« Mon père avait un job caché depuis 10 ans. Je ne l’accepte toujours pas »

09 sept. 2021

7min

« Mon père avait un job caché depuis 10 ans. Je ne l’accepte toujours pas »
auteur.e
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

Dans chacun de nos articles « Confidences », nous donnons la parole à une personne anonyme qui revient sans langue de bois sur une histoire marquante qu’elle a vécue au travail. Un témoignage subjectif dans lequel certains d’entre vous pourront (peut-être) se reconnaître et qui questionne le monde du travail. Dans cet article, vous découvrirez l’histoire d’Amaury, qui a découvert par hasard que son père avait un job secret.


Pour une majorité d’entre nous, notre job, c’est comme notre carte d’identité. Il nous représente - parfois un peu trop -, ou en tous cas il dit quelque chose de nous, de notre personnalité, de nos goûts, de nos objectifs de vie. Mais pour d’autres, il n’en est rien. On pense forcément aux espions opérant dans le secret le plus total, ne dévoilant jamais leur quotidien à leurs proches… Mon père, lui, n’est pas James Bond, et pourtant… Ce n’est qu’à l’âge de 27 ans, alors que je poursuivais tranquillement mes études de cinéma à Paris, que j’ai découvert qu’il menait une double vie professionnelle, et ce depuis plus de dix ans. À ce moment-là, c’est comme si j’avais rencontré un nouvel homme.

Mon papa à moi…

Même si j’ai longtemps vécu loin de lui, mon père a toujours été un héros à mes yeux. J’ai dû lui dire au revoir à mes six ans, au divorce de mes parents, pour aller vivre à la Réunion avec ma mère. Lui, est resté en région parisienne. Et même si 9000 kilomètres nous séparaient alors et que nous n’étions pas du genre à nous appeler tous les jours, nous avons réussi à entretenir de bonnes relations. Il faut dire qu’il m’envoyait régulièrement les dernières baskets à la mode ou le jeu vidéo à avoir pour mon anniversaire ou pour les fêtes, et forcément, à cet âge-là, ça aide….

Ce n’est qu’à mes 19 ans que j’ai pu le reprendre dans les bras. De retour en métropole pour mes études, je me suis même installé chez lui. Ce qui, après tant de temps séparés, n’était pas pour me déplaire. À nouveau, j’entrais dans son quotidien. Son côté taciturne, réservé, parfois même impassible, mais très généreux dans le fond… Tout ça, je le redécouvrais avec curiosité et affection.

Ainsi, pendant huit ans, tout s’est passé à merveille. J’ai quitté les bancs de l’université, enchaîné différents jobs dans le secteur de l’événementiel, puis entamé une formation dans le cinéma… Nous sommes restés en colocation. La journée, nous vaquions à nos occupations pour nous retrouver le soir autour d’un bon dîner. Bref, nous rattrapions le temps perdu, sauf le week-end, où il prenait des extras en tant que couvreur sur des chantiers. Pour s’y rendre à l’aube, il “découchait” le vendredi et le samedi pour “dormir chez un collègue plus proche de son lieu de travail”. Pourquoi pas… Mais je me souviens que je trouvais toujours étrange qu’à son retour, le dimanche soir, il restait toujours très évasif sur ses journées de labeur. Au bout d’un moment, j’ai fini par penser qu’il y avait anguille sous roche. Tout me laissait croire qu’il avait une maîtresse. Mais pourquoi ne pas m’en parler ? J’allais le découvrir plus tard, une journée d’été 2020.

Laisse pas traîner ton père

Je vous plante le décor. Tout commence un vendredi de juillet. Paris cocotte l’asphalte et ce jour-là, je me rends sur le tournage d’un court-métrage rue Saint-Denis, dans le 2ème arrondissement, dans un appartement en sandwich entre un sex-shop et un kebab (ce qui est loin de faire exception dans ce quartier). Puisque l’immeuble qui nous accueille toute la semaine est aussi (accessoirement) une maison close, nous avons pour obligation de déguerpir avant midi, pour faire place au business. Normal. Avec l’équipe de prod’, on s’exécute sagement tous les jours qui suivent, sauf le troisième, un samedi, où nous prenons du retard. Ce jour-là, je ne descends du studio qu’à 13h30.

“Clacs, clacs, clacs”, des bruits de pas résonnent dans la cage d’escalier. Sur le coup, je m’attends à croiser un client de la “maison”, ou une prostituée. Mais non. Je tombe nez à nez avec qui ? Mon père ! Évidemment. Je le regarde ébahi. Il me regarde, baisse les yeux et bégaye un “coucou” à demi-mot. Il est gêné mais bizarrement, on échange très normalement. Trop normalement. Comme si on s’était croisés dans notre salon à 3h du matin quand il se rend aux toilettes pile au moment où je vais casser la croûte dans la cuisine.Il me demande seulement, un brin interloqué, ce que je fais ici et je sens à son intonation que c’est moi qui n’ai rien à faire là. De mon côté, j’ai le cerveau qui vit un bug digne de ce qui était prévu pour l’an 2000, je suis tout chamboulé parce qu’il m’apparaît d’un coup très vulnérable. Je n’ose pas lui retourner la question. En même temps, comment demander à quelqu’un (qui plus est, son père) de justifier sa présence dans un immeuble dédié à la prostitution sans prendre un ton accusateur ? On se dit simplement « Bon, à toute ! », et on reprend nos chemins respectifs. Moi qui le soupçonnais d’avoir une relation secrète avec une femme, je ne m’étais pas planté. Mais de là à imaginer une relation rémunérée… La belle affaire ! C’est embarrassant, mais j’essaye de me dire que ce n’est ni grave, ni exceptionnel.

