De « Je suis Charlie » aux Jeux Olympiques : Joachim Roncin, créatif hors-norme
29 janv. 2024
5min
Neuf ans après avoir créé le slogan « Je suis Charlie », Joachim Roncin raconte dans Une histoire folle comment ces trois mots ont changé à jamais sa trajectoire de vie. Et n’allez pas croire que ça a été simple à gérer. Le directeur du design des Jeux Olympiques 2024 qui parle volontiers de son addiction au travail, se confie également sur ce qu’il a appelé « le syndrome de l’imposture ».
Bien que le syndrome de l’imposteur ne présente pas de profil type, il est peu probable qu’il se manifeste sous les traits de Joachim Roncin. Derrière sa carrure imposante, son large sourire et son flegme de surface (peut-être dû à ses origines d’Europe de l’Est), celui qui a contribué à la création de la version française de Grazia et de Stylist, a initié le slogan mondialement relayé “Je suis Charlie”, et qui dirige actuellement le design des Jeux Olympiques et Paralympiques 2024, éprouve constamment des doutes à son sujet. Dans Une histoire folle (éd. Grasset, janvier 2024), un livre autobiographique qui revient en détail sur la période qui a suivi les attentats de Charlie Hebdo et la naissance de cette phrase qui a traversé presque toutes les frontières, il fait un pas de côté préférant « le syndrome de l’imposture » à l’expression originale. En quelques mots, on comprend qu’il s’agit d’une crainte persistante d’être démasqué par quelqu’un de mieux informé que lui, quel que soit le domaine. Un manque de confiance chronique qui explique son besoin constant de se rassurer, sur des sujets aussi variés que la création artistique ou la préparation d’une omelette pour ses enfants Léonard et Andréa (à qui il dédie son livre).
« Ces dernières années, on a beaucoup parlé de ce syndrome, à tel point que c’est presque devenu une mode de dire qu’on en était atteint. Mais si je prends suffisamment de recul, je pense qu’il est nécessaire que ça fasse partie du quotidien des personnes dont le métier est de concevoir ce qui n’existe pas encore. Pour moi, c’est intimement imbriqué à l’idée de création. »
Quoi de plus naturel et sain que de réfléchir en permanence sur son art et de prendre le risque de se mettre personnellement en danger, lorsque l’on souhaite toucher l’imaginaire de personnes inconnues ? Encore aujourd’hui, Joachim Roncin n’hésite pas à dire qu’il investit beaucoup de lui-même dans ce qu’il crée, tout en étant la personne la moins convaincue de ce qu’elle délivre. « C’est seulement quand la personne en face de moi me dit “super”, que je me tranquillise et que je peux me lâcher. » Enfin, ça, c’est quand ça fonctionne du premier coup, ce qui est rarement le cas dans les métiers artistiques. Et que se passe-t-il quand la magie n’opère pas ? Il y a toujours une parade : « J’aime bien qu’on démonte ce que je fais, qu’on me dise que je suis à côté de la plaque, parce que ça me motive à faire autrement. Professionnellement, j’ai besoin d’adrénaline, mais ce que je recherche avant-tout, c’est le défi. »
« Plaire ou ne pas plaire, c’est très subjectif »
Contrairement aux créatifs désabusés et intimement convaincus de leur génie dépeints dans 99 Francs (roman à succès et provocateur sur le milieu de la publicité de Frédéric Beigbeder publié en 2000, ndlr), lorsque Joachim Roncin donne des cours de direction artistique, il explique à ses étudiants l’importance de prendre en considération les remarques des autres et de ne jamais hésiter à remettre leur travail en question. Quid de la recherche du beau dans tout ça ? Il estime que le rôle du graphiste n’est pas tant de séduire qu’être compris du plus grand nombre. « Plaire ou ne pas plaire, c’est très subjectif. On peut tous faire du beau, mais donner envie de lire ou réussir à faire passer un message, c’est autre chose. Dans les magazines que j’ai créés, la seule chose qui m’intéressait, c’était de mettre mes créations au service des journalistes et de leurs articles. Je n’ai pas suffisamment d’ego pour faire seulement ce qui me séduit visuellement au détriment de l’essentiel. »
