Orientation sous influence : comment la famille nous souffle-t-elle notre voie ?
08 déc. 2020
7min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Vous vous souvenez du moment précis où vous avez choisi votre orientation professionnelle ? Quel a été le déclic ? Difficile de répondre, n’est-ce pas ? Rien d’étonnant à cela. Pour la grande majorité d’entre nous, le choix de notre futur métier s’est plutôt construit au fil de l’eau. Cela a commencé au lycée, avec le choix des matières qui nous plaisaient le plus, puis nous avons continué jusqu’à la fac ou en école, et pour beaucoup, nous nous sommes seulement spécialisés en fin de cursus. Ensuite, est venu le temps des premières expériences professionnelles et nous avons vu, sur le tas, ce qui nous plaisait ou non. Une somme infinie de petites choses qui nous ont menés à notre poste actuel. Mais, entre ces étapes, certains éléments insidieux se sont immiscés dans notre parcours et ont également joué un rôle. Que l’on soit en rupture ou proche d’elle, notre famille a influencé ce que nous sommes devenus.
Il y a les parents qui ont tout de suite imposé une carrière à leurs enfants : “Tu seras médecin, comme nous”, “tu reprendras l’entreprise familiale”… Mais pour d’autres, l’emprise a été bien plus discrète. Elle ne s’est pas jouée avec des mots, des discours voire des ordres, mais par des comportements, ou des histoires racontées quand nous étions enfants. Mais alors, par quels mécanismes notre famille influence-t-elle, en silence, notre orientation professionnelle et dans quel cas cela peut-il nous nuire ?
Les liens invisibles
Des histoires qui marquent
La famille est la pierre angulaire de notre développement jusqu’à l’âge adulte. En psychologie, l’idée selon laquelle la nature de nos comportements résulterait en grande partie de notre éducation est très populaire. Une histoire d’amour foireuse ? Complexe d’œdipe. Un trouble relationnel ? Un parent sur ou sous protecteur. Et notre orientation professionnelle ne fait pas exception à la règle. Déjà en 2010, une étude réalisée par Opinionway et le BIOP (le centre d’orientation de la Chambre de commerce et d’industrie de la Région Paris Île-de-France) nous apprenait que 66% des bacheliers considéraient que l’avis de leurs parents quant à leur choix d’orientation était important. Plus récemment, en 2018, une étude du Crédoc (le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) révélait que 80% des jeunes s’étaient tournés vers leurs parents pour évoquer leur avenir professionnel et ils avaient même été les interlocuteurs principaux - bien devant les professeurs et conseillers d’orientation - pour 52% d’entre eux. Surprenant ? Pas vraiment. L’influence des parents passe par des discussions, des conseils, des réflexions. Et celui-ci n’est que la partie visible de l’iceberg.
D’après Isabelle Méténier, psychologue et auteure du livre Histoire personnelle, destinée professionnelle (Éditions Dervy) : « *L’influence de nos géniteurs est plus souvent inconsciente. Elle se loge dans notre cerveau depuis notre plus jeune âge et à notre insu. Observer nos parents, nos frères et nos sœurs travailler a un impact sur la manière dont nous construisons notre carrière. Le cadre familial va soit nous inspirer, soit, au contraire nous permettre d’établir des contre-modèles.* » Les discours tenus par nos parents sur la réussite, leur rapport à l’argent ou encore la noblesse de certains métiers restent ancrés dans notre inconscient. Mais, ce n’est pas tout. La manière dont ils mènent leur carrière peut également avoir un impact. La psychologue nous invite d’ailleurs à nous questionner : nos parents ont-ils toujours fait passer leur travail avant tout ? Sont-ils épanouis dans leur emploi ? L’ont-ils choisi ? Ont-ils souffert ? Se sont-ils sacrifiés ? Valorisent-ils la réussite scolaire ? Tous ces facteurs nous marquent et posent les bases de notre orientation…
« Observer nos parents, nos frères et nos sœurs travailler a un impact sur la manière dont nous construisons notre carrière. Le cadre familial va soit nous inspirer, soit, au contraire nous permettre d’établir des contre-modèles » Isabelle Méténier, psychologue.
