« Moi je suis entier·ère » : comment travailler avec ce/cette collègue sans filtre ?
04. 6. 2024
6 min.
Ce sont les voix audacieuses de nos réunions, celles dont les opinions tranchées peuvent autant éclairer que perturber. Elles sont les catalyseurs de débats passionnés, les faiseuses de vagues. Elles transforment les brainstormings en orages d'idées, sont les miroirs sans concession de nos propres hésitations. Elles bousculent, questionnent, inspirent. Et parfois, elles nous frustrent, testent notre patience… voire nous agacent. Ce sont les personnalités « sans filtre ».
S’il y a quelque chose de rafraîchissant à cette franchise brutale, elle peut aussi être source de tensions et de conflits au sein des équipes. Même si parfois, un commentaire tranchant fait gagner du temps dans les décisions d’équipe, cela peut aussi couper court à la diplomatie nécessaire pour maintenir une ambiance de travail harmonieuse, laissant parfois des traces de malaise et de ressentiment. Comment alors, gérer les frictions ?
Les comportements à problèmes
La capacité à exprimer ses idées et opinions sans détour est une qualité appréciée dans le monde professionnel. Toutefois, il arrive que certains collègues poussent le bouchon un peu trop loin, transformant leurs interventions en véritables sources de tensions. Voici trois comportements problématiques au travail :
1. Couper la parole
Dans la course aux idées, certains se transforment en véritables Usain Bolt de la prise de parole. Ils n’hésitent pas à interrompre leurs collègues en plein élan, créant ainsi un climat de compétition peu propice à la collaboration et à l’écoute mutuelle. Julie(1), 32 ans, chargée de projet en agence de communication, en a fait les frais avec Marc, un collègue plus âgé : « Dès qu’on a une réunion avec l’équipe, Marc n’hésite pas à couper court pour donner son avis immédiatement. Cette attitude a fini par créer une atmosphère tendue et décousue au sein de l’agence. Il ralentit tellement le déroulement des réunions et les membres de l’équipe se sentent tellement ignorés et non respectés quand il est présent, que désormais on essaie de l’impliquer le moins possible. »
2. Les jugements directs
Si la franchise est une qualité louable, elle peut parfois virer à la brutalité verbale. Certains collègues n’y vont pas par quatre chemins pour exprimer leur désaccord ou leur mécontentement, laissant peu de place à la nuance et au tact. Alexandre, 28 ans, développeur dans une start-up, se souvient d’une présentation de produit houleuse en présence de Sophie, une collègue réputée pour son franc-parler : « Sophie exprime souvent ses jugements de manière trop directe, ça me choque. Je me rappelle encore d’une présentation de notre nouveau produit. Elle a dit que la manière dont le projet était géré était “du grand n’importe quoi”. Ses jugements abrupts, surtout exprimés en public, ont mis mal à l’aise plusieurs membres de l’entreprise. Cela a non seulement affecté le moral de l’équipe qui avait porté le projet pendant plusieurs mois, mais aussi créé des tensions et des ressentiments qui ont perduré bien après la réunion. »
3. La remise en question perpétuelle
Enfin, certains collègues au franc-parler débridé se distinguent par leur capacité à remettre en question systématiquement les décisions et les choix de l’équipe. Si le débat et la confrontation d’idées sont essentiels à la réussite d’un projet, le doute permanent peut saper la confiance et l’enthousiasme des troupes. Camille, 35 ans, responsable RH, a vécu cette situation avec Pierre, un manager peu conventionnel : « Je travaille depuis peu avec lui, et je découvre qu’il a pris l’habitude de revenir sur des décisions après-coup. » Le scénario est toujours le même : « on est tous d’accord sur une stratégie à adopter, une décision à prendre, etc. Et quelques temps après la réunion, il nous écrit sur Slack pour dire qu’il veut tout changer. Cette remise en question perpétuelle engendre des malentendus et des conflits au sein de l’équipe. On a l’impression que nos efforts pour arriver à un consensus sont complètement vains. À cause de ça, plusieurs collègues ont déjà décidé de quitter l’entreprise. Ils avaient l’impression de donner des coups d’épée dans l’eau. »
Lorsqu’une personne cumule ces trois attitudes au travail, on est tenté de la qualifier de « sans filtre ». Toutefois, l’utilisation de cette étiquette (ou de toute autre étiquette) pour désigner une personne est déconseillée par Françoise Keller, formatrice certifiée en Communication Non Violente (CNV). Selon elle, il s’agit déjà d’une forme de violence, car « on fige les comportement, en réduisant la personne à une seule caractéristique. ». Ainsi, dire qu’une personne est « sans filtre » ne permet pas de comprendre réellement les enjeux et les besoins sous-jacents à son attitude. Elle propose plutôt de « décrire les faits observables, sans jugement ».
Comment en parler : conseils pour une communication efficace (et non violente)
La communication non violente (CNV) est un processus de communication développé par le psychologue américain Marshall Rosenberg dans les années 1960. Il s’agit d’une approche visant à favoriser des relations empathiques et bienveillantes entre les individus, en évitant les comportements et les paroles qui peuvent blesser ou être perçus comme agressifs. Françoise Keller, formatrice certifiée en CNV, conférencière et auteure de « Pratiquer la CNV au travail », nous guide à travers trois postures à adopter pour communiquer nos besoins :
1. L’auto-empathie
L’auto-empathie est un outil précieux pour identifier ce qui, dans le comportement d’un collègue, nous affecte et pourquoi. « Il s’agit de retrouver le stimulus, le fait déclencheur, et de se questionner sur les besoins profonds qui sont touchés, tels que le respect, la délicatesse ou la reconnaissance », détaille Françoise Keller. Puis, en prenant des mesures actives pour répondre à ces aspirations insatisfaites, nous contribuons à créer un environnement de travail plus sain et harmonieux.
