Leadership : et si la vraie confiance passait (aussi) par le doute ?

17. 12. 2024

5 min.

Leadership : et si la vraie confiance passait (aussi) par le doute ?
autor
Sandra Fillaudeau Lab expert

Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso

prispievatel

Si l’échec s’est progressivement fait une légère place au sein du monde professionnel, le doute, quant à lui, peine à être perçu de manière positive. D’autant plus concernant les décideurs occupant des fonctions managériales ou de direction. Pour notre experte Sandra Fillaudeau, il mériterait pourtant d’être largement reconsidéré.

« J’ai du mal à répondre à la question de savoir si j’ai confiance en moi ou pas, parce que je suis d’une nature à me remettre en question, à m’interroger, à être en doute. J’ai appris à vivre avec ça. Et en même temps, mes parents m’ont donné un socle qui fait que je ne me dis pas “Est-ce que je vais y arriver ou pas ?” Je me dis “J’essaie”. » Il y a quelques jours, j’ai été agréablement surprise par ce discours de l’entrepreneure Céline Lazorthes. Pourquoi ? Car, encore aujourd’hui, l’aveu du doute se fait bien trop rare, qui plus est venant d’une personne qui a brillamment réussi professionnellement. Pour preuve, cette cheffe d’entreprise a fondé la plateforme de paiement en ligne Leetchi et le service de télésurveillance Resilience, tout comme elle a participé à la création d’initiatives à l’image du collectif Sista. Et la liste continue… Mais ces différents accomplissements ne la prémunissent pas, pour autant, contre le doute.

C’est ce qu’admettent aussi les plus sincères des auteurs, artistes, intellectuels, qui parlent avec recul du doute avec lequel ils apprennent à vivre. « Le doute est à l’origine de la sagesse », affirmait notamment René Descartes, qui a fait de ce dernier l’un des fondements de sa réflexion philosophique. Or, si le doute a ses vertus, pourquoi le milieu de l’entreprise l’ignore-t-il donc si farouchement ? Pourquoi est-il si souvent présenté comme un état d’esprit à combattre, à travers par exemple le fameux « syndrome de l’imposteur » ? Et pour quelles raisons l’aveu de son existence se raréfie-t-il plus on grimpe les échelons de la hiérarchie ? À mon sens, il est temps de redorer le blason du « bon » doute, et surtout de créer les conditions pour cultiver son expression, essentielle à l’innovation, au travail en équipe et plus largement au vivre-ensemble.

Qui a peur du grand méchant doute ?

C’est peu dire que le doute n’est, a priori, pas le bienvenu en entreprise. Symptomatique de la situation, en préparant cet article, j’ai tapé « Comment encourager un doute sain en entreprise ? » dans un moteur de recherche. Tous les résultats qui sont apparus m’ont alors proposé des articles sur la meilleure manière de combattre le syndrome de l’imposteur, peut-être une des expressions les plus intenses du doute. Parlons-en de ce fameux syndrome ! Sans rentrer dans l’aspect biaisé du terme même -au départ baptisé « phénomène d’imposteur », ce qui met déjà plus de distance entre le sujet et son expérience-, il est loin de ne concerner que les femmes, comme on a souvent tendance à le dire et/ou à le lire. En réalité, 70% de la population se serait déjà sentie touchée, à un moment donné, par ce sentiment d’imposture.

Pourtant, malgré le fait que le doute soit un compagnon de route de l’expérience humaine, nous avons encore trop peu d’exemples de leaders qui en parlent ouvertement. L’inverse est même bien souvent encouragé. Récemment, une cliente me racontait justement qu’à l’issue d’une de ses prises de parole, un collègue lui avait donné ce conseil : il lui recommandait d’arrêter d’exprimer ses doutes et ses interrogations en public. Mieux valait selon lui, qu’elle agisse à son image : « Je ne dis jamais à mes équipes quand je ne suis pas sûr, ou si je me trompe, même s’ils le pensent aussi. Sinon, comment rester crédible en tant que directeur ? » Ce qu’il a exprimé tout haut, combien de leaders le pensent tout bas ?

Mais pourquoi le doute ne mériterait-il pas d’être exprimé ? Parce qu’au fond, on l’associe traditionnellement à un manque de crédibilité comme ce directeur, mais aussi à l’inaction, l’incompétence ou le manque de confiance. Autant de qualificatifs que personne n’a envie d’incarner, a fortiori lorsqu’on est en position de management ou de leadership. Pire, on pense, très schématiquement, que ces fonctions s’atteignent uniquement grâce à l’inverse : la capacité à avancer, à décider, à trancher sans sourciller… En entreprise, on valorise la confiance, rassurante, quitte à la confondre avec la surconfiance, dont on sait à quel point elle peut être nourrie par les biais cognitifs et mener à des décisions sous-optimales. Ou comme le résumait si bien Mark Twain : « Ce n’est pas ce que vous ne savez pas qui vous attire des ennuis, c’est ce que vous savez avec certitude et qui n’est pas vrai. »

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On vous en dit plus ?

