Un pied au bureau, l’autre à la ferme : reportage sur ces nouveaux polytravailleurs
13 févr. 2025
6min
À mi-chemin entre woofing et polyactivité, certains travailleurs ont pris le parti d’alterner job tertiaires et petits boulots dans les champs. Comme aux Clés de la Ferme, dans le Loiret, où tous vantent les mérites de ce mode de vie hybride.
« Comment je peux aider ? », interpelle Rachel à peine franchie le seuil de la maison. Ce matin glacial du mois de novembre, la jeune femme a pris le transilien depuis Paris pour parcourir la petite centaine de kilomètres qui sépare la capitale des Clés de la Ferme maraîchère et pédagogique dont les activités ont démarré l’an passé. Du haut de ses vingt-trois ans, cette ancienne chargée de développement dans une boîte de production spécialisée dans le documentaire d’auteur est déjà venue plusieurs fois prêter main forte comme « woofeuse » au sein de l’exploitation — le nom que l’on donne à ces bénévoles qui s’acquittent de petites tâches pendant une courte période, en échange du gîte et du couvert —, un moyen pour elle de « mettre les mains dans la terre », et de se remettre d’une année professionnelle dont elle est sortie éreintée. « Être ici, ça me permet d’être utile, de faire un travail hyper concret, et de bénéficier de la vie au grand air, soit tout l’inverse de la vie que je mène, qui a tendance à me fragiliser psychologiquement », explique-t-elle, sourire aux lèvres.
Étonnamment, les profils comme celui de Rachel n’en finissent pas de se frayer un chemin jusqu’à la petite exploitation loirétaine. Les deux propriétaires des lieux, Benoît Ratier et Louise Annaud, sont eux-mêmes des « slasheurs ». Autrefois expatriés en Suisse, où ils officiaient respectivement comme banquier et comme humanitaire, ils décident un jour de rentrer en France pour changer de vie. « Notre quotidien était tellement confortable !, se souvient le maraîcher. J’avais cet intérêt pour l’agriculture que je rêvais de mettre en pratique, mais mon mode de vie n’était pas compatible avec ça. Au bout d’un moment, je me suis dit que j’allais me réveiller à cinquante ans sans avoir rien fait. » En 2018, le couple s’installe à Paris et, tandis que Louise repart en mission, Benoît entame une formation d’agriculteur en BTS sur ses congés payés. « Lors d’un stage chez un maraîcher, je me suis retrouvé à désherber des lignes de cent mètres de carottes. C’était un boulot éprouvant mais que j’ai bien aimé », confie-t-il. Quatre ans plus tard, ils achètent sur leurs économies cette vieille bâtisse du XVIe siècle et se promettent d’en faire une ferme pédagogique, le tout en agriculture biologique.
Doubles journées
Sur place, on jurerait que le lieu a toujours été une exploitation agricole : autour de la grande maison en pierre, plusieurs hectares de champs, une serre dans laquelle poussent des salades, des arbres fruitiers et quelques animaux — dont un mouton-bélier ! —, s’offrent au regard des visiteurs. À l’automne, sur les terrains encore en friches, le couple a organisé un « festival d’Automne », une sorte de grand marché avec quelques animations, durant lequel de petits producteurs locaux ont été invités à vendre leurs produits. En gilet de chasseur et bottes en caoutchouc, Benoît raconte son quotidien, à mi-chemin entre la banque parisienne où il travaille encore aujourd’hui (en présentiel deux jours par semaine, en télétravail le reste du temps) et son exploitation (où il passe ses pauses, ses soirées et ses week-end). « C’est une grosse charge de travail !, prévient-il. Mais mes deux jobs sont très complémentaires. Mon boulot de banquier me permet de financer mon activité de maraîcher. »
Au-delà de la question financière — particulièrement épineuse lorsque l’on parle d’exploitations agricoles, tant il est difficile d’être rentable sans y sacrifier tout son temps et son énergie —, Benoît observe que de jongler entre deux emplois le préserve, souvent, des frustrations d’un job unique : « D’un côté, j’ai un projet très concret avec des légumes qui poussent à chaque saison, et, de l’autre, de gros projets qui s’étalent sur plusieurs années, explique-t-il. Alterner entre les deux me permet de prendre du recul, d’évacuer les frustrations. Ça m’a fait gagner en maturité, mais aussi en compétences. Je m’appuie maintenant sur mon expérience de maraîcher pour proposer, dans ma banque, des projets liés à l’agriculture. » Louise, l’autre propriétaire de la ferme, fait le même constat : « En réunion, on est bien plus crédible sur les questions écologiques une fois qu’on a raconté avoir monté une ferme pédagogique », sourit-elle. Le projet l’a même aidée à surmonter la faillite du cabinet de conseil spécialisé dans l’humanitaire, dans lequel elle a travaillé jusqu’en 2023. « Ça aide aussi à mettre le travail à distance, observe-t-elle. Ma vie ne dépend plus que de ça, et mon job salarié n’est plus ma seule identité… C’est comme si j’avais maintenant plusieurs piliers : quand l’un s’effondre, un autre peut prendre le relais. » Après plusieurs mois à travailler exclusivement dans la ferme, elle envisage désormais de retrouver un emploi lié à l’environnement.
