« Dans mon groupe d’amis, je suis le seul à ne pas faire de grandes études »
14 jun 2023
6 min
Journaliste
En France, l’accès au monde du travail reste encore aujourd’hui très conditionné par les diplômes : il y a les bonnes et les mauvaises écoles, les chemins de l'élite et les voies de garages. Cette hiérarchie pétrie d’esprit de compétition, pousse les étudiants à se comparer les uns aux autres, engendrant parfois de profonds complexes d'infériorité et des frustrations. Cela est d’autant plus vrai lorsqu'on se trouve être le « mouton noir » d’un cercle d'amis qui collectionne les distinctions. Alors, comment ne pas céder au piège de la comparaison lorsque l’on déroge à la voie d’or ?
« Si je fais partie de ce groupe d’amis, c’est qu’il y autre chose que les études qui nous fédère », Adrien, 22 ans
Assez jeune, on me fait comprendre que je suis trop distrait et pas assez « cérébral » pour faire de grandes études. En classe de troisième, l’équipe pédagogique me convoque et sans prendre de pincettes, le verdict tombe : je n’ai pas le niveau pour poursuivre mon cursus scolaire dans un lycée général. Que faire de cette information ? À contrecœur, je choisis d’intégrer un Bac Pro boulangerie-pâtisserie que j’obtiens sans difficulté. Il est vrai que j’ai toujours été plus manuel que scolaire, mais j’aurais préféré choisir moi-même mon avenir plutôt que le voir sceller par d’autres personnes.
Alors que la majorité de mes amis d’enfance partent faire leurs études supérieures, j’ai déjà commencé à travailler en boulangerie. Vivre dans un petit patelin alors que tout le monde part n’est pas simple et on se sent très seul. Je me pose pas mal de questions : « Ai-je fait les bons choix ? Suis-je vraiment heureux de ma situation ? Qu’est-ce que les autres ont que je n’ai pas ? » Difficile de ne pas succomber au piège de la comparaison. Pendant ces premières années post-bac, je suis en décalage avec mes amis : quand ils me parlent de leur vie étudiante, de leurs concours d’entrée dans des écoles que je confonds, je raconte les mêmes anecdotes sur notre village dans lequel je suis resté. Je ne saisis pas complètement ce qu’ils vivent, tout comme ils ne comprennent pas que je puisse habiter une maison quand ils peinent à payer le loyer de studios de dix mètres carrés pour un prix équivalent.
Aujourd’hui, si nous n’en sommes pas au même stade dans nos vies, nous avons toujours réussi à nous retrouver pendant les vacances universitaires dans le même bar que nous fréquentons depuis l’époque où nous étions trop jeunes pour boire légalement. On a tous grandi et changé, mais au fond, pas tellement. Nous sommes toujours aussi heureux de nous retrouver et nous nous comportons encore comme des gamins lorsqu’il s’agit de partager la passion qui a scellé notre amitié lorsque nous étions hauts comme trois pommes : le foot. J’estime qu’il y a quelque chose d’autre que les études qui nous fédère : des passions, des valeurs communes et des souvenirs. Avec le temps, je réalise aussi qu’il est dommage de de s’égarer sur la pente glissante du «c’était mieux avant », que trop de nostalgie et de comparaison me rendent malheureux. Depuis, j’accepte l’idée que, tout comme l’habit ne fait pas le moine, les études ne sont pas le seul marqueur d’intelligence. J’oublie aussi l’image du «vilain petit canard » que l’on m’a injustement attribuée très jeune et je m’éduque autrement : je lis, j’écoute, je m’intéresse et surtout, je me laisse guider par ma curiosité. Je suis très content d’avoir acquis suffisamment de confiance en moi pour arrêter de me comparer aux autres. Maintenant, je suis persuadé qu’il n’existe pas de chemin universel vers le succès. Le parcours de chacun a sa valeur et ladite réussite dépend de notre capacité à nous écouter, indépendamment de ce que l’on nous dicte.
« J’apprends que la réussite des autres ne doit en aucun cas être perçue comme une menace pour moi », Raphaëlle, 25 ans
Depuis le collège, je suis « l’élève modèle », alors mes enseignants m’encouragent à « viser le haut de l’échelle ». Une fois mon bac scientifique mention très bien en poche, j’emprunte ce que beaucoup de personnes considèrent comme la voie royale : la médecine. Comme beaucoup d’étudiants, je mets ma vie entre parenthèses durant l’année de la PACES. Ce sacrifice je suis prête à le faire car je pense alors qu’un an ou deux dans une vie, ce n’est pas grand-chose. Mais à quel prix ? Celui de ma santé mentale. Lorsque je reçois les résultats du premier semestre, je déchante totalement. La pression prend des airs de dépression. Mon estomac est constamment noué et le seul moyen de trouver le sommeil est de m’épuiser à la tâche. Pour la première fois de ma vie, je perds foi en mes propres capacités, je me sens nulle et vulnérable. Sur le conseil de mes parents et de mon médecin, je prends la décision de lever le pied et de prendre du temps pour moi : une décision que je vis comme un cuisant échec, un abandon marqué au fer rouge sur mon front. Lorsque mes amis de la PACES qui ont réussi le concours me décrivent leur nouvelle vie universitaire et font part de leurs doutes sur leur choix de spécialité avec un jargon très pointu, je me sens sur la touche.