Faire du doute sain un ami

Pourtant, à bien y réfléchir, le doute n’est pas bien méchant en réalité. Manquer de certitude, hésiter, balancer.. tels sont les sens du verbe « douter ». Or, de grands chercheurs en psychologie des organisations ont récemment contribué à valoriser les différentes expressions du doute et ses conséquences potentielles. C’est le cas d’Adam Grant, professeur de psychologie du travail et des organisations à la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie, qui a publié en 2021 Think Again. Dans cet ouvrage, il défend l’idée que la capacité à remettre en question ses propres certitudes, dit autrement à douter et à réapprendre continuellement, est un atout majeur pour l’intelligence personnelle et professionnelle. Dans le fond, ce qui pose problème, ce n’est pas tant le doute en soi que le risque d’y rester bloqué. C’est toute la différence entre le doute paralysant et le doute constructif.

En cela, il distingue à quoi ressemble, concrètement, une forme de doute sain, valorisable, pour soi et pour son organisation :

  • Une humilité intellectuelle : consistant à pouvoir reconnaître que nos convictions et opinions peuvent être erronées, que nous avons des « angles morts » et des limites intellectuelles, encourageant ainsi le travail en équipe.
  • Un fort esprit critique : soit au courage de descendre d’un piédestal artificiel qui érigerait la certitude et le savoir, même exagéré ou faussé, en badge d’honneur, rendant ainsi l’expression d’idées différentes plus simple.
  • Une curiosité puissante : favorisant l’apprentissage permanent et la circulation de l’information et des savoirs, et se méfiant des certitudes et des jugements hâtifs.
  • Une agilité intellectuelle : soit la capacité à vivre avec des idées apparemment contradictoires, pour voir, au contraire, où elles se mélangent et se complètent, et ainsi innover plus efficacement.

Cultiver les conditions d’un doute sain

Difficile d’exprimer son doute quand on est seul·e à le faire, et c’est bien au niveau de l’organisation que se joue la capacité à accueillir le doute, je dirais même à en cultiver les conditions.
Voici mes conseils pour bien s’y prendre :

  • Misez sur l’exemplarité des managers et dirigeants : qui donnera le ton aux équipes, au-delà de ce qui est affiché. Le refus du doute peut être vu comme une forme de protection. Son acceptation suppose donc que les leaders aient compris que leur autorité ne réside pas dans leur capacité à pouvoir répondre à tout, à être indispensable partout, mais au contraire à s’appuyer sur les équipes et les fédérer.
  • Cultivez la conscience des « angles morts » : en intégrant dans les conversations des questions du type « Dans ce que je viens de dire, qu’est-ce qu’il manque selon toi ? Qu’est-ce que je n’ai pas vu ? », ou encore en réalisant une analyse « pré-mortem » pour s’entraîner à imaginer toutes les raisons pour lesquelles un projet pourrait ne pas fonctionner.
  • Apprenez à toujours mieux écouter : écouter pour comprendre et non pas écouter pour répondre, c’est-à-dire en étant animé·e par la curiosité plutôt que l’envie d’avoir raison.
  • Musclez votre capacité de prise de décision : pour ne pas rester coincé·es dans le doute, mais au contraire mieux exploiter la diversité de points de vue qu’il autorise pour décider de manière encore plus avisée et pertinente.

Seth Godin disait très justement : « Nous sommes tous des imposteurs. Vous n’imaginez pas que vous êtes un imposteur, alors qu’il est probable que vous en soyez un. Tous ceux qui font un travail important travaillent sur quelque chose qui pourrait ne pas fonctionner. Et il est extrêmement probable qu’ils ne soient pas les personnes les plus qualifiées de la planète pour faire ce travail. […] Oui, vous êtes un imposteur. Comme moi et comme tout le monde. […] Faire de son mieux, n’est-ce pas tout ce que l’on peut faire ? […]. Le temps passé à s’inquiéter de notre statut d’imposteur est du temps perdu pour faire un travail qui compte. »

Et si à travers un changement de perspective, nous cessions de diaboliser le doute, en stigmatisant celles et ceux qui ont le courage de l’admettre ? Ce sont bien souvent ces mêmes personnes qui, par leur humilité intellectuelle et leur lucidité sur la complexité des situations, détiennent de précieuses clés pour comprendre ET trouver les solutions aux défis qui se posent à nous aujourd’hui.


Article rédigé par Sandra Fillaudeau et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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