Recherche académique : pourquoi de plus en plus de thésards lui tournent le dos
18 juil. 2022
7min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Face à l’immédiateté du monde dans lequel nous vivons, la recherche académique peut apparaître comme l’un des derniers piliers de l’apprentissage sur le temps long. Pourtant, si cette vocation intrigue autant qu’elle fascine, les doctorants seraient de moins en moins enclins à aller au bout de ce processus titanesque. Et de fait si plus de 14 000 docteurs sont diplômés tous les ans depuis 2010, l’année 2020 enregistre seulement 11 800 doctorats délivrés. Soit une diminution de 15 % par rapport à l’année précédente. Alors comment expliquer la baisse d’intérêt pour cette formation d’excellence ? Décryptage d’un phénomène en cours.
Des obstacles conséquents
Si les bancs de l’université accueillent de plus en plus d’étudiants à chaque rentrée, le nombre de doctorants qui abandonnent leur projet de thèse en cours de route, lui aussi, ne cesse d’augmenter. Et pour cause, l’offre d’emploi dans l’enseignement supérieur et la recherche, aujourd’hui en France, aurait diminué de moitié en une décennie. Le nombre de postes de maîtres de conférence ouverts serait ainsi passé de 2194 en 2009 à seulement 1070 en 2019 pour plus de 10 000 doctorats délivrés. « Le recrutement dans les organismes de recherche (CNRS, Inserm, Inrae…) et les universités est plus élitiste que jamais », observe Vincent Mignotte, directeur de l’association Bernard Gregory qui œuvre pour l’évolution professionnelle des docteurs. Autrement dit, seulement deux docteurs sur dix se voient offrir un poste de maître de conférence dans l’enseignement supérieur aujourd’hui. Alors pour les plus courageux qui persistent dans cette voie, le doctorat s’apparente davantage au parcours du combattant.
Dans un premier temps, il faut pouvoir s’assurer un financement auprès d’un organisme de recherche afin de se concentrer sur sa thèse. C’est la quête d’Elie, jeune chercheur en géopolitique de 25 ans qui se retrouve actuellement dans « cet espace assez flou entre le master et le doctorat », selon ses mots. Il poursuit un travail de recherche sur la guerre culturelle bolsonariste au Brésil depuis Rio de Janeiro et pour cela, a besoin d’un apport financier délivré par une université. Mais sans succès jusqu’à présent. « J’ai été accepté au doctorat de science politique/relations internationales de l’IHEID, à Genève, mais j’ai dû refuser l’offre car je n’avais néanmoins pas été accepté en tant que l’un de leur boursier, explique-t-il. J’ai ensuite posé ma candidature pour un doctorat en histoire culturelle à la Sorbonne Nouvelle, mais j’ai fini deuxième sur liste complémentaire. » En attendant de trouver un contrat doctoral, il dispose jusqu’en septembre de la bourse REFEB (créé par l’Ambassade de France au Brésil pour permettre aux étudiants titulaires d’un master 2 de poursuivre leurs études en Sciences Humaines et Sociales) qui lui permet d’avancer dans ses recherches de terrain malgré tout.
Mais pour le jeune homme, une chose est sûre, c’est d’abord le manque de financement dans ce milieu qui empêche les aspirants au doctorat de réaliser leur thèse en toute plénitude. Car si la bourse n’accompagne pas le travail de recherche, l’étudiant se retrouve obligé de jongler entre plusieurs jobs pour s’assurer un revenu. Et pour Elie, hors de question de se lancer en doctorat sans bourse, il aurait trop peur de s’oublier en mettant sa recherche de côté.
