Un cadre en révolte : Marc Verret veut transformer les multinationales de l’intérieur
21 mar 2024
8 min
Mener une action syndicale au sein d’un cabinet du “Big Four” : un combat perdu d’avance ? Pas pour Marc Verret, jeune cadre de l’audit parisien et délégué syndical CGT. Dans « Un cadre en révolte (Ed. Dunod) » le quasi trentenaire expose les combats en cours dans son secteur (horaires à rallonge, salaires en berne…), pointant du doigt les failles d’un système plus large : le monde du travail moderne.
Vous inaugurez votre ouvrage, « Un cadre en révolte», par une citation de Michael Jordan : « Certains veulent que ça arrive, d’autres aimeraient que ça arrive et quelques-uns font que ça arrive ». C’est quoi, le lien entre la CGT et un match de basket-ball professionnel ?
Le rapport entre le basket et la CGT, c’est peut-être que dans les deux cas, on essaie de bousculer les évidences. Au début dans le sport, si on ne s’entraîne pas, on va vite atteindre ses limites. C’est la même chose dans le monde professionnel. Si on ne travaille pas sur soi, qu’on ne réfléchit pas sur le monde ambiant, on ne pourra pas transformer et améliorer la situation. Donc je pense que dans les deux cas, c’est une forme d’appel au dépassement de soi, que ça soit un “soi” personnel ou collectif.
Vous travaillez pour un célèbre cabinet de conseil et d’audit financier, un milieu où l’engagement syndical n’est clairement pas la norme. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous syndiquer ?
Il y a un élément intrinsèque et un élément extrinsèque. L’élément extrinsèque, c’est le contexte dans lequel je travaille. Un certain nombre de collègues sont touchés par des pathologies qui sont l’expression d’un stress et d’un mal-être au travail. Et je l’ai moi-même expérimenté, puisque j’ai fait un burnout lors de ma troisième année dans ce cabinet. C’était en 2019, après une longue période où l’on m’avait confié de nouvelles responsabilités, tout en conservant une équipe sous-staffée.
Ensuite l’élément intrinsèque, c’est que j’étais moi-même engagé dans le monde politique. Quand j’étais jeune au sein du mouvement gaulliste, à l’UMP, puis chez les Jeunes Républicains, j’ai même été candidat aux élections municipales sur la liste de Rachida Dati. J’avais donc cette culture de l’engagement et pour moi, ce n’était pas du tout tabou d’entrer dans un parti politique, puis dans un syndicat.
Au vu de mes engagements précédents, et constatant la souffrance au travail de mon entourage, il n’était donc pas illogique de me dire qu’il était possible d’agir.
« Aujourd’hui on travaille toujours autant, voire plus, mais la rémunération ne suit plus en conséquence. » - Marc Verret, cadre de l’audit et délégué syndical CGT.
Dans votre récit, vous expliquez que le début de votre aventure professionnelle avait pourtant bien commencé : un onboarding de qualité, un esprit de promotion et des missions alléchantes… Et puis, après votre troisième année au sein de la boîte, vous percevez une rupture entre vos aspirations et la réalité. Pouvez-vous développer ?
Au début, il y a cette espèce de griserie d’arriver dans un milieu professionnel très confortable. Et puis, progressivement, on se confronte à la réalité. La “promesse” initiale du monde du travail a été progressivement rompue. Cette promesse, c’est ce que je décris comme le contrat social qui lie les salariés à l’entreprise. Le principe : si on travaille dur, on est récompensé en conséquence. Ce modèle a bien fonctionné dans le monde de l’audit jusqu’à la crise financière de 2008. Aujourd’hui on travaille toujours autant, voire plus, mais la rémunération ne suit plus en conséquence. Comme les salaires ont été figés en valeur absolue, l’inflation est venue grignoter progressivement le pouvoir d’achat des salariés. On n’est plus dans le work hard, mais dans le work harder, avec le passage à une économie numérique qui rend la coupure du travail beaucoup plus complexe à appréhender. Ce que j’appelle l’usine numérique.
Parmi vos actions syndicales les plus médiatiques, il y a cette distribution de tracts, en bas des tours de la Défense à l’été 2022. Vous y réclamiez de meilleures conditions de travail et de rémunérations. Vous avez également occupé votre lieu de travail, en vous inspirant du mouvement Occupy Wall Street de 2011. Quelles autres actions avez-vous menées, et pour quels résultats car le livre s’achève en 2021 ?
