« Malgré les discours, les diplômés font toujours les mêmes choix de carrière »

29 sept 2022

4 min

« Malgré les discours, les diplômés font toujours les mêmes choix de carrière »
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Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Malgré un discours de rupture affiché par certains étudiants de grandes écoles, Tristan Dupas-Amory, chercheur associé à l’ESCP, constate qu’une majorité de jeunes diplômés poursuivent les mêmes carrières que les générations qui les ont précédés.

Vos études portent sur le parcours professionnel des jeunes diplômés issus des grandes écoles. Pourquoi avoir centré cet objet d’étude sur cette population particulière ?

J’ai scindé le sujet en deux, avec d’une part le consentement au travail et de l’autre, les trajectoires professionnelles, notamment des jeunes diplômés issus des grandes écoles. Cette population est en effet très particulière, car la question du rapport à l’emploi ne se pose pas de la même manière en fonction du cursus que l’on a suivi et notre positionnement sur le marché de l’emploi. Pourquoi m’y suis-je intéressé ? Tout simplement parce que je me suis posé la question suivante : pourquoi dans ces écoles qui sont censées ouvrir toutes les portes, les diplômés font à peu près tous les mêmes choix de carrière ? On pourrait parler d’un isomorphisme des choix et c’est ce qui m’a intrigué.

Qu’entendez-vous par consentement au travail ?

La question à laquelle j’essaye de répondre est la suivante : est-ce qu’on consent vraiment, par la trajectoire que l’on choisit, aux conditions dans lesquelles on évolue ? Toute notre carrière se construit en fonction de différents mécanismes, de déterminismes sociaux, familiaux, etc. Mais notre consentement est aussi censé être actif, libre et éclairé. On sait ce que l’on veut faire, dans les conditions dans lesquelles on veut les faire. C’est une construction à l’interface de l’individuel et du collectif.

Un nouveau rapport à l’emploi des jeunes générations s’exprime avec force lors des cérémonies de remise de diplôme des grandes écoles. Des étudiants disent ne plus vouloir occuper des emplois qui participent à la destruction de l’environnement et opèrent une rupture vis-à-vis des carrières qui leur sont dévolues. Dans les faits, qu’en est-il ?

Ce qui est super intéressant en ce moment, c’est qu’on donne beaucoup de visibilité aux discours prononcés lors des cérémonies de remise de diplôme. Et s’il y a une volonté radicale de transformation sociale et écologique chez certains étudiants, ils n’en représentent qu’une partie. En fait, la majorité des étudiants diplômés de grandes écoles continue de faire les mêmes choix de carrière que leurs prédécesseurs. D’après le dernier rapport de la conférence des grandes écoles, entre un et deux tiers de leurs diplômés se dirigent vers la finance ou le conseil (60% au sein d’HEC par exemple). On verra dans les prochaines enquêtes si cela évolue, mais pour le moment, c’est toujours très ancré.

Quels sont les mécanismes à l’origine de tels écarts entre le discours et la réalité des trajectoires étudiantes ? Vous imputez ces choix notamment à des habitudes (réseautage, entreprises partenaires des écoles…). Tout concourt à ne pas sortir de l’ornière ?

Ce phénomène a déjà été étudié. Par exemple à Harvard et Stanford, des chercheurs se sont demandé pourquoi dans ces universités qui ouvrent toutes les portes, une majorité écrasante d’étudiants continue de suivre la même voie. Ils ont décrypté un ensemble de mécanismes qu’ils ont appelé « l’entonnoir de carrière ». En faisant mes propres recherches, j’ai découvert des spécificités françaises en la matière : il y a par exemple des liens très forts, historiques même, entre certains secteurs et ces écoles. C’est donc assez naturel pour les étudiants de suivre ce même chemin. On voit un peu plus de forums dédiés à la transition écologique aujourd’hui, ce qui pourrait enclencher des changements de trajectoire.

« Ce que l’on observe ces dernières années c’est que ce sont parfois de très jeunes diplômés qui font ces discours sans avoir vraiment cette expérience de l’emploi », Tristan Dupas-Amory

Rupture mais continuité… Ces évolutions de mentalités prennent peut-être du temps à s’incarner ?

Oui c’est une dyade changement-continuité. Mais aussi, ce que l’on observe ces dernières années c’est que ce sont parfois de très jeunes diplômés qui font ces discours sans avoir vraiment cette expérience de l’emploi. Ce que j’appelle la maturité sans expérience. Ça donne parfois l’impression qu’ils désertent précocement. Mais bifurquer serait un terme mieux choisi à mon sens que déserter. Le déserteur, c’est celui qui abandonne la bataille, or la bataille pour un autre rapport à l’emploi doit encore être menée. Cette rupture, si elle concerne une minorité de jeunes diplômés, n’a rien d’impossible. D’autres essayent aussi de changer le système de l’intérieur, ce qui n’a rien d’une sinécure.

Si les mêmes secteurs sont toujours privilégiés, le rapport au travail de ces jeunes diplômés ne change-t-il pas pour autant ?

De manière visible, de nouvelles velléités des jeunes diplômés, mais aussi des salariés se rapprochent d’une forme de non consentement par rapport aux normes actuelles du travail. Le quiet quitting par exemple est la manifestation d’un non consentement à la trop grande place que prend le travail dans nos vies. On a l’impression que c’est très récent, mais pourtant, cela n’a rien de nouveau. Dans la nouvelle Bartleby de Melville (1853), un employé résistait déjà aux injonctions productives de son patron en répliquant « j’aimerais mieux ne pas le faire ». On était déjà dans une forme de quitting. C’est en fait le surgissement dans l’actualité d’un phénomène plus ancien. Cela intéresse les chercheurs bien sûr, mais aussi les gens qui en font l’expérience quotidienne dans leur travail.

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On parle régulièrement de la jeunesse… Mais n’est-ce pas oblitérer une diversité de situations et autant de rapports à l’emploi ? Par exemple, si certains bénéficient d’un accès à l’emploi privilégié, le taux de chômage dans cette population reste très élevé (17,8% au deuxième trimestre 2022.).

Oui, il y a un marché des diplômes à deux vitesses et les questions ne se posent pas de la même manière que l’on ait fait une école qui est cotée sur le marché du travail ou pas. Il faut rappeler que ces jeunes diplômés ont un rapport au travail particulier, parce qu’ils savent très bien qu’ils sont des privilégiés et que globalement, ils trouveront un travail s’ils le désirent. Néanmoins, ça n’enlève rien aux discours d’étudiants en rupture qui enclenchent une réflexion qui permettra peut-être à d’autres d’interroger leur rapport au travail. Maintenant, comment envisage-t-on son rapport à l’emploi quand on vient d’une formation un peu moins prestigieuse ? Est-ce plus compliqué d’avoir un travail qui nous plaît, avec un salaire décent ? Le sujet des jeunes diplômés à leurs remises de diplôme a un peu éclipsé cette réalité. Il y a sur marché de l’emploi de grandes différences de situations à explorer, et il faut en parler.

Article édité par Romane Ganneval
Photo par Thomas Decamps

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