Micro travail : non, bosser dans le métro ou chez le médecin n’est pas une bonne idée

15. 5. 2023

5 min.

Micro travail : non, bosser dans le métro ou chez le médecin n’est pas une bonne idée
autor
Sandra Fillaudeau Lab expert

Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso

prispievatel

TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou qu’entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.

Ces derniers temps, dans les ateliers que j’anime pour des entreprises sur les sujets de l’équilibre des temps de vie, j’ai beaucoup entendu ce genre de phrases : « En dehors du bureau, je jette régulièrement un œil à mes mails pro, pour répondre aux urgences, chez moi ou même dans la rue ». Témoignages régulièrement suivis d’un : « C’est super pratique, je peux avancer de n’importe où ! » ou au contraire : « Je déteste ça, mais je suis obligé ». Toujours des avis très forts, très tranchés.

Et voilà que je tombe sur un article sur le “micro travail”, ou le fait d’utiliser chaque moment libre de la journée pour travailler. Les quelques minutes de métro ou de taxi, la salle d’attente du médecin… Autrement dit, l’invasion du professionnel partout et tout le temps, dans le moindre interstice de nos journées, largement propulsée par les smartphones (peut-être pas si smarts).

Sauf que le microtravail, comme l’explique très bien cet article, a quelque chose de sournois. Sur le moment, on se réjouit de “gagner du temps” sur son travail, mais à la longue, on écrase notre créativité et on développe notre stress… Gare, donc, à l’effet boomerang…

Une logique de rentabilité poussée à l’extrême

Microtravailler, ça revient à essorer chaque journée de toutes les minutes disponibles, chercher à rendre productif chaque instant. Pourquoi on fait ça ? Bien souvent, avec la meilleure des intentions : prendre « de l’avance » sur le lendemain en traitant les mails auxquels on peut répondre rapidement ; traiter les « urgences », arrivées par divers canaux (mails, fils WhatsApp, Slack, sms) ; dépanner un collègue ou son boss qui a besoin d’une réponse pour pouvoir avancer sur ses propres dossiers. Mais ne nous leurrons pas, il y a aussi d’autres motivations à nos poussées de micro travail : montrer sa grande disponibilité à la hiérarchie (parce que c’est encore très valorisé, quoi qu’on en dise) ; nourrir l’image du·de la professionnel·le à responsabilités, donc indispensable et qui n’a pas une minute à perdre. Et alimenter ce sentiment de puissance à réussir à « tout gérer de front », telle une Shiva des temps modernes (avouez que vous le ressentez aussi parfois !).

S’il fallait prendre une métaphore, ce serait celle d’un virus qui s’immisce dans toutes les failles d’un système, ne laissant plus aucun espace libre. Virus, c’est un peu fort, et connoté négativement, à dessein. Je repense souvent à ma conversation avec Christophe André, le célèbre psychiatre, dans le cadre du Lab de Welcome to the Jungle. Quand je lui ai demandé ce que lui évoquait la notion d’équilibre vie pro vie/perso, sa réponse a fusé : « Les écrans. » Au début, je n’étais pas sûre d’avoir bien entendu, et il a précisé : « Ce sont eux, les grands outils diaboliques de cette confusion vie pro/vie perso. Imaginez s’il n’y avait pas d’ordinateur, pas de sms, pas de mails : une fois que vous partez du bureau, votre travail s’arrête automatiquement. » Ce sont bien nos outils digitaux qui permettent cette porosité, une porosité délétère pour nos niveaux de stress et d’anxiété, faut-il le rappeler…

Micro travail, micro détente ?

Le micro travail, c’est donc la chasse au temps « perdu », au temps « mort ». Mais comment on décide ce qui est perdu ou mort ?

Au risque que ce discours sonne un peu bisounours, il y a une grande tristesse à passer à côté de ce que l’on peut observer ou découvrir quand on accepte le « mou » dans sa journée. Le temps mort est sacrément vivant en réalité. C’est dans les interstices, les temps d’entre-deux, d’attente, que l’on peut lever le nez et observer. S’étonner. Discuter. Il est désormais bien documenté que c’est comme ça que viennent les idées, que les problèmes se résolvent, que des solutions se trouvent.

