« On se battait pour nos convictions » : il a tout tenté pour sauver sa boîte
Feb 15, 2024
4 mins
Journalist & Content Manager
Son histoire est si romanesque qu’elle a fait l’objet d’un film documentaire sorti en novembre dernier : L’usine, le bon, la brute et le truand. Arnaud Dauxerre, protagoniste du sauvetage de l’usine de la Chapelle Darblay, nous raconte son engagement sans faille pour sauver ce morceau de notre patrimoine industriel.
Mon histoire débute non loin de Rouen, plus précisément au sein de la papeterie de la Chapelle Darblay. Mais je ne suis pas le seul protagoniste de ce récit, puisque j’ai formé, avec mes comparses de l’usine, un trio peu ordinaire qui a inspiré le titre de ce film documentaire : L’usine, le bon, la brute et le truand. Dans le rôle du bon, Julien Sénécal, 39 ans, dont la famille a toujours travaillé à l’usine. Il était le secrétaire CGT du CSE/C du site. Dans celui de la brute, Cyril Briffault, 46 ans, 20 ans d’ancienneté au compteur et Délégué syndical CGT de l’établissement. Et dans celui du truand, moi, Arnaud Dauxerre, 53 ans, le cadre de la bande.
Après avoir fait mes classes chez Véolia, j’ai intégré l’usine de la Chapelle Darblay ce qui m’a permis de connaître l’industrie de l’intérieur. Construite en 1928 grâce aux dommages de la guerre, cette papeterie avait déjà failli fermer en 1983. C’est au terme d’un combat homérique, après 100 jours de grève, que l’Etat s’était engagé à accompagner la transformation de cette industrie. 10 ans avant l’obligation de trier et valoriser les déchets, l’usine était devenue l’exemple le plus abouti en matière d’économie circulaire. Grâce au tri des papiers de plus de 24 millions d’habitants, avec notamment l’acheminement par voie fluviale depuis Paris vers Rouen des déchets papiers, Chapelle Darblay devenait le producteur emblématique du papier journal recyclé français. Nous arrivions même à produire à partir de biomasse, l’énergie décarbonée nécessaire. Travailler pour cette papeterie procurait aux salariés et à moi-même, une grande fierté. Sans compter que, pour un emploi direct, l’usine contribuait à trois ou quatre emplois indirects.
Mais en 2019, notre propriétaire finlandais décide de la mettre en vente et de licencier les 217 employés du site. Pourtant, nous dégagions plus de 16 millions d’euros de bénéfices. Visiblement, ce n’était pas suffisant.
« On ne se battait pas pour nous »
C’est là que s’est engagée une course contre la montre dans laquelle nous avons choisi d’unir nos forces avec Julien et Cyril. Ce combat, c’était un devoir de mémoire par rapport au bras de fer engagé 40 ans plus tôt. C’était aussi une conviction environnementale et sociétale. Cela s’est passé en deux temps : d’abord, il a fallu négocier des enveloppes pour mettre tout le monde à l’abri. Notre stratégie a été de repousser au maximum ces négociations pour avoir davantage de temps pour préparer la phase suivante, c’est-à-dire pour offrir au site industriel une possibilité de rebond en évitant son démantèlement.
On ne se battait pas pour nous, mais pour nos convictions car durant cette deuxième phase, nous étions les seuls à bord. À la base, mon rôle était de m’occuper de l’achat des matières premières et de suivre les questions institutionnelles. Je travaillais dans le bâtiment administratif surnommé Versailles par les gens de la production et je représentais les cadres. En me battant de concert avec Julien et Cyril, j’ai appris à faire le grand écart puisqu’eux représentaient le monde ouvrier et syndical. À la base, je n’avais pas d’étiquette, mais on a compris que nous avions tous besoin les uns des autres. Alors je leur ai proposé de me joindre à eux, s’ils m’acceptaient. Car même si les différences entre cols bleus et cols blancs s’estompent peu à peu, il ne faut pas oublier que dans une usine, il y a ceux qui travaillent dans les bureaux, et ceux qui sont soumis à la rudesse de la production.