Une des premières choses que nous avons mises en place après mon élection avec la CGT en 2019, ce sont des sondages réguliers dans l’entreprise, afin de remonter la parole de la majorité silencieuse. Ça nous a permis d’avoir une image relativement claire des attentes des salariés avant d’agir. Puis, après le Covid, la deuxième partie de l’action a consisté à attirer l’attention de la presse pour relayer nos revendications, puisque la direction ne voulait pas négocier ou discuter avec nous. À la reprise des activités post Covid, on a pu mener d’autres actions comme le tractage dont vous parlez. C’est un combat qui s’inscrit dans la durée car on n’obtient jamais rapidement les choses surtout quand il s’agit d’éléments aussi structurants de la vie d’une entreprise.
Le récit de cadres qui bifurquent, quittant les grandes multinationales pour des raisons éthiques ou environnementales par exemple, est très présent dans les médias. Vous, vous avez décidé de rester dans votre boîte pour essayer de changer les choses de l’intérieur. Pour quelle raison ?
Je ne crois pas qu’à court terme, l’économie mondiale puisse être transformée ou amendée dans des modèles alternatifs aux multinationales. C’est donc à l’intérieur même de ces entreprises et dans leur encadrement que l’on peut infléchir le monde du travail et le destin de l’économie mondiale. Je crois profondément qu’on peut changer les choses de l’intérieur. Sinon je me serais engagé à l’extérieur comme certains de mes camarades avec qui je partage un parcours d’études et qui ont des visions proches de la mienne, mais sont allés vers d’autres modèles. Soit en créant leur entreprise, soit en allant travailler dans des startup ou dans dans l’économie sociale et solidaire.
Un de vos chevaux de bataille est le temps de travail, dans un secteur qui valorise le surinvestissement. Comment abordez-vous cette revendication ?
Il y a un élément générationnel qui fait que cet investissement se délite. La génération Z est moins workcentric que les précédentes. Je ne sais pas si on peut vraiment parler de quiet quitting dans ce genre d’entreprise - parce que chez nous, ça signifie juste qu’on termine la journée à vingt heures au lieu de terminer la nuit - mais en tout cas, il y a clairement une priorité d’avoir plus de temps pour soi. Cette transformation culturelle qu’on a engagée est très fortement portée par cette nouvelle génération. Notre engagement syndical vise aussi à donner un cadre institutionnel à cette transition, pour que les uns n’imposent pas aux autres leur manière de voir les choses et que le tout soit bien concerté. Concrètement, on souhaite le plafonnement du temps de travail hebdomadaire à quarante huit heures avec un système de compensation en cas de dépassement. C’est notre revendication phare, sachant qu’aujourd’hui en fonction des périodes, certains travaillent soixante heures par semaine, ce qui est vraiment extrême. Un autre axe qui est important c’est le partage de la valeur qui est de plus en plus défavorable aux salariés.
« Il n’est pas rare de voir des juniors faire le choix de rester vivre chez leurs parents car ils n’arrivent pas à trouver de quoi se loger. » - Marc Verret, cadre de l’audit et délégué syndical CGT.
Les cadres pour lesquels vous vous battez font partie des privilégiés en France, avec des salaires parmi les plus hauts… Peut-on vraiment les plaindre ?
La souffrance au travail, qui crée des pathologies graves sur la santé, existe partout. Et en l’occurrence, dans notre entreprise, les arrêts maladies de plus d’une semaine ont bondi de 60% entre 2017 et 2022 Sur la question des rémunérations, il existe une dégradation du partage de la valeur puisque selon nos calculs les salaires chez nous ont baissé de 3 points environ dans le partage de la valeur ajoutée entre 2011 et 2021. C’est une question de justice de rétribuer à sa juste valeur le travail. Il existe un sentiment de déclassement chez les cadres que je décris dans mon livre. Nous sommes de moins en moins aisés. Dorénavant pour rentrer dans le TOP 10% des français les mieux rémunérés, il faut plus de 10 ans d’expérience. Il n’est pas rare de voir des juniors faire le choix de rester vivre chez leurs parents car ils n’arrivent pas à trouver de quoi se loger. En bref, il y a un appauvrissement relatif que nous ne pouvons accepter.
Dans le milieu syndical habitué à défendre des salariés plus modestes, comment sont accueillies ces revendications ?
Le milieu syndical perçoit avec sympathie notre initiative… d’autant que la syndicalisation chez les cadres est de plus en plus forte et qu’il existe une cellule spécifique pour les cadres au sein de la CGT (l’UGICT) qui accompagne notre essor. Aujourd’hui le syndicalisme représente tout autant les cadres que les employés et les ouvriers. Le milieu des Big Four n’est pas habitué à ce type de mobilisation du fait de la jeunesse des salariés qui n’ont pas été habitués à voir le syndicalisme avec un bon œil dans les écoles de commerce et du fait de la peur de s’engager en début de carrière. Mais cela change avec une génération Z bien plus mobilisée.