« La vie de bureau, je ne peux plus ! »
Parfois présent à la ferme pour animer des ateliers pédagogiques autour du maraîchage, Léo, 33 ans, silhouette mince et grands yeux bleus, a bâti toute sa vie autour de ses différents boulots : « J’ai toujours rêvé d’être maraîcher par passion et par engagement politique, mais j’avais peur du manque d’argent, de l’usure physique et psychologique, explique-t-il. Pour éviter d’être bloqué dans une mono-activité, je me suis formé pour être prof de randonnée, d’escalade et de yoga. » Un moyen de lutter contre l’ennui — il confie à plusieurs reprises vouloir « varier » les activités le plus possible —, mais aussi de se bâtir une certaine stabilité financière. « Les cours d’escalade me rapportent beaucoup d’argent, mais l’activité à la ferme est celle qui a le plus de sens pour moi. Les deux se complètent bien », poursuit-il. Un mode de vie qui, étonnamment, lui permet de travailler peu : « Les gens ont, quoi, cinq semaines de vacances par an ? Moi j’en prends au moins dix. Avoir ce mode de vie plus frugal me permet surtout de travailler moins et de profiter de l’existence. »
Quelques mètres plus loin, derrière une grande serre vitrée, Joanna, emmitouflée dans un grand manteau, nettoie quelques légumes destinés à être vendus sur les marchés. Cette ancienne cadre dans l’immobilier, redevenue travailleuse indépendante à 32 ans, confie son plaisir de travailler ici, à l’extérieur, même sous la neige en plein hiver : « La vie de bureau, je ne peux plus ! Être en open space, ça ne me convenait pas. J’aime trop apprendre des choses différentes », avoue-t-elle. Elle aussi alterne entre son boulot à la ferme — elle y passe les deux tiers de son temps —, et un autre travail dans le service à la personne, dans lequel elle retrouve la joie du contact humain, parfois un peu trop rare dans les champs. En parallèle, elle se forme à la communication et revendique ce côté touche-à-tout : « Ce qui me caractérise, c’est que j’aime trop de choses. Quand j’avais un seul emploi stable, je n’étais pas heureuse de me lever le matin. »
Renouveler les générations agricoles
En France, des initiatives comme celle de Benoît et Louise sont de plus en plus nombreuses à essaimer année après année. Pour mieux accompagner ceux qui montent leurs exploitations et ceux qui rêvent d’aller filer un coup de main à la ferme, un collectif d’agriculteurs a imaginé la plateforme de mise en relation Slasheurs-cueilleurs. Faire le trait d’union entre exploitants et travailleurs, et ainsi faire la promotion de la « pluri-activité agricole » serait le seul moyen de renouveler les générations d’agriculteurs selon Lola Dubois, porte-parole du projet. « On voulait montrer que pour s’investir dans une exploitation agricole, on n’était pas obligé de déménager, d’investir un million d’euros et de travailler 70 heures par semaine », explique-t-elle. Née pour répondre aux besoins des agriculteurs d’aujourd’hui — dans l’hexagone, on estime qu’un tiers des exploitations agricoles s’arrêtent au bout de trois ans, notamment à cause de l’investissement en temps et en argent qu’elles demandent à leurs propriétaires —, l’association connaît un franc succès auprès de travailleurs du tertiaire, majoritairement indépendants et soucieux de donner du sens à leur travail. « Ce n’est pas seulement du jardinage, il s’agit de construire un projet pérenne qui va nourrir des gens, poursuit Lola Dubois. On constate aussi que de mettre un pied à la ferme donne aussi envie à beaucoup de salariés de se former aux enjeux de la transition écologique. »
Jusqu’où pourraient aller ces initiatives ? Dans la région toulousaine, l’association Les Ateliers d’Icare imagine, elle, une sorte de « polytravail » — le terme, un peu barbare, désigne en réalité presque la même chose que la « pluri-activité agricole » encouragée par le projet Slasheurs Cueilleurs. En pratique, il s’agirait de nouer des partenariats avec des entreprises pour que les salariés soient autorisés à dédier une journée (payée !) par semaine à des travaux à la ferme. Bruno Jougla, membre fondateur de l’association, tente depuis plusieurs mois d’embarquer quelques start-up écolo du coin dans l’aventure : « Ce modèle hybride permettrait de remédier à cette perte de sens, que beaucoup expérimentent dans leur boulot, plaide-t-il. Aller au boulot à vélo, acheter d’occasion et tous les autres petits gestes… ça ne fonctionne pas. Pour bâtir un monde plus juste, il faut changer de paradigme et l’endroit où l’on a le plus d’impact, c’est dans les huit heures par jour que l’on consacre au travail. En cela, dédier même un jour par semaine à une agriculture respectueuse de l’environnement, c’est révolutionnaire. » Cet hiver, trois petites entreprises avaient accepté de se prêter au jeu et une première expérimentation devrait être menée, ce mois de janvier, avec les salariés qui se portent volontaires. Reste à voir combien sont prêts à mener cette petite révolution du travail, portée pour l’instant à la marge de l’agriculture traditionnelle, par quelques néoruraux dont les conditions matérielles d’existence sont bien plus privilégiées que celles des agriculteurs traditionnels.
Article écrit par Emma Poesy et édité par Gabrielle Predko ; Photos de Thomas Decamps.
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