« Personne n’est fait pour mener un tel combat »
L’un de mes rôles a été de constituer un récit pour alerter l’opinion publique mais aussi les politiques sur l’incohérence de cette décision. On m’a appelé le truand car j’ai brouillé les codes et déstabilisé nos interlocuteurs en faisant travailler et interagir des acteurs industriels, des représentants institutionnels et les représentants syndicaux d’une usine. D’une histoire locale, le combat- qui aura duré 1000 jours - est devenu national. D‘ailleurs, la lutte est remontée jusqu’au plus haut niveau syndical avec l’organisation d’une réunion confédérale de la CGT sur le site. Cela a été un soutien de taille. Mais on a senti une vraie défiance de l’Etat sur ces sujets, et on a joui d’une faible couverture médiatique nationale. Il a fallu produire une étude technique et économique pour montrer la pertinence de notre projet, et prouver qu’une solution industrielle alternative était possible pour offrir un avenir au site. C’était éprouvant et difficile, et comme Julien et Cyril, je me suis senti seul dans ces moments là. J’ai pu compter sur ma famille, mais c’était une charge mentale permanente. Avec mes deux camarades, on était mobilisés sept jours sur sept.
En mai 2022, nous pensions avoir réussi : Véolia annonce vouloir investir 27 millions d’euros aux côtés du papetier canadien Fibre excellence qui envisage de mettre 30 millions sur la table pour faire renaître la filière. C’était un soulagement car ce nouveau projet a permis de préempter le terrain. On ne l’a pas fait pour en tirer de la fierté ou de la reconnaissance, on n’a pas eu de médaille. Hélas, depuis, Véolia a annoncé son retrait progressif tout en réaffirmant son soutien opérationnel à l’industriel papetier canadien. Le projet demeure donc en suspens. Véolia est propriétaire du site et devrait faire partie des prestataires de la future papeterie. Nous espérons que l’entreprise s’engagera au maximum dans le projet même si la papeterie n’est pas son cœur d’activité premier. On reste toujours concentrés, et on n’aura pas gagné tant que de la vapeur ne sortira pas des cheminées.
Actuellement au chômage car comme les autres, j’ai aussi fini par être licencié, je suis marqué par cette histoire, y compris physiquement. Quand on décide de lutter contre l’ordre établi, on prend des risques professionnels, financiers, personnels. On ne calcule pas, et on le paie cash plus tard. Le corps nous rappelle à l’ordre avec tous les symptômes liés au stress. Cela a été l’ascenseur émotionnel. J’espère désormais vivre une aventure professionnelle plus apaisée. Pour paraphraser Cyril, personne n’est fait pour mener un combat comme cela ! On a agi par conviction, mais cela s’est fait ressentir sur notre vie personnelle. On a pensé à l’intérêt général, mais certainement pas à nous, à nos familles qui ont besoin que l’on retrouve une vie normale. Je dois rechercher en parallèle une autre aventure professionnelle, mais c’est compliqué car je suis toujours sur le pont. Aujourd’hui encore, ce n’est pas tout à fait fini.
Au final, cette expérience a été difficile, j’espère ne la vivre qu’une fois dans ma vie. Mais c’est là que le mot engagement prend tout son sens. J’aurais du mal aujourd’hui à avoir un travail uniquement alimentaire. Cela m’a appris aussi à faire le tri entre les gens qui sont capables de travailler en bonne intelligence, et ceux qui restent campés sur des visions archaïques. J’ai pu reprendre des études, monter en compétences sur de nombreux sujets, je suis devenu un vrai couteau suisse. Tout cela, j’aimerais maintenant le mettre à profit, à la Chapelle Darblay si le site renaît et que l’on fait appel à moi, ou ailleurs.
Article édité par Aurélie Cerffond, photographies par Nno Man et Marie Magnin
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