Travailler toute sa vie sans cotiser : avec ces femmes qui n'ont rien à la retraite

Oct 03, 2024

4 mins

Travailler toute sa vie sans cotiser : avec ces femmes qui n'ont rien à la retraite
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Pauline Allione

Journaliste independante.

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Elles ont été en couple, se sont mariées avec un homme et ont tenu une affaire à deux. C’était un salon de coiffure, une épicerie, une miroiterie, un restaurant. Sur les papiers et pour la bonne santé financière du business familial, elles n’ont pas déclaré leur travail… et se retrouvent, des années plus tard, avec une pension de retraite largement diminuée.

1953, Nicole a 14 ans et apprend le métier de secrétaire lorsque son père la retire de l’école pour la mobiliser sur le business familial. Avec son cheval, elle embarque une remorque remplie d’aliments et vend sa marchandise là où elle passe. « À 18 ans j’ai passé mon permis de conduire pour continuer mes tournées en voiture, ce que j’ai fait jusqu’à mes 21 ans, puis j’ai tenu un magasin avec mon ex-mari. Je n’étais pas bien au courant, mais mon travail n’a jamais été déclaré, ni par mon père quand j’étais jeune, ni par mon ex-mari », se souvient-elle. À 85 ans, Nicole touche une petite pension suisse à laquelle elle avait cotisé, mais rien en France où elle a travaillé pendant plusieurs décennies. « Je ne touche pas de retraite, et ma mère avant moi n’en a jamais eu non plus, alors qu’elle a tenu un commerce avec mon père. »

« La déclaration familiale unique a été un modèle pour les petits commerces »

À l’image des exploitations agricoles où l’entreprise familiale repose souvent sur la seule déclaration de l’exploitant principal, le cas de Nicole rejoint celui des affaires tenues en couple qui ne mentionnent pas – ou peu – le travail de la femme. Cette stratégie financière troque la sécurité de l’emploi de cette dernière contre des économies sur les charges patronales ou l’accès à des prestations sociales. « La déclaration familiale unique en parallèle de la mise au travail des femmes a été un temps un modèle pour les petits commerces. Pendant les Trente Glorieuses, certaines franchises n’autorisaient l’installation en petit commerce de proximité à un couple que s’il n’y avait que la déclaration du chef de famille, ce qui légitimait ce genre de pratiques très patriarcales », remet Marion Arnaud, sociologue spécialiste sur la question des retraites.

Bien que plus courantes à l’époque, ce genre de pratiques a des conséquences bien réelles sur le niveau de vie des femmes, une fois retraitées. Fin 2016, 37% des 17 millions de retraités recensés par la Drees percevaient une pension inférieure ou égale à 1000 €. « Ce qui interpelle, c’est que sur ces ⅓ d’individus concernés par les petites pensions, 75% sont des femmes. Les personnes qui vivent des petites pensions sont nos mères, nos grand-mères, nos tantes », rappelle la sociologue. Des années en arrière, Michèle, 87 ans, a ouvert une miroiterie avec son mari. Dans le même temps, elle a cessé d’empiler les trimestres auprès de sa caisse de retraite : « On a fait le calcul et décidé que c’était mieux pour nous si je n’étais pas déclarée, puisque nous étions à notre compte. Mon mari était le chef et il était reconnu comme tel par les employés et moi, je jouais l’éminence grise : j’étais la secrétaire, j’étais en relation avec les banques… » Plutôt que de se contenter d’une petite pension comme l’avait fait sa mère avant elle, Michèle a préféré mettre elle-même de côté, avec son mari. « On ne voulait pas compter sur l’État et on a préféré se débrouiller pour préparer notre avenir », relate l’ex-commerçante.

Petits arrangements à deux

La miroiterie familiale a depuis été reprise par le fils de Michèle, tandis que celle-ci touche désormais la réversion de pension de son époux depuis son décès. Mais quand lorsqu’un couple d’entrepreneurs se sépare, ces arrangements sur fond d’amour et d’argent portent souvent préjudice aux femmes. « On conçoit le mariage comme une institution de socialisation économique (le mariage peut constituer la base d’une économie, ndlr), et quand on est jeune on ne se projette pas nécessairement. L’idéal romantique vient fausser les représentations des femmes et limiter leur lecture des faits en termes d’intérêts, ce qui explique qu’elles en soient les victimes. À l’âge de la retraite, c’est le couperet qui tombe et vient entériner des injustices déjà présentes », analyse Marion Arnaud.

Pendant une dizaine d’années, Fabienne, 60 ans, s’est déclarée à mi-temps dans le restaurant qu’elle tenait avec son ex-mari pour économiser sur les frais de l’entreprise. En réalité, elle travaillait bien plus qu’un temps plein : elle gérait les plannings, les commandes du restaurant, l’accueil, le service… « Sur mon relevé de carrière, j’ai 9 années de petits revenus et ma retraite sera fixée selon la moyenne de mes revenus. Ma retraite aurait pu être une priorité pour moi mais elle ne l’a pas été, et ce n’est pas quand on arrive en fin de carrière qu’on peut changer quelque chose. On pense toujours que la retraite sera commune, jusqu’au jour où on divorce. » À leur rupture, Fabienne a donc dû quitter le domicile familial pour se mettre en quête d’un nouveau logement et d’un nouveau travail.

Penser le futur hors des circuits patriarcaux

Loin d’être une exception, ce schéma après une séparation est symptomatique d’un capital genré au masculin. « Sybille Gollac et Céline Bessière ont montré, dans leur ouvrage Le genre du capital, qu’au moment d’un divorce ou d’une séparation, le capital et le patrimoine restent aux mains des hommes, notamment parce que les femmes sont souvent vues comme des « conjointes de » et sont moins rattachées à des ressources propres », explique la sociologue Marion Arnaud. Résultat : les femmes quittent l’entreprise familiale qui est aussi souvent le domicile, investissent parfois un nouveau lieu de vie, gardent souvent la charge des enfants, et doivent se reconstruire professionnellement sur des bases aussi fragiles que complexes. La retraite étant déjà souvent synonyme d’une sorte de disqualification sociale puisque l’on quitte la catégorie des “actifs” utiles aux yeux de la société, se retrouver avec une pension amoindrie, voire nulle, après des années de labeur peut encore renforcer ce sentiment d’invisibilisation.

Ce modèle de la projection en couple, hérité de générations de modèles familiaux régis par l’institution maritale, a commencé à basculer en 1968. « Depuis mai 68, on observe une individualisation des parcours de vie, un rapport à l’emploi adhéré chez les femmes, davantage de divorces… Cette individualisation des parcours laisse entrevoir des perspectives de penser le futur différemment du modèle traditionnel », observe Marion Arnaud. Depuis la réforme des retraites de 2003 et celles qui ont suivi, la retraite est davantage pensée, discutée et anticipée. « La retraite est un horizon de projection qui est maintenant bien identifié et qui pèse dans les arbitrages menés avec d’éventuels partenaires ou dans des choix de vie », poursuit la sociologue. Consciente d’avoir été peu informée et lésée dans son rapport à l’emploi, Nicole se réjouit de l’évolution des mœurs : « Les gens sont mieux aidés et conseillés maintenant, l’argent est moins tabou… À l’époque, c’était pas comme ça. »

Article édité par Gabrielle Predko et Camille Perdriaux ; Photo de Thomas Decamps