Recrutement : pourquoi les chômeurs pâtissent de leur statut (et comment y remédier)
30 abr 2024
7 min
Dans l'imaginaire collectif, le chômage reste associé à certains préjugés tels que la paresse, l’exploitation du système de redistribution, voire l'incompétence. La punchline du Président Emmanuel Macron lors de son premier mandat, « Je traverse la rue et je vous trouve un travail », illustre bien ces stigmatisations. Or, cette approche culpabilisante omet les facteurs systémiques du chômage, qui pèsent autant sinon plus que la simple volonté de trouver un emploi. À commencer par une question simple : quel rôle jouent les recruteurs dans l’équation ?
50 % de la population française considère les chômeurs comme « responsables » de leur situation, selon le baromètre Elabe de décembre 2023. Profitant de ce faisceau d’opinions, certaines décisions politiques interviennent, telles que la réforme de l’assurance chômage incluant, entre autres, la suppression de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) pour les chômeurs en fin de droits. Ces arbitrages questionnent la vision du chômage dans l’écosystème français, qui semble s’inscrire dans l’ « individualisme méthodologique » de Raymond Boudon. Dit autrement, il se manifeste par des croyances selon lesquelles les demandeurs d’emploi seraient responsables de leur situation, en raison de leur niveau de compétences, de motivation ou de leurs choix professionnels.
Cette perspective lacunaire occulte les « faits sociaux », qui désignent les normes sociales, les institutions et les structures sociales qui régissent le fonctionnement de la société et exercent une pression sur les individus. En prenant en compte ce prisme plus systémique, le rôle des entreprises vis-à-vis du chômage -recruteurs compris- doit être considéré. En effet, alors que l’INSEE projette une hausse du chômage à 7,6 % de la population active en juin prochain (7,2 % un an plus tôt), et que 41 % des entreprises françaises rencontrent encore des difficultés de recrutement selon la Banque de France, pourquoi se privent-elles d’un tel vivier de travailleurs ? Les perceptions négatives projetées sur les chômeurs sont-elles en train de s’effriter ? À quel rythme ? Voyage au cœur du chômage du XXIe siècle.
Perception socio-économique et évolutive du chômage
À la fin du XIXe siècle, avec l’avènement des premiers recensements statistiques visant à comprendre la réalité sociale en mutation due à l’industrialisation du travail, émerge le chômage. Auparavant, le terme « chômeur » était associé aux « indigents », comme le souligne Laetitia Vitaud, autrice et conférencière sur le futur du travail. Toutefois, en 1896, avec le développement du droit, la figure du chômeur prend la signification d’une personne se trouvant temporairement sans emploi. « Au milieu du XXe siècle, conjointement avec la création de la sécurité sociale en France et la rédaction du rapport Beveridge au Royaume-Uni, l’État providence émerge en Europe. La philosophie s’appuie sur une logique de financement du risque de perte d’emploi par la mutualisation. » Les Trente Glorieuses voient une baisse significative du chômage en France, grâce à la reconstruction, à l’expansion industrielle et à la création d’emplois dans de nouveaux secteurs. Or, la crise pétrolière de 1973 entraîne une stagnation économique et une augmentation du chômage. « La mise en place de la rupture conventionnelle en 2007 libère la vision subie du chômage et fait entrer le choix dans l’équation. Il est possible de choisir son prochain poste, de se reconvertir ou de créer son entreprise », poursuit Laetitia Vitaud.
Malgré une approche des carrières qui se dynamise, du côté des entreprises, « un conservatisme couplé à un hyper-adéquationnisme » persiste et exerce une pression inverse. « À l’image du passé, les recruteurs favorisent encore les carrières linéaires et minimisent la prise de risque en se tournant vers des candidats perçus comme “désirables”. Le droit du travail français étant assez rigide, quand on embauche en CDI, on n’a pas le droit à l’erreur. Cette sécurité est non vertueuse puisqu’elle entretient le fossé entre les insiders (salariés) et les outsiders (les personnes sans emploi). » Dans son livre La folle histoire du chômage (Éditions Apogée, 2023), l’historien Yves Zoberman revient sur cette condamnation morale du chômage en tant que paresse, déjà introduite dans la Bible. « Qui ne veut travailler, que celui-là ne mange pas non plus », écrivait Saint Paul (épître aux Thessaloniciens, Nouveau Testament). La rhétorique du chômeur coupable semble donc une ritournelle : « Aujourd’hui, au lieu de penser le chômage de façon systémique, on choisit de véhiculer un discours culpabilisant, ce qui est contre-productif puisque cela alimente le chômage structurel de certaines catégories de personnes : les jeunes et les plus seniors », souligne Laetitia Vitaud.
