie de mobilité horizontale (c’est-à-dire d’essayer un autre métier). Alors qu’ils / elles travaillent plus longtemps que leurs aîné·es, les cinquantenaires et soixantenaires d’aujourd’hui aimeraient qu’on leur propose de continuer à se former, de former les autres ou même de travailler à temps partiel en fin de carrière. Pourquoi partir brusquement à la retraite quand on a tant d’énergie à donner ? Et puis, l’esprit rebelle et la capacité d’innovation ne se perdent pas toujours avec l’âge : parfois, les « vieux » sont des jeunes comme les autres (et inversement).
Les organisations ont besoin des vieux
L’expertise de Maverick est reconnue même par ses détracteurs. On a besoin de lui pour former les douze pilotes qui partiront en mission. On a même besoin de lui pour piloter. En pleine mission, alors qu’il sauve son buddy d’une mort certaine, il est éjecté et se retrouve à lutter au sol pour sa survie. Son buddy, Rooster, décide d’aller se battre avec lui. En territoire ennemi, les deux partenaires découvrent un moyen de s’échapper : piloter un vieux F-14 Tomcat reconditionné (les avions utilisés dans le premier Top Gun). Sans les connaissances de Maverick, ils n’auraient pas pu se tirer d’affaire.
Il n’y a pas que dans l’armée qu’on utilise encore des vieilles technologies. En fait, dans la plupart des grandes organisations, plusieurs générations de technologies se superposent. Dans les banques, par exemple, on cherche à recruter davantage d’informaticiens sachant programmer en Cobol (l’un des premiers langages informatiques de l’histoire), mais plus personne ne veut apprendre ce langage. Parfois, il faut aller chercher les compétences requises chez les personnes retraitées ! On vit dans l’illusion qu’une nouvelle technologie en remplace un autre. Il n’en est rien : le plus souvent, les technologies se superposent ; pour les faire cohabiter, il faut plusieurs générations de compétences. Au-delà du sujet des générations de techniques, les séniors sont dépositaires de précieux savoirs culturels et historiques qui permettent d’assurer la continuité des opérations. L’âgisme n’est pas seulement délétère pour les individus qui en font les frais. Il sabote aussi les organisations en coupant les jeunes générations du savoir de celles qui les précèdent.
Venons-en maintenant aux leçons involontaires du film…
Le jeunisme ambiant est terrifiant
En apparence, le film offre un message anti-âgisme. Mais paradoxalement, Tom Cruise fait preuve d’un jeunisme terrifiant. Le film tout entier est conçu pour « prouver » sa virilité et sa jeunesse. Il est montré comme plus rapide et plus fort que tous les autres personnages. Il fait de la moto comme quand il avait 20 ans. Il passe par la fenêtre de la chambre de son amoureuse, comme s’il était ado. Plusieurs personnages n’existent que pour mettre en valeur sa formidable vigueur : son collègue du programme de test de l’avion hypersonique affirme qu’il est « l’homme le plus rapide au monde » tandis que son amoureuse aux maigres répliques lui enjoint à ne pas « lui briser le cœur une seconde fois ». Il est donc le meilleur pilote et le meilleur amant, mais aussi le meilleur formateur et le meilleur manager. Mince alors ! A-t-on vraiment besoin d’être le meilleur partout et de prouver en permanence qu’on fait mieux que les plus jeunes ? N’y a-t-il aucune forme de sagesse à attendre de l’âge ? « Calme-toi, Tom ! », aurais-je envie de lui crier ! Pourquoi une telle insécurité par rapport au temps qui passe ?
Façonné à la gloire de Tom Cruise (au travers de son personnage), le film démontre l’extrême volonté de contrôle de son producteur / interprète. On devine qu’il a surveillé en control freak chaque mouvement de caméra pour éviter qu’on ne voie ses rides ou ses pectoraux tombants d’homme de 60 ans. C’est comme si le moindre signe de vieillissement était absolument inacceptable. C’est comme si les seules compétences qui comptent sont celles de la jeunesse. Le message apparent du film est ainsi contredit. Il révèle un jeunisme tout puissant dans notre société. On fait semblant de valoriser l’âge mais on le méprise en réalité. Le seul salut possible, c’est de refuser et cacher son âge, comme Maverick / Tom Cruise. L’amiral Kazanski (Val Kilmer), lui, ne le refuse pas, mais il est gravement malade et meurt au milieu du film. Qui voudrait du même sort ?
