« Les biais cognitifs faussent l’évaluation et minent la diversité du recrutement »
05 feb 2025
7 min
En matière de recrutement comme ailleurs, les biais cognitifs influencent nos décisions, souvent à notre insu. Dans son livre Recrutement sous influence (Dunod, 2025), la fondatrice de ReThink RH, Marie-Sophie Zambeaux, met en lumière ces mécanismes invisibles.
Effet de halo, biais d’affinité, effet de récence… Connaissez-vous ces mécanismes inconscients qui influencent nos choix et impactent fortement nos décisions de recrutement ? Autant de raccourcis mentaux qui faussent l’évaluation des candidats et peuvent engendrer des conséquences coûteuses pour les entreprises, tant en termes d’équité que de performance. Dans son ouvrage, Marie-Sophie Zambeaux décrypte ces biais cognitifs, tout en proposant des solutions concrètes et systémiques pour les limiter. Son objectif : repenser le processus de recrutement pour instaurer des pratiques justes, favorisant la diversité et un environnement de travail véritablement équitable. Entretien.
Une récente étude révèle que 77 % des DRH, 64 % des managers et 63 % des recruteurs font confiance à leur intuition. Pourquoi conserve-t-elle une place si privilégiée dans le monde professionnel ?
Marie-Sophie Zambeaux : L’intuition continue de dominer les pratiques de recrutement en raison de notre culture populaire, qui en fait un idéal glorifié par des figures comme Steve Jobs, Einstein… ou même Yoda. On cultive l’idée que certains seraient dotés d’un « sixième sens », une sorte de pouvoir magique pour détecter le potentiel. Chez les recruteurs, ce phénomène est amplifié par leur perception d’être empathiques et capables de capter des signaux faibles.
Pourtant, ce qu’ils appellent « intuition » est souvent l’effet de biais cognitifs inconscients qu’ils méconnaissent ou sous-estiment. Sans compter un manque de formation sur ces biais qui renforce leur influence. Par définition, un biais est un phénomène dont nous n’avons pas conscience, et les recruteurs ne font pas exception ! Et même lorsqu’ils en connaissent l’existence, ils peuvent avoir la faiblesse de croire qu’ils sont, à titre personnel, moins impactés que les autres. C’est bien évidemment une erreur, et il s’agit d’un biais cognitif à part entière, appelé « biais de l’angle mort » ou « biais de la tache aveugle ».
Quels sont les dangers d’un recrutement intuitif ?
M-S. Z. : S’appuyer sur l’intuition dans le recrutement peut sembler naturel, mais cela comporte des risques majeurs et des conséquences collatérales multiples. En effet, les erreurs de recrutement augmentent souvent le turn-over : un collaborateur mal choisi risque de quitter prématurément l’entreprise, démotivant au passage les autres membres de l’équipe. Un mauvais recrutement peut également générer des tensions entre collègues, alourdir la charge de travail pour compenser le manque de compétences du nouvel employé, et entraîner une baisse de la motivation globale. Sans oublier que, lorsque les équipes perçoivent que les décisions de recrutement reposent sur des « intuitions » ou des préférences subjectives, cela peut entamer la crédibilité des décideurs.
Les pratiques intuitives présentent aussi un risque de dérives discriminatoires, même involontaires, exposant l’entreprise à des sanctions légales ou à des litiges. Et enfin, les recrutements basés sur l’intuition favorisent souvent des profils similaires au recruteur, limitant ainsi la diversité au sein des équipes. Mais cette dernière est une source essentielle d’innovation et de créativité ! Alors qu’à l’inverse, une homogénéité excessive peut réduire la performance collective et freiner la résolution de problèmes complexes.
Quels sont les biais cognitifs que vous observez le plus fréquemment dans le recrutement, et pourquoi sont-ils particulièrement nuisibles ?
M-S. Z. : Le tout premier est l’effet de halo, où une caractéristique positive est exagérément valorisée et finit par occulter les autres compétences et/ou éventuelles faiblesses. Par exemple, une qualité isolée peut influencer la perception globale d’un candidat, même si cela n’a aucun lien avec ses compétences réelles ! Il y a aussi le biais d’affinité qui pousse les recruteurs à privilégier les candidats qui leur ressemblent, que ce soit en termes de parcours, d’intérêts ou de valeurs. Ce biais limite la diversité au sein des équipes, freine l’innovation et peut empêcher l’émergence de perspectives variées et enrichissantes.