Chômage & recrutement : une fusion des horizons est-elle à l’œuvre ?
Marché du travail : vers une redistribution des cartes
Henri de La Roque, directeur général du cabinet de recrutement FYTE au sein de Morgan Philips Group, souligne que dans certains secteurs et catégories de postes, le comportement des recruteurs a évolué vis-à-vis des chômeurs. « La pénurie de ressources sectorielles, conjuguée à un chômage catégoriel des cadres en dessous du plein-emploi (4 %), nous exhorte à changer de perspective. Le chômage n’est pas un problème d’emploi mais d’employabilité : une formation peut rapidement combler un manque sur certaines compétences métiers. Parallèlement, les entreprises valorisent davantage les soft skills, perçus comme des vecteurs d’adaptabilité », analyse-t-il. Autre facteur à prendre en considération : des cycles de décision plus courts. « Les budgets sont limités dans le temps, signifiant que l’on doit recruter plus vite : une personne disponible rapidement -et exemptée de période de préavis- présente un avantage concurrentiel », souligne encore Henri de La Roque.
Nouveau rapport au travail : le chômage, une transition comme une autre ?
La montée des carrières plurielles, moins linéaires, participe à une certaine décristallisation des recruteurs quant aux « trous » dans le CV. « Les périodes de transition, les reconversions ou encore les projets de création d’entreprise sont aujourd’hui plus légitimes, voire valorisés, notamment pour les cadres », explique Laetitia Vitaud. Henri de La Roque corrobore : « La diversité des formes d’emploi s’étoffe, brouillant positivement les perceptions trop binaires : par exemple, on voit de plus en plus de personnes en seconde partie de carrière qui deviennent managers de transition, experts dans leur domaine. » Aux yeux de Laetitia Vitaud, d’un point de vue sociétal, ces carrières protéiformes entraînent une « désagrégation » du triptyque emploi-statut-identité sociale : « Avant, notre travail constituait le barycentre de notre identité sociale, ce qui est moins le cas aujourd’hui. Dans cette optique, lors d’un recrutement, pourquoi ne pas s’intéresser à l’individu au sens large et non pas uniquement à son profil professionnel ? » Une vision qui s’inspire d’une note de la Fondation Jean-Jaurès, observant que la place du travail dans la vie des Français en activité -dite « très importante »- s’est effondrée, passant de 60 % en 1990 à 24 % en 2021.
Recruteurs : les passeurs stratégiques de la transformation sociale
« Notre mission en tant que cabinet de recrutement est de valoriser, d’expliquer les périodes intermédiaires, telles que le chômage, auprès de nos clients », raconte Henri de La Roque. Si les entreprises acceptent de plus en plus des trajectoires discontinues, il reste néanmoins nécessaire de bâtir un narratif solide autour du schéma directeur professionnel des candidats en situation de non-emploi. « Notre rôle est de faire évoluer le regard sur la précarité professionnelle tout en rassurant nos clients grâce des références solides du candidats », pose encore le directeur général du cabinet de recrutement spécialisé.
Pour permettre ce changement de paradigme, certaines entreprises n’hésitent pas à faire appel à des médiateurs, à l’image de la méthode IOD pensée par l’organisme Transfer. Cette dernière permet à la fois une réinterpréation des modes d’évaluation des personnes sans emploi, tout comme une réévaluation des critères d’exigence des employeurs.
Chômage : 4 pratiques pour lever les barrières du recrutement
Marie-Sophie Zambeaux, experte en recrutement et membre du Lab nous propose 4 pistes pour débrider les idées reçues envers les chômeurs et devenir un maillon actif de l’inclusion.