C’est d’ailleurs pour cette raison que Charlotte, une journaliste indépendante de 29 ans, envisage de renoncer au projet de thèse qui mûrit en elle depuis la fin de ses études. Diplômée d’un master en littérature française et sciences humaines, elle a entamé il y a maintenant un an le processus pour devenir doctorante. « J’avais l’objectif de faire une thèse en étude de genre et j’avais même trouvé une potentielle directrice. » Mais face à la difficulté d’obtenir une bourse en sciences humaines et sociales, l’aspect financier d’une telle démarche lui fait reconsidérer son projet. « Mon métier de journaliste me demande déjà beaucoup de temps, d’énergie et me préoccupe beaucoup d’un point de vue financier, confie-t-elle. Je ne suis pas sûre que de me rajouter cette charge mentale soit une très bonne idée. »
Une potentielle précarité à la clé
Si le budget consacré à la recherche est à l’origine de ce manque de moyens, Elie et Charlotte y voient aussi un désintérêt, voire du mépris, pour certains sujets de recherche. « Le secteur des études de genre n’est pas le favori dans le cœur du gouvernement, donc il fait partie des plus négligés », regrette la journaliste. Idem pour le chercheur en géopolitique. « Je suis persuadée qu’il s’agit d’un moyen de contrer les chercheurs qui, comme moi, travaillent sur les discriminations de genre ou de race. Il suffit d’observer les polémiques autour de “l’islamo-gauchisme” ou le “wokisme” qui “gangrènairent” les universités françaises… » Le directeur de l’Association Bernard Grégory, quant à lui, reconnaît que les financements de thèse proposées dans les sciences humaines et sociales sont plus rares que pour celles affiliées aux domaines scientifiques mais son opinion est plus mesurée. « À mes yeux, cette réalité s’explique aussi car les sciences exactes et naturelles sont souvent directement financées par le laboratoire qui confie au doctorant le sujet de recherche, constate Vincent Mignotte. Là où les doctorants en sciences humaines et sociales sont souvent à l’initiative de leur sujet de recherche et doivent donc faire les démarche d’eux-mêmes pour rencontrer un directeur de thèse capable de les accompagner. » Si l’argument financier pousse Charlotte à abandonner son projet, Elie, lui, pense sérieusement à se rendre aux États-Unis là où son sujet de thèse sera, à son sens, mieux accueilli qu’en France. « Devenir enseignant chercheur c’est ma véritable vocation : si la France ne veut pas de moi, j’irai faire ma thèse ailleurs, affirme-t-il. Je compte bien me donner toutes les chances pour réussir, même si cela prend plus de temps que prévu. »
Se lancer dans une thèse implique bien des sacrifices et ce sur la durée, dans la mesure où une thèse en France dure en moyenne quatre ans. Et 11% d’entre elles sont réalisées en plus de six ans. La précarité est donc un sujet majeur dans la prise de décision d’un futur docteur et cela peut le poursuivre longtemps. En témoigne Juliette, 29 ans et titulaire d’un doctorat de science économique. Pendant la préparation de son diplôme, elle a consacré sa thèse à la macro-économie financière et a pu toucher à l’enseignement en parallèle en devenant attachée temporaire d’enseignement et de recherche. Et si elle s’est épanouie pendant son parcours universitaire, elle a, en revanche, détesté le milieu académique. « Tout d’abord car le grand problème de l’académie c’est qu’il y a énormément d’administratif à faire en plus du travail de recherche, révèle-t-elle. Tout le monde est dépassé, épuisé, tu n’as plus le temps pour ta thèse et le salaire est très faible. »
En moyenne, elle travaille entre soixante-dix et quatre-vingt heures par semaine et Juliette ne peut pas s’empêcher de reconnaître en souriant qu’elle aurait pu gagner tellement plus sans se fatiguer autant. « Il faut vraiment être passionné pour se lancer dans un truc pareil. » Mais si le milieu académique ne laisse pas un bon souvenir à Juliette, c’est aussi en raison de l’environnement auquel elle s’est retrouvée confrontée. « La recherche est un univers encore très sexiste, très machiste, révèle-t-elle. J’ai subi beaucoup de harcèlement moral et sexuel de la part d’universitaires hauts-placés pendant des années. » Une succession de comportements inappropriés qui auraient d’ailleurs contribué à lui faire choisir la voie de la reconversion professionnelle dans le secteur privé à ce jour.