Justement : quelle place occupent les jeunes dans ces volontés de changements ? Ils sont moteurs d’un côté, mais d’un autre, s’engager peut comporter un risque pour leurs aspirations professionnelles. Peut-on parler de sacrifice de leur carrière ?
Je ne sais pas si on peut parler de sacrifice, mais il y a un élément culturel qui freine leur engagement aujourd’hui, c’est le fait que dans les écoles de commerce, l’action sociale, le syndicalisme, sont soit absents, soit dénigrés. Ensuite, c’est plus compliqué de prendre des risques pour sa propre carrière à vingt-cinq ans plutôt qu’à quarante lorsqu’on est plus établi. D’autant plus qu’il y a un management, qui comme dans bon nombre d’entreprises, est assez offensif vis-à-vis de l’engagement social.
Vous parlez de “management offensif” par rapport à l’engagement social. Est-ce que l’engagement suscite des pressions ? Peut-on être vu comme le vilain petit canard de la part de sa direction, de ses collègues ?
À titre personnel, je n’ai jamais subi de pression et je suis trop exposé maintenant pour que l’entreprise puisse s’attaquer à moi. Par contre, vous l’avez lu dans mon livre, c’est arrivé à l’un de nos camarades quelques jours après la sortie dans Le Monde et le Figaro d’articles relatant notre aventure. Évidemment que l’entreprise, dès qu’elle le peut, essaie de ralentir cet engagement. Mais aujourd’hui, elle est un peu contrainte par un contexte juridique français qui est quand même assez protecteur et puis aussi par une forme de médiatisation qui nous protège.
« Il faut reconstruire un contrat social entre salariés et employeurs, sur la manière dont les salariés envisagent le travail. » - Marc Verret, cadre de l’audit et délégué syndical CGT.
Dans « Le désarroi des cadres », le sociologue Laurent Polet expose la nécessité pour les cadres de réinvestir leur sens critique pour questionner le travail. Votre engagement répond-il à ce genre d’appel ?
Notre action en tant que représentants du personnel est de repenser le modèle de l’entreprise dans laquelle on travaille, parce qu’on considère qu’il n’est plus à la page. C’est-à-dire qu’il faut reconstruire un contrat social entre salariés et employeurs, sur la manière dont les salariés envisagent le travail. On souhaite donner plus de poids aux salariés sur la détermination des enjeux qui les concernent. Cela regroupe les questions de la démocratie sociale. On souhaite que tout accord d’entreprise puisse être validé par référendum consultatif d’entreprise. On veut vraiment que les salariés puissent être acteurs de leur entreprise et non plus seulement spectateurs. Et ça c’est une vraie révolution culturelle à faire dans l’ensemble des entreprises mais également et surtout dans des cabinets tels que les nôtres où la hiérarchie est un dogme assez puissant.
Certains pensent que le syndicalisme est mort… Vous pensez donc le contraire ?
Oui, je pense qu’on a atteint le point bas de l’action syndicale vers la fin de la décennie 2010, symbolisé par la crise des gilets jaunes qu’on peut qualifier d’intermède sans structure institutionnelle. Et je pense qu’avec le Covid, la crise du pouvoir d’achat, la réforme de retraites, ou la remise en question par la nouvelle génération du monde du travail, le syndicalisme est en train de retrouver ses heures de gloire. Symboliquement, ça s’est aussi vu lors de l’élection de Sophie Binet à la tête de la CGT, une femme relativement jeune. D’ailleurs, ce n’est pas qu’en France, mais également aux États-Unis et en Angleterre, avec la volonté de créer des syndicats chez Amazon par exemple. Il y a, au niveau occidental, la conscience que les syndicats ouvrent une porte de transformation du travail, des entreprises et plus largement de la société.
Pourtant, le travail n’a également jamais été aussi individualisé. Certains mettent d’ailleurs en garde contre le possible délitement du commun… N’y a-t-il pas un paradoxe ?
Bien sûr les entreprises, via l’organisation du travail et leur logique de contrer l’action sociale, individualisent au maximum le travail. Mais en réalité le travail continue à être une interaction entre individus et on ne peut pas travailler de manière isolée. Je vais vous donner l’épilogue de mon livre. Les élections professionnelles ont eu lieu en décembre dernier chez nous, et le taux de participation a explosé. On est passé de 19% en 2019 à 60%, ce qui signifie qu’on est très proche des taux d’entreprises publiques telles que la SNCF, la RATP. Cette participation signifie bien que les salariés sont de plus en plus en demande de collectif.
Article écrit par Manuel Avenel, édité par Clémence Lesacq photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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