Le soir, je rentre vers 20h30. Mon père est déjà là et c’est à peine si nous décrochons un mot. Je fais la cuisine de mon côté et mange dans mon coin. On se fuit du regard, comme si on s’était croisés dans une maison de passe (ouais, je sais…).

Le jour suivant, j’ai quand même du mal à passer à autre chose… Je me demande si je vais à nouveau le croiser et je suis bien déterminé à mener ma petite enquête. Alors que le tournage reprend, je ne peux cacher mon trouble ni calmer le flot de pensées qui m’assaillent sans cesse. À ce stade, on peut dire que toute idée de relativisation a quitté mon corps. À tel point que je passe mon temps le nez écrasé contre la porte de l’appartement à surveiller les allées et venues à travers le juda (et dans un immeuble de passe, croyez-moi, il y a beaucoup de passage…) À 13h30 tapantes, je le vois. Il monte. Qu’est-ce qu’il fout, encore ?

Confession nocturne

Je ne pense qu’à ça tout l’après-midi. J’élabore tous les scénarios : est-ce qu’il va tout simplement voir des prostituées ? Ou bien y-a-t-il une autre explication…? Est-ce qu’il est Mac ? Puis je me souviens qu’il n’a jamais d’argent. Je décide de tirer cette histoire au clair le soir même.

Au moment de passer le pas de la porte de notre appartement, j’ai la boule au ventre, mais quelques minutes suffisent pour me lancer dans un monologue : « C’est bizarre quand même qu’on se soit croisés, il va falloir qu’on en discute parce que ça me met mal à l’aise. J’ai l’impression de ne plus te voir de la même façon… », (silence). « Qu’est-ce que tu faisais à cet endroit ? », (silence). « Est-ce que tu vois une femme ? Tu te plains toujours que tu ne gagnes pas assez d’argent, alors ce n’est pas très raisonnable de tout claquer là-bas… » L’intéressé reste muet et agit comme si ça ne me concernait pas en poursuivant son dîner et en sirotant son petit verre de vin. Je n’ai donc pas d’autre choix que d’insister et ça devient un peu moins joli à voir, je mélange tout : « Mais tu as pensé à maman ? Tu y allais déjà quand tu étais avec elle ? C’est hyper irrespectueux »… Même s’il finit par réagir en me sommant de me calmer, c’est trop tard, je suis lancé : je crie, j’attaque, je provoque, je fais tout pour lui tirer les vers du nez. Et alors que je le travaille au corps depuis une demi-heure, il crache le morceau et m’avoue qu’il travaille là-bas. Depuis plus de dix ans. Dix ans ! Il touche 50 euros par jour pour arrondir ses fins de mois en y assurant la propreté et la sécurité des prostituées, du vendredi soir jusqu’au dimanche soir. Je suis sur le cul.

Un autre homme

Les trois semaines qui suivent, je suis furax, stressé, insomniaque. Je crois que ce n’est pas tant la nature de son métier qui me reste en travers de la gorge, mais je me sens trahi. Oui, j’ai du mal à comprendre pourquoi il a choisi ce job parmi une longue liste d’alternatives plus banales (genre dogsitter, c’est très bien dogsitter !), mais je reste quelqu’un d’ouvert d’esprit. J’ai déjà travaillé dans des milieux très différents et notamment dans le milieu de la nuit où j’ai rencontré tout un tas de gens loufoques. Non, ce que j’ai du mal à digérer, c’est le secret. Le mensonge. Le fait d’avoir été exclu de toute une partie de sa vie. Et puis son silence quand je l’ai confronté…

S’il n’avait jamais osé m’en parler, c’était - selon lui - parce qu’il ne voulait pas que je le juge ou que je l’estime moins. Surtout que lorsqu’il a commencé, je venais de rentrer en métropole. Il ne se voyait pas sceller nos retrouvailles par un : « Devine quoi ? Maintenant je suis garde du corps de prostituées ! » Moi, je crois que ça m’aurait moins dérangé que de l’apprendre dix ans plus tard. Je serai quand même tombé des nues… mais je n’aurais pas été déçu. Là, je découvre un tout autre homme. Cette histoire a chassé l’image du père que j’admirais pour sa droiture, celui qui ne vole pas, qui transmet son code moral à ses enfants, qui est dévoué à sa famille, malgré la distance. Et tout ça pour quoi ? Pour un métier qu’il aurait dû assumer.

Alors pendant deux mois, on ne s’est plus adressé la parole. Il a fallu attendre que ma sœur nous rende visite à Noël pour recréer un semblant d’esprit de famille. Puis mon père est parti à la retraite quelques mois plus tard et a déménagé en Guadeloupe. Depuis, nous avons eu l’occasion de reparler de son job secret et ne regrette rien. Il fallait qu’il bosse, il a mêlé l’utile à l’agréable, et n’a pas honte. De mon côté, même si je n’ai raconté cette histoire qu’à ma sœur et un ami, j’ai fini par accepter. En revanche, ça a cassé quelque chose. Je ne peux m’empêcher de me demander : s’il a pu me cacher un secret aussi important, il a peut-être pu m’en cacher d’autres… ? Comme quoi… un métier peut changer toute la perception que l’on se fait d’une personne.

Article édité par Eléa Foucher-Créteau
Photo Thomas Decamps

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