L’erreur fondamentale d’attribution est également fréquente. Elle consiste à attribuer un comportement à la personnalité du candidat, sans prendre en compte les circonstances externes. Par exemple, juger un retard comme un signe de manque de fiabilité, sans considérer des facteurs extérieurs comme un incident de transport. Et pour finir, l’effet de récence biaise l’évaluation globale en donnant une importance excessive au dernier candidat rencontré, simplement parce que son entretien est encore frais dans la mémoire du recruteur. Ce biais nuit à une évaluation équitable de l’ensemble des profils.
Vous mentionnez que la sensibilisation aux biais cognitifs peut parfois être contre-productive, comme le soulignent les travaux de Benjamin Pastorelli. Pouvez-vous en expliquer les raisons ?
M-S. Z. : Selon ce docteur en psychologie, les formations sur les biais cognitifs, si elles sont mal conçues ou limitées à une simple sensibilisation, peuvent parfois produire l’effet inverse, en renforçant certains biais plutôt qu’en les réduisant. Il y voit quatre raisons : en exposant explicitement certains biais, comme les stéréotypes, ces formations peuvent paradoxalement ancrer ces idées dans l’esprit des participants. Ensuite, les participants ayant suivi une formation sur les biais peuvent développer une surconfiance dans leur capacité à les éviter. Ce sentiment de maîtrise peut réduire leur vigilance et les inciter à négliger les garde-fous nécessaires, comme des outils ou des processus structurés.
En présentant également les biais comme des mécanismes inconscients et incontrôlables, ces formations risquent de dédouaner à la fois les individus et les organisations de leur responsabilité. Cela peut freiner les efforts pour améliorer les pratiques et promouvoir des processus décisionnels plus équitables. Pour finir, trop centrées sur l’individu, ces formations oublient, parfois, de traiter les défaillances structurelles, comme les biais dans les processus RH ou les outils de recrutement. Or, ces facteurs systémiques jouent un rôle clé dans la perpétuation des discriminations et des biais.
Vous présentez le processus décisionnel structuré comme un moyen efficace pour limiter les biais cognitifs. Comment les recruteurs peuvent-ils le mettre en place ?
M-S. Z. : Un processus décisionnel structuré est essentiel pour réduire les biais cognitifs en recrutement, comme le soulignent Olivier Sibony et Dan Lovallo. Cette approche met l’accent sur la manière dont les décisions sont prises, car cela a un impact bien plus significatif que le contenu des informations évaluées. En instaurant des critères objectifs et une méthodologie claire, cette structure agit comme un garde-fou contre les biais inconscients. Pour y parvenir, quatre pratiques concrètes peuvent être mises en œuvre par les recruteurs.
Tout d’abord, les entretiens structurés consistent à poser les mêmes questions à tous les candidats dans le même ordre, ce qui permet une évaluation plus équitable et comparable. Ensuite, l’utilisation de grilles d’évaluation avec des critères définis et pondérés à l’avance aide à comparer objectivement les candidats sur des bases communes. Il est également crucial de séparer la collecte et l’analyse des données, afin de limiter l’influence des intuitions en découpant ces étapes. Enfin, les délibérations collectives structurées permettent de multiplier les points de vue tout en réduisant l’effet de conformisme, garantissant ainsi une prise de décision plus réfléchie et équilibrée.
Vous recrutez ? À vos marques (employeurs), prêts, partez !
Vous évoquez la méthode des incidents critiques, développée par John C. Flanagan, comme une approche qualitative phare pour cibler les compétences essentielles et enrichir l’évaluation des candidats. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela limite les biais ?
M-S. Z. : La méthode des incidents critiques, développée en 1954, est une technique qualitative qui permet de dépasser les critères génériques souvent utilisés dans le recrutement. Elle repose sur la collecte d’exemples concrets de situations où un collaborateur a soit excellemment performé, soit échoué dans son rôle. L’objectif est d’identifier les comportements spécifiques qui ont réellement fait la différence, que ce soit de manière positive ou négative.
Cette approche offre plusieurs avantages. Plutôt que de s’appuyer sur des critères flous ou potentiellement discriminants, elle met en avant les compétences et comportements directement liés à la réussite ou à l’échec dans un poste. En se basant sur des faits concrets plutôt que sur des impressions ou des stéréotypes, cette méthode limite considérablement l’influence des jugements subjectifs, rendant ainsi le processus plus juste et équitable. De plus, les exemples collectés servent de base pour établir des critères d’évaluation précis et actionnables, contribuant à une prise de décision plus structurée et objective.
