Quiet vacationing : ils partent en vacances en secret et font semblant de travailler

01 ago 2024

6 min

Quiet vacationing : ils partent en vacances en secret et font semblant de travailler
autor
Barbara Azais

Journaliste freelance

Aux Etats-Unis, prendre des vacances est un vrai sujet tabou en entreprise. À tel point que 8 Américains sur 10 évitent de poser tous leurs jours de congés de peur que ça nuise à leur carrière. Mais une bande d’irréductibles employés a trouvé la parade : partir en vacances en cachette, entre bougeur de souris, VPN et Spritz sur la plage.

« Je planifie certains mails à l’avance, parfois même en dehors de mes horaires de travail pour faire croire que je fais des heures supplémentaires. La journée, je bloque des créneaux dans mon agenda et je vais visiter la ville, prendre un café avec des gens rencontrés sur place, surfer ou plonger. » Comme beaucoup d’Américains, David, 36 ans, ingénieur dans la tech à San Francisco, a pris l’habitude de sillonner le monde à la discrétion de son employeur. Et pour ne pas se faire prendre, chaque détail a été minutieusement pensé. En plus d’avoir un routeur avec un VPN, le Californien a aussi « un bougeur de souris » pour éviter que son écran ne se mette en veille. « Tout un système », rit-il.

Selon une récente étude Harris, ils sont 28% outre-Atlantique à avoir déjà pris des quiet vacation (en français : des « vacances silencieuses », c’est-à-dire « en cachette »). Les millenials en sont les plus adeptes puisque 37% des 28 - 43 ans partent secrètement en vacances avec leur ordinateur pro. « La clé c’est d’avoir un bon VPN qui génère une adresse IP aux Etats-Unis et de rester visible de ton équipe en programmant des mails ou en répondant toujours rapidement sur le chat depuis ton téléphone », détaille Nelson, 32 ans, comptable à New York, actuellement en quiet vacation en Espagne. « Je suis connecté virtuellement, mais déconnecté psychologiquement et ça fait du bien. »

La peur de demander ses congés

Rendue possible grâce au télétravail, cette pratique illégale donne un nouveau souffle à une société “drivée” par le culte de la performance et de la productivité. Car selon cette même étude, 78% des travailleurs américains évitent de prendre tous leurs jours de congés payés annuels. Déjà parce que leurs absences pour raison de santé en sont décomptées, mais aussi parce qu’ils craignent la réaction de leur hiérarchie et les conséquences sur leur carrière : 63% ont peur de ne pas respecter les délais et d’être moins productifs, 49% appréhendent de demander des congés, 31% se mettent la pression pour paraître toujours disponibles et réactifs, 21% culpabilisent de donner une charge de travail supplémentaire à leurs collègues et 20% ont peur de manquer des opportunités. Vu sous cet angle, on pourrait croire que s’ils font autant l’impasse sur leurs jours de congés payés, c’est qu’ils en ont beaucoup. Et bien non, c’est même tout l’inverse : 11% des salariés aux Etats-unis n’en n’ont aucun, 21% en ont 10 par an, 34% en ont entre 11 et 30 et seulement 7% en ont plus de 30.

Pour comprendre ces chiffres, il faut remonter 300 ans en arrière. « Les Etats-Unis ont été colonisés par des groupes protestants pour qui le travail était le moyen de se rapprocher de Dieu », explique Christina Rebuffet-Broadus), spécialiste interculturelle entre la France et les Etats-Unis. En outre, travailler dur était une façon de glorifier le Ciel, alors que ne rien faire (comme pendant des vacances) « était en quelque sorte assimilé au diable, car cela revenait à ne contribuer à rien, à ne rien produire ». Bien que la majorité des Américains ignorent aujourd’hui que leur rapport au travail découle du « Grand Réveil » des années 1740, quand les colonies britanniques ont importé le protestantisme dans le « Nouveau Monde », quelques croyances de cette époque sont encore bien ancrées dans la culture du pays. « En Europe on a compris que le repos n’est pas l’ennemi du travail, mais un complètement. Aux Etats-Unis, on n’y est pas encore. »

Ainsi, si les managers ne se risquent pas à critiquer ouvertement les salariés qui voudraient prendre leurs congés, les réflexions et sous-entendus pour les en dissuader sont courants. « Mon manager ne prend que 2 semaines par an et nous fait bien comprendre qu’au-delà, ça ne sert à rien, c’est exagéré », raconte encore David, l’ingénieur de San Francisco. « Il dit que ce n’est pas professionnel de faire prendre du retard à l’équipe parce qu’on veut partir en vacances. Pourtant, nous avons 20 jours, mais nous savons tous que ça nous desservirait de les poser. Ça peut nuire à notre carrière, car on peut être perçu comme quelqu’un de fainéant, qui se désengage de son travail ou se désolidarise de son équipe. »

