Recrutainment : 4 bonnes raisons de ne pas se laisser prendre au jeu

21 may 2024

6 min

Recrutainment : 4 bonnes raisons de ne pas se laisser prendre au jeu
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Marie-Sophie ZambeauxLab expert

Consultante, auteure et conférencière en recrutement et marque employeur

Contraction de « recruit » et d’ « entertainment », le recrutainement consiste en une gamification du processus de recrutement traditionnel. Une formule en vogue jugée plus fun, spontanée et insolite que l’originelle, mais qui, aux yeux de notre experte Marie-Sophie Zambeaux, ne saurait s’envisager comme un jeu d’enfant.

Cette année encore, 57,4 % des recrutements sont jugés difficiles par les entreprises, d’après la dernière enquête « Besoins en main d’œuvre » de France Travail. Aussi, les entreprises redoublent-elles de créativité pour réinventer leurs pratiques de recrutement et tirer ainsi, pensent-elles, leur épingle du jeu face à la concurrence. Pour certaines, exit donc les entretiens classiques et place au recrutainment, avec l’objectif non dissimulé de miser sur la gamification. Au programme : escape game, épreuves sportives en tout genre, tournois de poker, sessions de recrutement dans le noir, à l’aveugle derrière un rideau ou bien encore à la manière du télécrochet The Voice… Mais le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ?

Le recrutainment, une méthode aussi fun qu’on le croit ?

Un procédé pour plaire au plus grand nombre…

Effectuant une veille quotidienne sur les actualités et tendances du recrutement, j’ai pu constater qu’à mesure que les tensions du marché du travail s’accentuaient ces dernières années, on assistait à la multiplication d’initiatives originales et décalées. Et force est de constater que cette course à l’inventivité vire parfois à un véritable concours Lépine des idées les plus farfelues ! Ces dernières émanent aussi bien d’institutions publiques comme France Travail que d’ESN, de cabinets de conseil ou bien encore d’acteurs majeurs de l’intérim. Le phénomène n’est certes – et heureusement – pas un raz-de-marée, mais il s’est suffisamment répandu pour ne plus être anecdotique. L’objectif ? « Réenchanter » le recrutement en s’éloignant des pratiques à l’ancienne, perçues comme peu enthousiasmantes. Il me semble important de préciser, en effet, que le recrutainment part le plus souvent d’une bonne intention : les organisations qui y recourent poursuivent des objectifs a priori louables, en proposant une expérience de recrutement qui se veut unique, différente et engageante.

Elles espèrent ainsi :

  • Attirer un plus grand nombre de candidats : en suscitant l’intérêt d’un plus large éventail de candidats, y compris ceux qui pourraient ne pas être attirés par les méthodes dites « traditionnelles »
  • Mieux cerner la personnalité des candidats : en les observant dans un contexte moins formel, les recruteurs espèrent être en mesure de mieux évaluer leurs soft skills ainsi que leurs compétences interpersonnelles
  • Améliorer l’expérience candidat : en rendant l’exercice de l’entretien de recrutement moins stressant et intimidant pour les candidats
  • Renforcer leur marque employeur : en recourant à des méthodes originales et fun qui véhiculent une image sympathique, cool et innovante de leur structure

…qui ne fait pas tant d’émules !

C’est donc à travers l’expérience candidat prodiguée que les organisations qui misent sur le recrutement comptent manifestement marquer des points. Et a priori, leur raisonnement se tient ! Malheureusement, l’étude « Baromètre & tendances de l’expérience candidat » de Yaggo et l’IFOP de 2022 douche ces espoirs. On y apprend que 27 % des candidats sont susceptibles d’être découragés de postuler du simple fait de devoir participer à un jeu. Pire, il s’agit même du troisième frein à la candidature, derrière la présentation du CV (54 %) ou la réponse à des questions sous un format vidéo (42 %). Les profils seniors notamment n’apprécient pas de devoir participer à processus de recrutement gamifié (34 %). Loin des a priori positifs, il existerait donc un véritable frein pour certains candidats à recourir à une telle pratique. Or, dans un contexte de « guerre des talents » fortement concurrentiel, où les organisations éprouvent de grandes difficultés à recruter, il me semble préférable (j’enfonce une porte ouverte) de soigner l’expérience candidat proposée en fonction des aspirations et besoins de ces derniers.

Recrutainment : 3 limites à ne pas négliger avant de se lancer

Limite n°1 : un risque d’infantilisation du candidat

Au-delà de la crainte ou du rejet que le recrutainment peut susciter pour certains candidats, nombreux sont ceux à se sentir « infantilisés » par la pratique. Je me doute bien que certains vont me dire que je vais vite en besogne, en simplifiant à outrance avec ce rapprochement « jeu/divertissement » et « activités pour enfant ». Ils me citeront sans doute la fameuse phrase de Platon : « On peut en savoir plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation. » Mais le sentiment de devoir se plier à un Koh Lanta pour décrocher un emploi peut être vécu comme rabaissant, d’autant plus au vu de l’enjeu.

C’est étonnant de devoir le rappeler mais un emploi est à la clé. Pour des candidats -dont certains sont au chômage depuis en moyenne dix mois selon les estimations de France Travail en 2022-, ne pas décrocher le poste convoité peut être lourd de conséquences, pour eux comme pour leurs proches. Et se dire qu’on n’a pas eu le job parce qu’on n’a échoué à convaincre un recruteur lors d’un escape game ou d’un match de badminton est susceptible de générer beaucoup d’incompréhension, voire de colère. Sans compter que l’adéquation entre le job et l’activité proposée laisse souvent à désirer !