Se conformer ou s’opposer ?
Face au rapport qu’entretiennent nos parents avec le monde professionnel, deux solutions s’offrent à nous : marcher sur leurs plates-bandes en nous conformant à leur vision du travail ou… prendre le contre-pied. La plupart du temps, nous agissons inconsciemment, et nous ne sommes pas tous guidés par les mêmes raisons : « Un enfant peut voir ses parents travailler très dur, souffrir de leur absence et décider par la suite de ne pas sacrifier sa vie personnelle comme eux l’ont fait, ou à l’inverse, il peut vouloir les imiter pour leur faire honneur, explique Isabelle Méténier. J’ai même vu certaines personnes s’auto-saboter pour ne pas dépasser leurs parents : quand le père ou la mère n’occupe pas un haut poste, l’enfant peut par exemple se mettre en échec scolaire ou professionnel. “Râter” sera une manière d’honorer la famille. Pour illustrer cet exemple, je me souviens de l’histoire d’un jeune homme issu d’une famille immigrée et dont la mère n’avait pas pu aller à l’école. Il me racontait qu’être bon élève lui donnait l’impression de déshonorer sa mère. Mais dans la même situation, certaines personnes vont à l’inverse se sentir redevables et beaucoup s’investir pour accéder à des postes prestigieux et se donner le sentiment de réparer l’échec de leurs proches… » Autant d’influences possibles que de familles, assure-t-elle. Deux personnes peuvent évoluer dans des familles similaires, mais faire des choix différents, voire opposés parce qu’ils n’interprètent pas leur histoire de la même manière !
« Un enfant peut voir ses parents travailler très dur, […] et décider par la suite de ne pas sacrifier sa vie personnelle comme eux l’ont fait, ou à l’inverse, il peut vouloir les imiter pour leur faire honneur » Isabelle Méténier, psychologue.
Influence positive ou négative ?
Le problème, c’est de ne pas en avoir conscience
Notre histoire familiale nous influence, mais est-ce forcément une mauvaise chose ? « Cela peut être problématique quand on se retrouve dans une voie sans vraiment savoir pourquoi, déclare la psychologue. Pour moi, un travail d’identification de ses motivations intrinsèques est nécessaire pour être en adéquation avec son orientation. Il est facile de penser que suivre la même voie professionnelle que nos parents parce que “c’est ce qu’ils attendent de nous” est forcément nocif. Or, cela peut être un choix tout à fait acceptable et bien vécu si l’enfant sait pourquoi il l’a fait. Il peut par exemple estimer qu’obtenir l’amour et la reconnaissance de sa famille est prioritaire dans sa vie et va donc s’exécuter et suivre les recommandations des parents. » Au contraire, c’est lorsque nous n’avons pas conscience du cheminement qui nous a amené à choisir notre métier que les choses se compliquent. « Perte de sens dans le travail, troubles dépressifs, burn out, crises existentielles…* Quand on emprunte une voie sans vraiment savoir pourquoi et que l’on ne s’y sent pas bien, cela peut être douloureux, ajoute la psychologue. On peut avoir le sentiment de ne pas être maître de son destin. »
Des systèmes de valeurs différents
Attention toutefois au gap générationnel qui sépare les parents de leurs enfants. « Les parents se posent souvent en orienteurs. Ils se basent sur ce qu’ils connaissent et sur leur propre système de valeurs… qui ne correspond pas automatiquement à celui de leurs enfants, observe Isabelle Méténier. À la seconde moitié du XXème siècle, par exemple, les travailleurs valorisaient la sécurité de l’emploi, les CDI étaient donc très prisés. Alors que la génération qui arrive sur le marché du travail n’a pas toujours la même vision des choses : ils cherchent avant tout un métier qui a du sens à leurs yeux, dans lequel ils ne s’ennuieront pas. Le CDI n’est plus forcément un Graal, et cela peut être difficile à comprendre pour les parents. »
