Managers : comment réussir à prioriser quand tout semble important ?
04. 3. 2024
6 min.
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
Elle est l’une des conséquences trop souvent oubliée de l’intensification du travail : la difficulté de priorisation. Quand les tâches s’accumulent, toutes plus importantes sur le papier que dans les faits, ce sont bien souvent les salariés qui trinquent. Plutôt que de jeter la pierre aux amateurs de la mention « Urgent » en objet de mail, notre experte en équilibre de vie Sandra Fillaudeau nous explique en quoi ce phénomène est dangereux pour les individus comme l’entreprise, et offre aux managers de précieuses clés pour prioriser… sans se crasher.
Ces derniers temps, j’ai ressenti de la part de mes clients managers une immense fatigue, plus importante que d’habitude encore. Et plusieurs constats qui convergent. Cette impression de subir plus que d’agir. De mobiliser tant d’énergie pour ne pas boire la tasse face aux demandes qui s’ajoutent, se superposent souvent, se contredisent parfois. De devoir faire face à leur hiérarchie et garder la face devant leurs équipes, même lorsqu’ils ont du mal à comprendre les directions changeantes, encore plus à y adhérer et pas assez de ressources pour y répondre. Ne plus rien prioriser, puisque tout est prioritaire. Et finir la journée avec une to-do list plus longue que celle du matin, sans avoir pu travailler sur le fond, sans avoir pu être réellement présents auprès de leurs équipes.
En tant que consultante et coach, je comprends leur sentiment : celui de courir comme des poulets sans tête, d’urgence en urgence, sans prendre le temps de se poser, de réfléchir, de décider, d’orienter… Le cœur, normalement, de leur métier. Mais aussi de leurs aspirations, à en croire une étude de l’APEC de janvier 2024 sur le rôle de la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) dans la fidélisation des cadres. Plus précisément, le millier de répondants de l’étude évalue la QVCT au prisme de quatre piliers : les relations de travail, l’autonomie, la reconnaissance et la charge de travail. Ça ne vous échappera pas : le sujet de la priorisation que j’évoque est à l’intersection d’au moins trois d’entre eux. Alors au fond, de quoi cette tendance à la priorisation aiguë est-elle le symptôme ? Comment en tant que manager est-il possible de faire la part des choses entre différentes « priorités » ? Et surtout comment retrouver un sentiment de contrôle, afin d’éviter tout épuisement ou démotivation sur le long terme, pour soi et ses équipes ?
Priorité ou urgence, même combat ?
Commençons par là : au fond, c’est quoi une priorité ? Le Larousse la décrit comme « ce qui passe en premier dans le temps, ce qui passe avant les autres en raison de son importance ou des conventions ». Par définition donc, il ne peut y en avoir qu’une. Appliquée au monde de l’entreprise, la priorité doit ainsi être en lien avec le cap donné : parce qu’on a décidé d’une stratégie, on met en place des actions qui vont dans son sens. Les priorités découlent de cette direction choisie. Une urgence, en revanche, c’est le « caractère de ce qui ne souffre aucun retard », et qui « nécessite d’agir vite ». Entendez, sans quoi les conséquences peuvent être lourdes. On pourrait la résumer par une appréciation du tempo : une priorité n’implique pas de tempo particulier, alors que l’urgence nécessite de la rapidité.
Dans mon quotidien, je travaille régulièrement avec des médecins. C’est peu dire qu’ils vivent ce qui est largement dépeint à travers l’actualité en France : notre société voit de l’urgence partout. Nous confondons « l’important » -qui a des similarités avec le prioritaire- et « l’urgent ». Si bien que nous vivons et travaillons dans un engrenage de la priorité prioritaire, qui s’illustre parfaitement à travers l’épouvantable acronyme TTU (très très urgent). Des injonctions à la productivité qui ne sont pas sans conséquence sur les conditions de travail. Selon une étude de la DARES de 2021, 80 % des salariés français seraient ainsi régulièrement contraints de travailler dans l’urgence, avec des deadlines courtes. Et ce, de façon quotidienne ou fréquente pour 52 % d’entre eux.
Et qui se retrouve en première ligne face à ces injonctions ? Les managers bien sûr. Là où les choses se corsent, c’est qu’en plus de devoir prioriser pour eux-mêmes -afin notamment d’être plus productifs, diminuer leur stress, être plus disponibles pour leurs collaborateurs et mieux gérer l’imprévu-, ils doivent aussi prioriser pour leur équipe. Alors, je prononce ici le mot qui fâche, et avec lequel il faut pourtant composer : les limites. Limites du temps, limites de personnel, limites de ressources. Tout ne « rentre » pas dans nos journées de travail. Ce n’est pas parce que les outils technologiques accroissent la productivité à vitesse grand V que nous, humains, avons les capacités pour traiter cela au même rythme. Nous vivons dans une forme d’utopie qu’il est urgent de réinterroger pour le bien-être de tous.