Certaines étapes du processus de recrutement sont plus sujettes aux biais cognitifs. Quelles sont-elles ?
M-S. Z. : Certaines pratiques de recrutement sont particulièrement propices à l’apparition de biais cognitifs, compromettant ainsi l’équité et l’efficacité du processus. Par exemple, le fait de ne pas challenger les critères de recrutement ou de rédiger des annonces non inclusives avec des listes de compétences trop longues peut pousser certains candidats potentiels à s’auto-censurer. De même, les entretiens non structurés, où les questions varient d’un candidat à l’autre, rendent impossible une comparaison équitable entre les profils. Les prises de références informelles ou l’utilisation de tests de personnalité peu fiables aggravent également le problème.
Certaines questions, comme celles portant sur les hobbies, l’origine ou la situation familiale, peuvent, même posées sans mauvaise intention, renforcer des stéréotypes. Enfin, des pratiques comme le partage des avis entre intervieweurs avant la délibération ou le recours à des entretiens vidéo différés amplifient les biais liés aux premières impressions.
Vous mentionnez la « sagesse des foules » comme un moyen efficace pour réduire les biais via des jugements indépendants. Pourquoi ?
M-S. Z. : Recourir à l’intelligence collective dans le recrutement peut être un levier puissant pour limiter les biais cognitifs, à condition que le processus soit rigoureusement encadré. Impliquer plusieurs intervieweurs permet de neutraliser les biais individuels grâce à la diversité des points de vue, mais cela nécessite de standardiser les évaluations à l’aide de grilles et de critères objectifs. Les jugements doivent être collectés de manière indépendante, en évitant les discussions prématurées afin de réduire l’effet de conformisme.
Une réunion de synthèse structurée est ensuite essentielle pour confronter les observations de manière constructive, en s’appuyant sur des faits plutôt que sur des opinions dominantes. Enfin, limiter le nombre d’interviews permet de maintenir l’efficacité du processus tout en évitant de décourager les candidats. Bien orchestrée, cette approche favorise des décisions plus justes et objectives, mais mal encadrée, elle risque de renforcer les biais sociaux ou le conformisme.
Vous décrivez l’IA comme un « pharmakon », à la fois remède et poison. Quelles sont, selon vous, les opportunités et les limites de celle-ci pour un recrutement éthique ?
M-S. Z. : Dans le recrutement, l’IA offre des opportunités prometteuses, mais son utilisation doit être soigneusement encadrée. Les algorithmes doivent être conçus en collaboration avec des experts en IA, des sociologues et des éthiciens, afin de garantir une réelle diversité de perspectives et d’éviter la reproduction de biais existants. Des données d’entraînement équilibrées sont essentielles, tout comme l’intégration de garde-fous humains pour analyser et valider les résultats générés par l’IA. Sans cette supervision rigoureuse, l’IA risque de renforcer les discriminations ou d’exclure des groupes sous-représentés. En résumé, l’IA est un outil puissant pour améliorer les pratiques de recrutement, mais elle nécessite une vigilance constante pour être un remède efficace et non un facteur aggravant.
Pour finir, vous citez Stendhal qui écrivait : « Ne crois aveuglément personne, même pas toi. » Pourquoi est-il si difficile, pour nous, humains, d’accepter cette idée, surtout lorsqu’il s’agit de recruter ?
M-S. Z. : Stendhal illustre une vérité universelle : nous avons naturellement tendance à faire confiance à nos jugements, même lorsqu’ils sont imparfaits. Cela s’explique par plusieurs facteurs : notre aversion pour l’incertitude, les raccourcis cognitifs de notre cerveau, l’effet de surconfiance, ainsi que la valorisation culturelle de l’intuition dans des domaines.
Remettre en question nos jugements est souvent perçu comme inconfortable, voire menaçant, car cela touche à notre identité et à nos compétences. Pourtant, dans un domaine aussi stratégique que le recrutement, douter de soi est essentiel pour limiter les biais et améliorer la qualité des décisions. En adoptant des outils structurés et en cultivant l’auto-réflexion, il devient possible de progresser vers des pratiques plus justes et performantes.
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Article rédigé par Laure Girardot et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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