Si la perception de ce qu’est “un bon travail” dépend de ce qui est socialement accepté dans notre époque, elle est aussi influencée par l’histoire familiale. Chaque lignée a ses spécificités, ses traditions, or quand l’enfant décide de les rompre, cela peut créer des conflits : « J’ai par exemple suivi un jeune homme issu d’une famille d’ingénieurs qui souhaitait se former au commerce dans un IUT et faire une alternance, se souvient Isabelle Méténier. Pour ses parents, cela était inconcevable ! Pour eux, s’il se dirigeait vers le commerce, il devait forcément intégrer une des meilleures écoles, même si cela ne correspondait pas à sa personnalité ni à son ambition. De la même manière que dans une famille de musiciens, un enfant qui voudrait s’orienter vers les métiers du commerce pourrait être incompris. » Une déviation du parcours imaginé par les parents, peut être vécue comme une trahison ou une situation particulièrement insécuritaire par la famille. « Dans ces cas-là, les parents auraient intérêt à prendre du recul, sortir de leur cadre de connaissance et faire un travail de désidentification, pour ne pas forcer leurs enfants à leur ressembler », ajoute la spécialiste.
« Dans une famille de musiciens, un enfant qui voudrait s’orienter vers les métiers du commerce pourrait être incompris » Isabelle Méténier, psychologue.
Comprendre son histoire : le secret d’une orientation réussie
Puisque notre famille noud influence, Isabelle Méténier nous invite à nous plonger dans notre histoire personnelle pour analyser ses liens invisibles et ainsi retracer le fil de notre parcoursprofessionnel. Pour ce faire, elle recommande d’utiliser un outil : le génogramme. Il s’agit d’un arbre généalogique à composer de mémoire et sur lequel il faut anoter toutes les informations qui nous paraissent importantes sur les membres de notre famille : les reconversions professionnelles, les vocations suivies, les vocations abandonnées, les périodes de chômage, les échecs et les réussites au travail (en tout cas, ceux qui sont vécus comme tels dans la famille). Cet exercice permettrait de révéler les “loyautés inconscientes”, c’est-à-dire les problèmes et attentes de notre famille quant à notre orientation, à l’instar de Danielle, une femme accompagnée par la psychologue, dont elle retrace le parcours dans le livre Histoire personnelle, destinée professionnelle.
Secrétaire dans un syndicat patronal depuis plus de vingt ans, cette femme de 38 ans s’ennuyait et avait l’impression de végéter dans son travail, sans parvenir à en changer. Son génogramme a alors révélé que ses parents, chefs d’entreprise, avaient longtemps réussi et jouissaient d’une grande fortune, mais avaient fini par mettre la clé sous la porte. « Papa est mort sans jamais avoir reparlé de sa faillite. J’ai compris qu’être chef d’entreprise, c’est bien, tu peux gagner beaucoup d’argent, mais tu peux aussi tout perdre du jour au lendemain. Il vaut mieux, pour des enfants, pour une stabilité dans ton couple, avoir un petit boulot, mais au moins tu es sûr que tu vas tout garder », peut-on lire dans le livre de la psychologue. Cette dernière explique que ce n’est qu’après avoir passé au crible ces éléments de son passé que sa patiente a pu s’autoriser à viser d’autres objectifs et ouvrir une nouvelle page de sa vie. Bien sûr, certains problèmes sont plus faciles à démêler que d’autres, mais le génogramme peut être très utile pour mettre le doigt sur des liens imperceptibles.
La famille joue le premier rôle dans le film de notre orientation professionnelle, mais, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir grandissant d’Internet qui devient une source d’information importante, rappelle Isabelle Méténier, surtout lorsqu’il s’agit de choisir son orientation. Les jeunes générations y ont de plus en plus recours pour atteindre leurs objectifs et s’affranchir, plus tôt, de la pensée de leurs parents… En espérant que cela nous permette de trouver notre voie un peu plus facilement !
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