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Stress, frustration, dissensions… des effets délétères à large échelle
C’est bien là que le bas blesse : de telles pratiques ont forcément des effets délétères. Aujourd’hui, près de 50 % des collaborateurs sont en état de détresse psychologique selon le baromètre Empreinte Humaine & Opinionway de novembre 2023. L’une des principales causes avancées ? L’intensité de la charge de travail : un salarié sur deux estimerait ainsi que son rythme de travail est aujourd’hui plus important qu’avant la crise sanitaire. Une cause qui, sans grande surprise, figure en tête de liste parmi les motifs d’arrêts maladie auxquels 27 % des salariés ont eu recours en 2023. On n'y pense pas forcément en alignant les « T » à TTU, mais les fausses urgences créent sur le moment un stress aigu, impliquant une réaction du système nerveux sympathique qui prépare l’organisme à se battre, à fuir ou à se figer sur place. Et à force de fausses urgences, le stress chronique s’installe, avec un impact cognitif non négligeable sur la région du cerveau impliquée dans la mémoire et l’apprentissage.
Mais ce n’est pas tout. L’objet de mon travail est bien souvent « l’équilibre vie pro/vie perso ». Et plus j’avance, plus je constate qu’il n’y a pas de sens, d’équilibre et de qualité de vie au travail sans sensation de maîtrise. On a beau finir sa journée de travail à des heures jugées « correctes », bénéficier de souplesse dans l’organisation de son travail, ou pouvoir télétravailler plusieurs jours par semaine, on ne peut pas se sentir bien si l’on ne sait plus où donner de la tête entre les priorités des uns et des autres. Si l’on a cette sensation de ne plus parvenir à temporiser entre les désirs de sa direction et les disponibilités de son équipe. À ce propos, me vient en tête une citation du professeur en neurologie et rescapé des camps de concentration Viktor Frankl qui illustre parfaitement ce besoin : « Entre le stimulus et la réponse il y a un espace… Dans cet espace est notre pouvoir de choisir notre réponse. Dans notre réponse résident notre croissance et notre liberté. »
Sans compter que l’impact de ces priorités en cascade n’agit pas qu’au niveau individuel, du côté du manager ou des collaborateurs. Il a des conséquences plus globalement sur l’équipe, et parfois même sur l’organisation. L’une de mes clientes me confiait récemment : « Malgré les visions stratégiques, nous nous laissons régulièrement embarquer dans le tourbillon des urgences. Comme tout est prioritaire, plus rien ne l’est. Mais, le sentiment de frustration générale augmente, en même temps que des tensions entre certains membres de l’équipe. » Elle pointe du doigt ici trois dimensions importantes : la confusion engendrée, la perte de confiance et l’usure des collaborateurs. Comment faire confiance quand ce qui vient d’être décidé risque fortement de changer sous peu ? Comment maintenir des liens de qualité quand la précipitation prend le pas sur les véritables urgences ?
3 conseils pour apprendre à bien prioriser sans perdre la tête
Si comme souvent, les managers peuvent beaucoup, ils ne peuvent cependant pas tout. Voici quelques idées pour leur donner du pouvoir d’agir malgré le feu des fausses urgences.
Conseil n°1 : déterminer sa marge d’autonomie
La première question à se poser est celle de la marge d’autonomie dont dispose le manager, et de l’endroit où doit se décider une éventuelle repriorisation. Parce que la priorité des uns n’est pas forcément celle des autres, c’est parfois au niveau hiérarchique du dessus que doit s’opérer l’arbitrage. L’idée ici est de mettre la responsabilité au bon endroit : au manager de faire le point sur ses ressources, de proposer l’arbitrage à sa hiérarchie et à cette dernière de trancher.
Conseil n°2 : se montrer exemplaire sur l’usage des bons mots
Le choix des terminologies est clé. En tant que manager, l’exemplarité passe aussi par la manière dont on exprime les choses. Apprendre à utiliser les mots « urgence » et « priorité » à bon escient est essentiel pour créer un environnement où les équipes les utilisent, elles aussi, de manière pertinente. C’est un premier pas pour que chacun apprenne à faire la part des choses.
Conseil n°3 : adopter les bons réflexes
Certains outils peuvent s’avérer très utiles pour prioriser plus efficacement. Je suis personnellement une fervente défenseure de la matrice d’Eisenhower qui permet de distinguer l’urgent de l’important, et de prendre des décisions d’allocation des ressources en conséquence. En passant les projets, demandes et « urgences » au tamis de cette matrice, on évite de céder à l’effet où le dernier qui a parlé le plus fort remporte le temps et l’attention des équipes. La technique de décentrage permet, quant à elle, de se projeter dans un horizon de temps lointain. On peut ainsi se demander : « Si je ne fais pas ça aujourd’hui, quel en sera l’impact dans six mois ? » Au-delà d’un effet déstressant prouvé, c’est une technique simple pour prendre du recul.
Sans oublier deux formes d’exploration plus profondes sur lesquelles il est possible de travailler : l’apprentissage du « non » et un travail de questionnement des croyances autour des notions de performance, de réactivité et de disponibilité. Avec en ligne de mire, un précepte à bannir : « Je suis réactif, donc je suis. »
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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