Faut-il faire à 60 ans les mêmes choses qu’un jeune de 20 ans pour être considéré·e comme valable et digne d’intérêt ? Le jeunisme ambiant emplit des millions de travailleur·es de l’angoisse d’être mis·es sur le carreau ou moqué·es. Le chômage des « séniors » est particulièrement fort en France. Dans notre pays, le taux d’emploi des 55-64 ans n’est que de 56 % (alors qu’il est de presque 80 % en Suède). Comme à Hollywood, on vit une dissonance cognitive entre des discours qui prétendent valoriser l’expérience et la réalité d’un monde du travail où il faut à tout prix « faire jeune » pour survivre.
A-t-on vraiment besoin d’être le meilleur partout et de prouver en permanence qu’on fait mieux que les plus jeunes ?
Les boys clubs montrent patte blanche pour mieux régner
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de personnages féminins dans Top Gun: Maverick. Certes, les expressions de misogynie les plus grossières que l’on voyait dans le premier opus ont disparu. Mais les deux personnages féminins du second Top Gun ont en fait moins de répliques que Kelly McGillis et Meg Ryan dans le premier. Il y a bien une femme parmi la fine équipe des douze pilotes choisis pour sauver le monde, mais celle-ci correpond en tout point au personnage-alibi (« Je ne suis pas sexiste, j’ai une pilote femme ») conçu pour couper court aux critiques. Le tokénisme y est évident. D’une part, la pilote est une Schtroumpfette ; d’autre part, l’amoureuse de Maverick est un faire-valoir bien fade qui ne prononce que quelques dizaines de mots dans tout le film.
Top Gun 2 est un boys club au même titre que Top Gun 1. Ce que révèle le film, c’est qu’au-delà de quelques changements de façade, la mixité des métiers et des zones de prestige et de pouvoir n’a pas tellement bougé au cours des trente dernières années. Pourtant, le monde des pilotes de chasse a connu des mouvements remarquables après la parution du premier Top Gun : dans les années 1990, des femmes passionnées ont combattu la misogynie de l’aéronavale pour piloter des F-14 (oui, le même avion que dans le film !). Après la sortie de Maverick, Easyjet a diffusé cette campagne réjouissante qui enjoint les petites filles à intégrer la « Easy Jet Flight School ».
À cet égard, le film est si peu militant qu’on peut même le qualifier de franchement conservateur. Cela serait un euphémisme de dire que Tom Cruise n’est pas un grand féministe. D’une certaine manière, l’immense succès du film et la faiblesse des critiques sur la quasi-absence de personnages féminins me donnent l’impression que Top Gun participe d’un retour de bâton contre l’avancée des droits des femmes. Rappelons que dans le même temps, un arrêt de la Cour suprême américaine est revenu sur le droit fédéral à l’avortement et a rendu bien vaine toute vélléité féministe pour le droit à piloter des avions de chasse.
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Rien de tel que les rôles modèles d’Hollywood pour recruter
Quand le premier Top Gun est sorti en 1986, la Marine américaine a installé des tables d’information (donc de recrutement) devant certains cinémas. L’embauche de soldats aurait bondi de 500 % cette année-là. Hollywood est un allié de taille pour l’armée américaine. C’est pourquoi le ministère américain de la Défense collabore souvent avec l’industrie du cinéma, par exemple, en prêtant ses « jouets » les plus chers.
Cette collaboration est si importante que l’on dit parfois que le DoD (Department of Defense) a été le coproducteur anonyme de milliers de films et qu’Hollywood est sa machine de propagande. Pour l’armée, c’est le meilleur moyen de s’assurer un flux régulier de candidatures. En vantant la camaraderie, le talent et le courage d’individus embarqués dans une cause juste et claire (sauver la nation ou sauver le monde), le film opère comme un outil de recrutement. Top Gun: Maverick mentionne certes l’avancée technologique désormais plus grande des autres nations (surtout la Chine), mais montre que la supériorité humaine et morale reste américaine. « Si vous voulez travailler avec les meilleurs, rejoignez-nous ! »
La leçon (involontaire) de recrutement est double. La première chose, c’est que nous sommes nombreux·ses à ressentir le besoin d’appartenir à quelque chose de plus grand que nous, de faire partie d’une équipe dans laquelle on se sent en sécurité affective et de servir autrui. La seconde, c’est que, en matière de recrutement, rien ne fait plus envie que des histoires et des modèles inspirants.
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ - Photo projetée : United States Marine Corps
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