Par exemple, si l’on découvre que la délicatesse est fondamentale pour nous dans l’environnement professionnel, Françoise Keller suggère « d’adopter des stratégies pour favoriser cette valeur » au sein de l’équipe et de l’entreprise dans son ensemble. On peut, par exemple, chercher à instaurer des échanges bienveillants entre collègues, en veillant à écouter activement et à exprimer nos idées avec tact. Il est également possible de favoriser cette aspiration à plus de délicatesse au sein de notre vie personnelle : « certaines personnes se tournent vers des activités créatives, s’achètent des pulls doux… », illustre Françoise Keller.
2. L’expression authentique
Lorsqu’il est nécessaire de préserver la relation avec un collègue et d’instaurer un changement, il est recommandé d’aborder le sujet en se référant à un comportement précis qui a eu lieu à un moment donné.
Il est essentiel de veiller à ce que cette expression authentique soit formulée dans le respect et la bienveillance. Plutôt que d’accuser ou de juger, il convient d’exprimer les faits et leurs effets personnels, tout en restant ouvert au dialogue et à la compréhension mutuelle.
« Par exemple, si un collègue a changé d’avis après un accord initial lors d’une réunion, on peut lui exprimer son malaise en mentionnant son besoin de clarté et de respect des engagements. » Sans oublier de demander à son interlocuteur s’il a bien compris le message, voire de reformuler, afin d’éviter tout malentendu.
3. L’écoute empathique
L’écoute empathique est un élément clé de la communication non violente et de la collaboration réussie en entreprise. « Elle consiste à chercher à comprendre les besoins non exprimés derrière les paroles de l’autre, et à répondre de manière constructive », explique Françoise Keller.
Il est important de noter que l’écoute empathique ne signifie pas nécessairement accepter ou approuver le comportement de l’autre. Au contraire, elle permet de dépasser les désaccords et les incompréhensions, et de trouver des solutions qui prennent en compte les besoins de chacun.
Par exemple, si l’on a l’impression qu’un collègue nous juge, on essaiera de comprendre ce qui se cache derrière ses propos. En discutant ouvertement et en écoutant activement, on pourra peut-être identifier des préoccupations communes et des pistes d’amélioration pour notre collaboration.
Gérer les conflits et apaiser les tensions
Mettre en pratique la communication non violente au travail permet de prévenir et de désamorcer les tensions. Cependant, il est parfois nécessaire d’aller plus loin pour éviter que des désaccords mineurs ne s’enracinent et n’affectent la dynamique de l’équipe. Voici trois conseils supplémentaires pour apaiser les tensions et favoriser une atmosphère de travail sereine.
1. Traiter les grains de sable
Françoise Keller compare les petites tensions non résolues à des « grains de sable » dans l’engrenage d’une machine. Si ces tensions ne sont pas adressées rapidement, elles peuvent s’accumuler et causer des dommages significatifs à la dynamique de l’équipe. « Plus on écoute les besoins, plus on réalise que les besoins ne sont jamais contradictoires. Il s’agit souvent de malentendus ou de frustrations qui, une fois clarifiés, peuvent être gérés de manière constructive », détaille l’experte. Elle conseille d’aborder ces tensions dès qu’elles apparaissent, idéalement avant que 48 heures ne s’écoulent, pour éviter qu’elles ne dégénèrent.
2. Cultiver une culture d’écoute
Instaurer des pratiques régulières d’écoute et de traitement des tensions au sein de l’équipe peut transformer radicalement l’atmosphère de travail. Encourager les membres de l’équipe à partager leurs préoccupations dans un cadre structuré et respectueux aide non seulement à désamorcer les conflits mais aussi à renforcer les liens entre collègues. Cela inclut l’organisation de réunions régulières où l’on pourra exprimer librement nos pensées, sentiments, besoins, suggestions et propositions dans un espace sécurisé et respectueux. Et si ce genre de moment n’est pas mis en place, on peut également échanger à ce sujet avec son manager.
### 3. Faire appel à un médiateur
Pour les situations où les tensions persistent malgré les efforts internes, Françoise Keller recommande de faire appel à un médiateur. « Parfois, un regard extérieur apporté par un médiateur neutre, bienveillant peut faciliter la compréhension mutuelle et débloquer des situations stagnantes ». Cette approche est particulièrement utile lorsque les parties impliquées ont du mal à trouver un terrain d’entente ou lorsque les émotions sont trop vives pour permettre une résolution interne efficace. En entreprise, le médiateur peut être un tiers collègue ou un manager, par exemple.
Finalement, comme le dit bien Françoise Keller « l’intention du processus CNV, c’est d’augmenter nos chances de développer des relations qui vont être respectueuses de chacun, où il va y avoir des relations de confiance, de l’authenticité, de l’écoute, du respect mutuel ». Utiliser la CNV pour aborder les comportements problématiques en entreprise ne garantit pas la satisfaction de tous les besoins, mais elle assure que chacun est pris en compte et que les relations sont nourries par une écoute attentive et une communication sincère.
(1) Les prénoms ont été modifiés
Article écrit par Sarah Torné, édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps.
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