Piste n°1 : conscientiser les biais vis-à-vis du chômage
Pour combattre les biais envers les chômeurs, il est crucial, pour les recruteurs, de comprendre les différents types de raccourcis mentaux influençant leurs décisions de recrutement :
Le stéréotype : soit une représentation simplifiée et souvent exagérée d’un groupe de personnes, d’une communauté ou d’un trait particulier, qui peut être associée à des préjugés ou des jugements négatifs. « Par exemple, l’idée selon laquelle tous les chômeurs sont perçus comme des individus incompétents ou paresseux est un stéréotype qui généralise de manière injuste et excessive. »
L’erreur fondamentale d’attribution : « Ce mécanisme se produit lorsque nous surévaluons les caractéristiques d’une personne, telles que sa personnalité, ses intentions, ses émotions ou ses opinions. Ce faisant, nous négligeons l’influence des facteurs externes et situationnels sur son comportement. »
L’effet d’ancrage : « Les premières impressions sur un candidat, souvent associées au fait d’être sans emploi, peuvent influencer de manière disproportionnée les décisions de recrutement. »
Le biais de confirmation : ce raccourci mental favorise les informations confirmant nos préjugés ou nos hypothèses, qu’elles soient fondées ou non. « Par exemple, si l’on pense qu’un candidat sans emploi est forcément incompétent, on cherchera à confirmer cette idée en sélectionnant de façon sélective les informations qui la soutiennent lors de l’entretien. »
Le biais d’aversion : soit ce phénomène psychologique où les individus craignent plus les pertes potentielles que les gains équivalents. En recrutement, cela se traduit par une préférence pour les candidats en poste et une surestimation de leurs compétences. « Les recruteurs peuvent ainsi percevoir le recrutement de candidats en poste comme une victoire sur la concurrence, surestimer leurs compétences et craindre de passer à côté d’un talent potentiel. »
Selon Marie-Sophie Zambeaux, différentes actions sont possibles pour surmonter les biais en recrutement. Tout d’abord, il est crucial de réfléchir à l’architecture de la prise de décision, en planifiant le processus de recrutement à l’avance. Ensuite, il est important d’identifier les critères de recrutement pertinents, « en se concentrant uniquement sur les compétences directement liées au poste ». L’utilisation d’entretiens structurés avec des questions standardisées permet d’évaluer tous les candidats de manière équitable. « Il est également nécessaire de se remettre en question et de penser contre soi-même », en reconnaissant les périodes de chômage comme des opportunités d’apprentissage. En outre, diversifier et croiser les méthodes d’évaluation offre une vision plus complète des candidats. Enfin, orchestrer le recours au collectif en impliquant plusieurs personnes dans le processus de recrutement aide à limiter l’influence des biais individuels.
Piste n°2 : développer une culture d’entreprise inclusive
« Il est primordial de sensibiliser les recruteurs et les managers aux défis de l’intégration des chômeurs dans le processus de recrutement », conseille encore notre experte. Cela passe, entre autres, par la reconnaissance des périodes de chômage comme des opportunités d’apprentissage et de croissance personnelle : le bénévolat, l’entrepreneuriat, l’autoformation… En parallèle, « il est essentiel de communiquer de manière transparente sur les engagements de l’entreprise en faveur de l’inclusion des chômeurs, tant en interne qu’en externe, afin de renforcer la confiance et l’engagement de tous les acteurs ». Enfin, partager les réussites des chômeurs recrutés peut servir d’inspiration pour d’autres candidats et contribuer à créer un environnement où chacun se sent valorisé et soutenu dans son parcours professionnel.
Piste n°3 : mettre en place un processus de recrutement plus objectif et soutenant
La méthode de recrutement par simulation (MRS) permet d’évaluer les compétences de manière équitable et objective. En complément, la période de mise en situation en milieu professionnel (PMSMP) permet aux demandeurs d’emploi de se confronter à une situation réelle de travail : découvrir un métier ou un secteur d’activité, confirmer un projet professionnel, ou initier une démarche de recrutement. Enfin, pour faciliter l’intégration professionnelle des chômeurs nouvellement recrutés, « la mise en place de programmes de tutorat ou de parrainage peut être particulièrement bénéfique, offrant un soutien et une orientation personnalisée », comme le pointe Marie-Sophie Zambeaux.
Piste n°4 : collaborer étroitement avec des acteurs locaux
« Collaborer avec des organismes de formation et d’insertion permet d’identifier des candidats potentiels et de concevoir des programmes de recrutement adaptés », conseille encore notre experte. De plus, s’associer à des associations locales spécialisées dans l’accompagnement des chômeurs offre une plateforme pour entrer en contact avec des talents souvent sous-représentés dans les processus traditionnels de recrutement. « En participant à des forums emploi et des événements dédiés aux chômeurs, l’entreprise peut attirer des candidats motivés et qualifiés pour ses opportunités d’emploi », conclut Marie-Sophie Zambeaux.
Article rédigé par Laure Girardot et édité par Mélissa Darré, photo Thomas Decamps.
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