Limite n°2 : une évaluation des soft skills déficiente

Autre argument avancé pour vanter les mérites du recrutainment ? Il serait diablement efficace pour évaluer les fameuses « soft skills » des candidats. Ne dit-on pas « Hire for aptitude but fire for attitude » (soit embaucher pour les compétences mais licencier en raison du comportement) ? Les entreprises sont ainsi de plus en plus focalisées sur l’évaluation de ces savoirs-être. Pour ce faire, certaines sont tentées par le recrutainment, auquel elles prêtent la capacité à identifier de manière plus fine, fiable et juste les compétences comportementales des candidats (sang-froid, pro-activité, aptitude à fédérer…). Pris par le jeu, ces derniers auraient tendance, en quelque sorte, à baisser leur garde, faire tomber leur masque et se révéler tels qu’ils sont véritablement.

Si les entretiens d’embauche traditionnels comportent indéniablement une part de mise en scène, il est totalement illusoire de penser qu’il en est autrement lors d’activités ludiques. Se sachant observés, les candidats sont soumis au biais de désirabilité sociale. Dit autrement, ils sont influencés par le désir de paraître socialement acceptables ou désirables, de sorte qu’ils vont adapter leur comportement en fonction de ce qu’ils croient devoir montrer aux recruteurs. Le tout afin d’apparaître sous leur meilleur jour et de décrocher le poste en jeu. Bref, vous l’aurez compris, l’efficacité des pratiques de recrutainment pour évaluer les compétences comportementales des candidats laisse clairement à désirer.

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Limite n°3 : un formidable terrain de jeu pour les préjugés

Mais le biais de désirabilité n’est pas le seul à entrer en jeu en matière de recrutainment. D’autres biais cognitifs (ces raccourcis mentaux spontanés et inconscients qui peuvent nous induire en erreur, ndlr) faussent les évaluations des recruteurs. Observer pendant plusieurs heures durant les candidats, lors d’activités ludiques qui ne sont en aucun cas le reflet d’une journée classique de travail, a inévitablement des répercussions sur le comportement même des recruteurs lors de la phase d’entretien. Le vécu partagé ainsi que les impressions forgées durant ces moments influencent inconsciemment le questionnement, ainsi que les évaluations, rendant difficile pour ne pas dire impossible le maintien d’une neutralité parfaite dans le processus de recrutement.

Ainsi, si un candidat semble stressé sur le tatamis, un recruteur peut rapidement en tirer la conclusion qu’il s’agit de l’un de ses traits de caractère, et par conséquent qu’il ne s’agit pas de la bonne personne pour exercer telle fonction nécessitant du sang-froid. Or, ce stress peut être tout à fait exceptionnel et résulter uniquement de facteurs externes bien particuliers : ici le stress observé peut être tout simplement lié au fait de se retrouver, éventuellement pour la première fois, sur un tatami. Un biais cognitif connu sous le nom d’erreur fondamentale d’attribution.

Ce que veulent (vraiment) les candidats

Ce serait une erreur de croire que les candidats recherchent principalement une expérience « cool ». Tania Ocana, recruteuse et chercheuse en psychologie du travail, nous explique qu’ils souhaitent avant tout que l’expérience candidat proposée soit un processus de recrutement qui leur semble équitable, à savoir le plus juste, objectif et aligné avec le poste à pourvoir. Dit autrement, un candidat aspire -comme l’exige d’ailleurs la loi- à être évalué sur ses compétences et sa capacité réelle à réussir dans l’exercice du poste proposé. Ce qui est malheureusement loin d’être le cas : 44 % d’entre eux ont déjà eu le sentiment d’être discriminés au cours d’un entretien d’embauche, selon une étude de Michael Page de 2023.

Pour y remédier, Tania Ocana a identifié douze leviers d’action afin de garantir un processus de recrutement davantage aligné avec les attentes réelles des candidats :

  • Utiliser des méthodes valides et reliées au poste
  • Donner l’opportunité aux candidats de démontrer leurs compétences
  • Utiliser les mêmes méthodes et critères pour tous
  • Donner une deuxième chance
  • Utiliser des méthodes où il est difficile de tricher
  • Faire un feedback rapide et argumenté
  • Donner des explications tout au long du processus
  • Ouvrir le dialogue et rester accessible
  • Être honnête
  • Avoir une attitude bienveillante et respectueuse
  • Respecter la vie privée des candidats
  • Réduire au maximum les biais, préjugés et stéréotypes

Le monde du travail est en pleine mutation, et avec lui, les pratiques de recrutement. Face à une concurrence accrue pour attirer les meilleurs talents, on peut être tenté de se démarquer par le biais d’initiatives originales, voire parfois farfelues. Si je reconnais bien volontiers que l’intention est louable, les méthodes basées sur le jeu et le divertissement atteignent rarement leurs objectifs. Alors, que faire ? La solution ne réside pas tant dans le rejet systématique des méthodes « innovantes », mais plutôt dans une approche plus réfléchie et mesurée. Gardons la pertinence de l’évaluation et la qualité de l’expérience candidat comme boussoles de notre activité, et repensons collectivement l’avenir du recrutement pour qu’il soit à la fois efficace et humain.

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Article rédigé par Marie-Sophie Zambeaux et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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