Au fil du temps, je me découvre plus résiliente et la honte se dissipe. Depuis, mon parcours se dessine bien : après avoir obtenu un BTS opticien lunetier, je complète mon cursus par une licence et un master. Aujourd’hui, je travaille aux côtés d’ophtalmologistes et je réalise des examens de vue. Je suis fière du chemin parcouru, car il me pousse à mesurer mes succès en redéfinissant mes propres critères de réussite. J’apprends à suivre mes aspirations et mes valeurs, sans me soumettre à celles de mes professeurs, ma famille ou de mes pairs. Je réalise que la Raphaëlle que j’étais à 18 ans ne serait pas déçue, mais plutôt fière de la force d’esprit dont elle sait faire preuve. Désormais, je me dévalorise nettement moins lorsque je suis entourée de mes amis de médecine : une tranquillité d’esprit que je peux m’octroyer après avoir réalisé que la réussite des autres ne devrait en aucun cas être perçue comme une menace pour moi. Elle n’amoindrit en rien la valeur de mon parcours et la grandeur de mes accomplissements. Certes, je n’ai pas fait de « grandes études », mais où est-il écrit que cela sert d’indicateur de réussite ? Et selon qui ?
« J’essaye de trouver ce qui a vraiment du sens pour moi aujourd’hui », Lola, 24 ans
Tout au long de ma scolarité, j’ai entendu cette phrase : « Lola est une élève moyenne. » Avec des notes qui flirtent dangereusement avec la moyenne, je décide de ne pas trop accorder d’importance à l’opinion de mes professeurs sur mes aptitudes. Après l’obtention de mon bac, j’arrive en fac de droit. Mais très vite, je perds tout intérêt pour mes cours, me contentant de faire acte de présence en TD, ce qui se solde systématiquement par une série de rattrapages à l’issue de chaque semestre. Personne n’est surpris quand je redouble ma première année de licence, ainsi que ma L2. J’essaie chaque jour de me remobiliser, en vain. Et pendant ma troisième année de licence, je décroche totalement.
C’est un choix que j’ai du mal à assumer auprès de ma famille et de mes amis, qui s’imposent tous des critères de réussite très élevés. Pour eux, suer sang et eau pour accéder aux grandes écoles et aux carrières les plus prestigieuses est normal. À l’époque, j’essaie de me convaincre que j’ai envie de me conformer à ce vieux schéma frelaté de la réussite. Plus les années passent, plus j’ai l’impression d’accumuler du retard par rapport à mes amis qui se lancent dans des études toujours plus challengeantes. Je ne suis pas faite pour les études, pas plus que pour le triptyque métro-boulot-dodo qui m’attend à la sortie. Je décide donc de m’accorder un an pour voyager et me laisser respirer, au risque de passer pour un extraterrestre auprès de mes proches. Je n’ai jamais roulé sur l’or, donc j’enchaîne les petits boulots pendant mon périple : de barman à téléopératrice, en passant par pigiste pour un magazine de surf, j’acquiers des compétences dans tout un tas de domaines que je n’aurais jamais touchés du doigt autrement. À mon image « d’élève moyenne » et de « mouton noir » se substitue celle de « débrouillarde », une qualité que je réussis à valoriser pour obtenir d’autres jobs.
Désormais, j’arrête de m’auto-flageller. Je cesse de culpabiliser d’être la seule personne à avoir abandonné ses études dans mon entourage, car je suis persuadée d’avoir davantage appris sur le terrain que je n’aurais pu le faire sur les bancs de la fac. Avant, j’avais tendance à envier mes amis, en particulier l’obstination dont ils ont fait preuve pendant leurs études, si bien que je me voyais comme une vraie paresseuse et une incapable. Entre nous, je crois avoir prouvé que j’étais plus que ça : j’ai réussi à me détacher d’un modèle de réussite qui ne me convient pas et j’essaye de trouver ce qui a vraiment du sens pour moi. Ce processus me rend plus libre et plus heureuse. Dans tous les cas, je ne crois pas qu’il y ait un seul modèle de réussite. Il y a des chemins plus sinueux et je pense que les emprunter demande beaucoup de courage et de détermination.
Article édité par Romane Ganneval ; Photo de Thomas Decamps
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