Dans son repère du XIIe arrondissement de Paris, celui qui dit avoir trouvé sa vocation en regardant le cancre de la publicité de Guy Degrenne dans les années 1980, où l’on voit un gamin qui passe ses journées à dessiner des assiettes sur ces cahiers d’écoliers plutôt que faire ses devoirs, il se montre aussi surprenant qu’éclectique. Parmi sa collection de livres d’art, de coffrets de musique et d’affiches de films, l’œil est tout de suité attiré par une borne d’arcade collée au coin du salon, avant d’être happé par une petite sculpture en pierre de Maroussia Rebecq, la fondatrice de la très branchée marque Andrea Crews posée sur une étagère. Un peu à l’image de cet entassement de références bien organisées, l’impatient Joachim Roncin qui dit avoir autant apprécié la télé-réalité trash Frenchie Shore (bingé en une journée) que certains classiques de la littérature russe, semblent pouvoir toucher à tout, sans craindre les mélanges des genres. « Écriture, dessin, design, animation de live… Disons que je n’ai jamais beaucoup dormi et que dans les périodes de rush, comme la sortie du livre ou l’approche des Jeux Olympiques, ça ne s’arrange pas. »
Si l’on s’engage dans une psychologie de comptoir, peut-être que se noyer dans le travail est le seul moyen qu’il ait trouvé jusqu’à présent pour éviter d’affronter un certain mal-être. « Franchement, dès que je me retrouve un peu seul avec moi-même sans avoir quelque chose à faire, ça ne me fait pas trop de bien. Alors, je me soigne en étant un bourreau de travail. Bien sûr, j’essaie parfois de lever le pied, mais il est difficile de changer des habitudes profondément ancrées en soi. » À demi-mot, il reconnaît que le travail d’écriture l’a tout de même aidé à apaiser quelques angoisses, et affirme être plus que jamais en paix avec lui-même. Par exemple, il a récemment traversé l’Atlantique, alors qu’il s’était interdit de monter dans un avion pendant près de dix ans.
Retrouver l’insouciance de l’enfance
Le fils de brocanteur fan de punk admet avoir découvert une nouvelle source de joie dans la lecture et, plus récemment encore, dans l’écriture. « Peut-être que je devrais lancer un blog intitulé “Passion lecture” », lance-t-il avec un œil rieur. Une remarque qu’il aurait pu aisément partager avec l’humoriste Poulpe, son acolyte avec qui il co-anime Toast, une émission culturelle hebdomadaire sur Twitch. Mais de-là à abandonner un temps les feutres et les crayons pour l’écriture ? La quête de nouveaux défis ne peut pas, à elle seule, expliquer pourquoi, neuf ans après avoir posté “Je suis Charlie” sur Twitter, trois mots qui ont changé sa vie, il ressent le besoin de mettre cette histoire sur papier.
À l’évocation du nom du journal satirique visé par l’attaque terroriste de janvier 2015, le visage se fait plus anguleux et les sourcils se froncent : « Je pense que je n’avais plus vraiment le choix. Ce slogan était en train de devenir un cri de ralliement de fascistes anti-musulmans, alors que moi, je l’avais justement pensé comme une parade à l’intolérance. Pour éviter que je perde une nouvelle fois le contrôle, comme dans les jours qui ont suivi les attentats et où on a demandé mon avis sur à peu près tout et n’importe quoi, il fallait que je prenne le temps d’écrire la véritable histoire de ce geste spontané. »
Après la publication de ce livre, va-t-il réussir à clôturer ce chapitre important de sa vie et se réinventer ailleurs ? Contrairement à Richard Bohringer, qui a décliné sa célèbre phrase « C’est beau une ville la nuit », en un film, un livre, une pièce de théâtre et une émission de radio… Il est conscient de l’effet de saturation et perçoit déjà les limites de l’exercice. Ça tombe bien puisqu’il pense déjà à la suite : « Après la mort de mon frère quand j’étais adolescent, les attentats sont venus me dérober une partie de mon insouciance. Depuis, je m’attèle à la retrouver. Je ne sais pas encore ce qui m’aiderait à aller dans ce sens, mais je vais finir par le découvrir. » Le gamin au visage rond qui arrêtait les automobilistes aux feux pour leur vendre ses BD faites maison, n’a pas totalement disparu.
Article édité par Aurélie Cerffont, photographies par Thomas Decamps
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