Quand je suis à Paris, mon grand plaisir dans le métro (après avoir pris la décision de lutter contre l’envie de dégainer mon téléphone, on y reviendra) c’est d’observer les publicités qui courent sur les murs. Elles en disent long sur les aspirations et modes de vie des Parisiens – j’en tire toujours des idées, des surprises, de la curiosité.

Mais au-delà de nous amputer de notre créativité, le micro travail reflète aussi une volonté de ne pas choisir, de ne pas trancher, et alimente notre illusion moderne collective que « tout peut rentrer » dans nos agendas sur sollicités, si seulement on est assez organisé·e. Quitte à sortir le chausse-pied plutôt que de réellement prioriser. Plus facile de tout concilier quand on peut annoter une présentation tout en encourageant son enfant au judo ? Pas du tout. On n’est en réalité ni en train de travailler, ni vraiment présent·e pour son enfant. Entre le micro travail et le multi-tâche, il n’y a qu’un cheveu, et Jean-Philippe Lachaux, Directeur de recherche à l’INSERM, nous rappelle que l’on ne peut pas réaliser correctement et en même temps deux tâches qui demandent de la concentration.

Résister à la tentation

Vous l’aurez compris, je suis de celles qui pensent qu’il faut résister à cette tentation. J’ai peu l’habitude d’employer le « il faut », mais là, ce n’est pas tant une opinion, qu’une invitation à être vraiment prudent·e quand on a recours au micro travail.

C’est toujours fou de voir à quel point on peut oublier la base : comment nos corps, nos cerveaux, notre énergie, fonctionnent. A quel point on n’est pas fait·es pour micro travailler.

Le cortisol, hormone du stress, nous donne l’illusion de puissance et d’efficacité et cette impression de surfer plus vite que la vague (qui finit pourtant toujours par nous rattraper – là aussi, je repense à ce que Christophe André partageait dans notre conversation sur l’impact de répondre à des coups de fil professionnels pendant le repas de ses enfants).

Alors qu’est-ce que l’on peut faire pour choisir, intentionnellement ?

  • Parce que le vecteur du micro travail, c’est bien souvent le smartphone, on peut commencer par s’imposer un temps de pause avant de le dégainer. Quand on sent l’envie, l’urgence même, on marque une pause, et on se demande « ai-je vraiment besoin de sortir mon téléphone, ai-je vraiment besoin de travailler, ou suis-je en train de céder à un réflexe, à de l’ennui, à une angoisse ? » Des applications peuvent aider.

  • Dans la continuité de l’idée du dessus, on peut imaginer une expérience sur une ou deux semaines, où l’on s’interdirait de micro-travailler : en supprimant les applications de messagerie instantanées par exemple, et désactivant les mails du bureau. A la fin il s’agirait de dresser un bilan : est-ce que j’ai pris du retard sur mes dossiers ? est-ce que j’ai mis des collègues en difficulté ? et surtout, comment je me sens ? ai-je la sensation de me concentrer davantage au travail et de profiter davantage des moments où je ne travaille pas ? (il y a fort à parier que oui…)

  • Enfin, et c’est presque le plus important, il s’agit de s’emparer du sujet au niveau collectif, dans son équipe de travail par exemple. On résiste mieux à plusieurs, et on change mieux les comportements et habitudes que l’on nomme. On peut imaginer provoquer une conversation à l’occasion d’un point d’équipe, partager comment on vit le micro travail, l’éventuelle pression des pairs à répondre… pour avoir déjà eu ce type de conversations avec des équipes, c’est impressionnant de voir la pression retomber rapidement, et les comportements évoluer.

Alors, qu’allez-vous tester ? Comme souvent dans ces questions de frontières entre le pro et le perso, il y a des responsabilités individuelles et des responsabilités collectives : à vous de définir ce qui fonctionne pour vous, au groupe de permettre sa réalisation.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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