La culture du présentéisme

Devant cette injonction implicite à travailler sans relâche, certains l’ont compris : le plus important étant de donner l’illusion d’être présent, autant le faire en sirotant un Spritz sur une terrasse en bord de mer ! « J’ai compris depuis longtemps que ce n’est pas vraiment le travail que tu réalises qui compte, mais le fait d’être présent et visible, analyse Nelson. Je ne sais pas pourquoi, mais de savoir que je suis “là”, connecté, ça rassure ma manageuse. Alors que dans les faits, je ne fais pas grand-chose. »

Selon Malissa Clark, directrice du département de psychologie de l’Université de Géorgie et autrice de nombreux travaux sur la surproductivité au travail, le présentéisme est aujourd’hui le seul moyen de mesurer la productivité pour beaucoup d’employés. « Alors qu’à l’époque du travail à l’usine, on mesurait la productivité par le nombre de pièces fabriquées, aujourd’hui il est plus difficile de quantifier nos efforts de façon tangible. C’est pourquoi les organisations (et les managers) utilisent souvent l’activité visible comme indicateur de la productivité. C’est ce que Cal Newport appelle la “pseudo-productivité” dans son livre Slow Productivity, c’est-à-dire l’utilisation de l’activité visible comme principal moyen d’approcher l’effort productif réel. »

Des “vacations” qui n’en sont pas vraiment

Mais cette double vie peut parfois s’avérer stressante pour ces vacanciers secrets : « J’ai parfois peur de me faire prendre, que mon VPN lâche ou d’être vu à l’aéroport, avoue David. Je vérifie aussi régulièrement mon Slack et mes mails depuis mon téléphone, au cas où. Et je ne m’éloigne jamais loin ou longtemps de mon ordinateur non plus. Je reste quand même dans le coin. »

Alors est-on vraiment en vacances lorsque l’on est en quiet vacation ? « Cela ne permet pas aux gens de se désengager complètement du travail, ce qui est un élément très important du processus de repos et de récupération », met en garde Malissa Clark, qui a également travaillé sur l’addiction au travail. « Si nous continuons à penser au travail, ne serait-ce qu’un tout petit peu (comme pendant ce type de vacances secrètes), nous ne nous détachons pas complètement sur le plan psychologique. » Et si ne pas déconnecter du travail peut être néfaste pour les employés, ça l’est aussi pour les entreprises puisqu’il est dans leur intérêt d’avoir des équipes reposées, concentrées et efficaces.

« La stimulation constante de notre système nerveux autonome et la production de cortisol, l’hormone du stress, ne sont pas bonnes pour notre santé », poursuit Malissa Clark. « Les employés sont plus susceptibles d’avoir des problèmes de santé physique et mentale s’ils ne se reposent pas, et ils sont également moins productifs. » À quoi la spécialiste ajoute : davantage d’erreurs commises ou encore de l’irritabilité accrue, entraînant un environnement de travail négatif et hostile.

Le quiet vacationing en France

Le quiet vacationing semble aussi séduire chez nous. Bien que les Français disposent de 5 semaines de congés payés annuels minimum et que ce ne soit culturellement pas mal vu de les prendre, certains s’offrent quand même le luxe de partir en vacances sans en informer leur boîte. « Je travaille à distance, donc ce serait dommage de ne pas en profiter pour voyager », témoigne depuis le sud du Portugal Mélanie, 37 ans, employée dans la supply chain. « C’est très calme l’été, tout le monde est en vacances, j’ai moins de réunions et d’interactions avec mes collègues. Donc j’en profite pour partir sans poser de congés et je garde mes jours pour voyager plus loin, genre en Asie. »

Entre ses vrais congés et ses vacances cachées, Mélanie voyage « environ 4 mois par an ». La clé selon elle, c’est de “quiet vacationer” pendant les périodes creuses : « l’été, ou en mai par exemple, car il y a tous les ponts, et en décembre. L’activité ralentit et les gens relâchent leur attention au boulot. » Et pour brouiller les pistes, c’est la même rengaine : « un VPN, un bougeur de souris et un bon Wi-Fi. Quand je peux m’avancer, je prépare des tâches et des mails la veille au soir pour le lendemain, que je programme par exemple entre 14 et 16h30, comme ça je peux aller à la plage de midi à 16h30 - en prenant en compte ma pause dej. »

Même si Mélanie « ne voit pas l’intérêt » de rester chez elle alors qu’elle peut travailler à distance, elle sait qu’elle s’expose à des risques. « Surtout pendant l’été car mes collègues partent aussi en voyage, explique-t-elle. Mais je leur demande toujours où ils vont, pour ne pas aller au même endroit et je m’arrange pour ne pas partir le même jour qu’eux » et éviter ainsi de les croiser dans un aéroport ou une gare. Si Mélanie se faisait prendre, elle pourrait perdre son job, tout comme David et Rachel. « Honnêtement, c’est risqué mais ça vaut le coup », estime l’Américaine qui rêvait d’un job à distance pour ça. « Ça sert à quoi de gagner 140k par an et de rester chez soi toute l’année ? », fait valoir David. « Finalement, le travail est fait », assure Mélanie. « C’est juste qu’il est fait différemment. »

Article édité par Clémence Lesacq Gosset - Photo Jack Taylor pour WTTJ

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