Les enjeux majeurs face à l’avenir des carrières universitaires
Face à de tels obstacles, le gouvernement a promis d’augmenter les contrats doctoraux, « et notamment dans les sciences humaines et sociales à partir de l’année prochaine », nous apprend Vincent Mignotte. Sans compter le protocole « rémunérations et carrières » qui prévoit 2000 promotions de maîtres de conférences comme professeurs des universités jusqu’en 2025. « Mais en attendant, d’autres solutions existent pour pallier le manque d’opportunités à la sortie du diplôme », promet le directeur de l’association. En effet, puisque la réalité du terrain aujourd’hui est telle que la majorité des docteurs doit trouver un emploi en dehors du secteur, l’enjeu majeur se trouve maintenant du côté des entreprises. « Et nombreux sont les docteurs qui poursuivent des carrières tout à fait épanouissantes dans le secteur privé, affirme Vincent Mignotte. Les universités ont fait de gros efforts pour se rapprocher des entreprises et il faut poursuivre ce mouvement. »
Car ces deux mondes sont encore trop séparés, alors même qu’ils présentent tous deux des similitudes. Juliette, par exemple, postule en entreprise, tout en essayant d’intégrer la recherche dans son futur métier, mais rencontre bien des difficultés. « En entretien, la personne en face de moi à l’air de considérer que je n’ai pas d’expérience alors même que j’ai travaillé cinq ans en tant qu’enseignante chercheuse, constate-elle. Comme si mon profil hybride entre étudiante et professionnelle les déroutait trop pour qu’il soit pris au sérieux. » Il y a quelques mois, Juliette a ainsi postulé pour un job d’économiste dans une banque, et si le descriptif du profil recherché correspondait parfaitement à sa spécialité, elle n’a jamais reçu de réponse. Alors s’il est impossible pour elle de regretter son premier choix de carrière, tant le doctorat lui a permis d’aiguiser sa réflexion, elle a conscience que son diplôme lui ferme aujourd’hui des portes pour sortir du milieu universitaire.
Pourtant le profil des docteurs est une richesse immense pour le monde de l’entreprise. « La profondeur de leur raisonnement, leur esprit de synthèse, leur intégrité et le recul dont ils disposent sont des atouts majeurs, affirme Vincent Mignotte. Mais encore faut-il savoir vendre son expérience dans la recherche. » Et de fait, l’exercice est souvent complexe pour les jeunes diplômés, alors qu’il s’agit là d’une étape indispensable pour que les sphères universitaire et professionnelle se rejoignent enfin. « Les docteurs doivent donc réfléchir aux compétences acquises durant leur formation de manière à pouvoir les traduire face à un recruteur », encourage le directeur de l’association. C’est ainsi que Vincent Mignotte œuvre avec cette dernière pour faciliter l’insertion des docteurs dans les entreprises en les accompagnant tout au long de leur recherche d’emploi. En parallèle de son activité, l’Association Bernard Gregory a également participé avec la Conférence des Présidents d’Université (CPU) et le MEDEF à la création de Mydoc Pro. « Une plateforme qui a pour objectif d’aider les docteurs de tout horizon à traduire leurs compétences, des termes académiques au jargon professionnel », selon son co-créateur.
Côté entreprises, il est aussi primordial que ces dernières reconnaissent davantage les compétences des docteurs pour mieux les intégrer. Selon VIncent Mignotte, « si les grands groupes comprennent de mieux en mieux l’apport de cette formation d’excellence, la haute fonction publique, collectivités territoriales, institutions gouvernementales et parlementaires manquent encore cruellement de docteurs dans leurs rangs. Leur capacité à poser les bonnes questions, à s’interroger en profondeur n’est pas suffisamment exploitée. » Il est donc fondamental que ces acteurs précieux prennent part aux décisions publiques, ainsi qu’à la résolution des problèmes qui se posent au sein de notre société. Finalement, le parcours des docteurs est semé d’embûches… Mais pas condamné !
Article édité par Manuel Avenel, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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