Pour concilier carrière et maternité, de plus en plus femmes gèlent leurs ovocytes

05 mars 2025

6min

Pour concilier carrière et maternité, de plus en plus femmes gèlent leurs ovocytes
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

contributeur.e

Depuis 2021, toutes les Françaises peuvent congeler leurs cellules reproductrices, en vue d’une AMP (Assistance Médicale à la Procréation). Alors que l’archipel médical national accuse de lourds retards de prise en charge, faute de moyens, certaines empruntent malgré tout ce parcours. Afin de ménager leur carrière, notamment. Mais face à la tendance, des féministes interrogent : pourrait-on esquisser d’autres pistes, moins laborieuses, plus solidaires, pour assurer aux femmes qu’une maternité soit ne pas synonyme de vie pro plombée ?


Pour Léna, 30 ans, pas de doute : « Tomber enceinte maintenant, ce serait se tirer une balle dans le pied ». Pas au sens littéral, bien sûr. Ce à quoi cette comédienne fait référence, c’est plutôt à la période charnière durant laquelle elle doit mettre les bouchées doubles, sur le plan professionnel. « En tant qu’indépendante, je multiplie les casquettes. Actrice, chargée de com’, de diffusion… Ajoutez-y le rôle de mère, et j’aurai à coup sûr dû faire une croix sur le projet qui m’anime actuellement - monter une pièce de théâtre ». Car notre Normande ne le sait que trop bien, avec la charge parentale qu’elle implique - et dans un contexte où celle-ci est assumée à 71 % par la femme, au sein du couple hétéro, selon l’Insee - l’arrivée d’un enfant se traduit souvent par des trajectoires de carrière féminines soudainement freinées des quatre fers. Dont acte.

En 2018, un sondage diligenté par Statista révélait que 47 % des mères réduisent ou arrêtent leur activité, après l’arrivée d’un enfant. Alors, pour éviter que son projet de seule en scène ne tombe à l’eau, tout en sécurisant au maximum ses chances d’avoir un enfant le moment voulu, Léna a gelé ses ovocytes. L’objectif ? Conserver ces cellules, pour pouvoir les réutiliser ultérieurement dans le cadre d’une Assistance Médicale à la Procréation (AMP), comme la fécondation in vitro. Et si notre interlocutrice se dit « soulagée » d’être arrivée au terme d’un parcours qui lui est tôt apparu comme une évidence, notamment en raison de l’endométriose qui menace sa réserve ovarienne depuis plusieurs années, d’autres perçoivent plutôt l’autoconservation ovocytaire comme un épineux pis-aller, pour faire face au sexisme du monde du travail. Un fléau qui s’exprime, notamment, par une intolérance rampante à l’égard de la maternité.

Insécurités maternelles

« En tant que femme, tomber enceinte a de quoi donner la chair de poule, du point de vue pro », lâche Nastasia dans un souffle agacé. Voilà de trop longs mois que cette chargée de communication de 31 ans - soit l’âge moyen de l’entrée en parentalité des Françaises - se triture l’esprit, en butte à ce qu’elle appelle son « choix cornélien ». D’un côté, l’autoconservation ovocytaire, qui impliquerait de différer une grossesse pourtant désirée. Et de l’autre… d’ores et déjà tenter de tomber enceinte, par voie naturelle. Oui, mais à quel prix ? « L’enjeu est de taille », pointe la Bordelaise. Car notre interlocutrice en a l’intime conviction : une grossesse lui ferait écoper d’un « carton rouge », qui la condamnerait à se heurter au plafond de verre, dans une entreprise ayant déjà « sanctionné » la maternité. Quoique jamais frontalement, le droit des travailleuses mères étant garanti à la fois par le droit européen, et français. Ce qui n’a pas empêché le Défenseur des Droits de signaler qu’en 2021, sur environ 7000 saisines reçues pour des cas de discrimination, 3,2 % « avaient pour motif la grossesse ».

« Ce n’est pas pour rien que beaucoup de femmes font leur premier enfant une fois qu’elles ont assuré leur emploi », rebondit Pascale Molinier, chercheuse en psychodynamique du travail et autrice de Le travail du care. Avant de détailler : « L’arrivée d’une grossesse peut être un motif - toujours masqué - de refus d’embauche, ou de rupture de période d’essai. Et de l’autre côté de l’échiquier, une fois devenues mères, certaines ne retrouvent pas leur poste au retour du congé maternité. Ou peinent à obtenir des promotions, parce qu’elles sont soudainement jugées moins disponibles ». Face à ces menaces, l’autoconservation peut faire office de filet de sécurité, dans la mesure où il offre la liberté de décaler le calendrier procréatif. Afin, pourquoi pas, de s’assurer la stabilité d’un plancher professionnel, sur le plan des revenus comme du poste, avant un accouchement.

Pour autant, la congélation des ovocytes n’a rien d’une panacée. Notamment concernant le projet de grossesse. « Délayer l’arrivée d’un enfant en optant pour ce procédé comme “solution de secours”, c’est prendre le risque que l’horloge biologique réduise considérablement notre fertilité, sans jamais avoir l’assurance que l’AMP soit concluante », pointe Nastasia, sur une note amère.

Deux ans d’attente pour un premier rendez-vous

« L’autoconservation des ovocytes est une avancée sociale et scientifique majeure, mais en aucun cas une garantie de grossesse », insiste la Docteur Stéphanie Huberlant-Balas, responsable clinique du Centre Hospitalo-Universitaire Caremeau, à Nîmes. Soit l’une des 41 structures publiques actuellement habilitées à superviser le prélèvement des ovocytes. Un parcours actuellement sous haute tension - et pour cause. Autrefois réservée aux demandes basées sur des motifs médicaux, l’autoconservation des gamètes s’est ouverte à toutes en 2021, avec une prise en charge assurée à 100 % par la Sécurité sociale, exception faite du coût de la conservation des cellules à -196 °C dans des cuves d’azote. Soit 40,50 € par an.

« Même si la ponction ovarienne se réalise sous anesthésie en une quinzaine de minutes maximum, depuis cette réforme, nous sommes dans l’impossibilité de répondre à l’explosion des demandes. Par manque de personnel, d’équipements… Et surtout, malgré les demandes répétées du corps médical, aucune structure privée n’est encore autorisée à superviser cette opération », déplore notre interlocutrice. Conséquence directe des lacunes citées : certains centres accusent des délais d’attente allant jusqu’à deux ans, pour un premier rendez-vous. Quand d’autres clôturent leur liste d’inscription, tout simplement.

« Parmi les établissements publics de ma ville, il est impossible de réserver le moindre créneau », atteste Jessica. Inquiète, cette chargée de partenariat se trouve dans une position inconfortable, où plane une épée de Damoclès. « En me privant de ma flexibilité, devenir mère aujourd’hui m’empêcherait de rester en top position, pour accéder au poste d’exécutive que je vise, confie-t-elle, mais de l’autre côté, le parcours d’auto-conservation est si bouchonné que je pourrai finir hors délai ». En effet, lorsqu’il est amorcé sans motif médical, le procédé s’adresse uniquement aux femmes âgées entre 29 et 37 ans. De sorte que notre toulousaine, qui soufflera bientôt sa 35e bougie, craint que les embûches liées à sa prise en charge entraînent un retard tel que la date butoir finisse par être dépassée. Au cas où les ajournements de rendez-vous se multiplieraient, Jessica se dit prête à envisager un plan B : le départ à l’étranger.

Pour les mères en activité : pas d’Eldorado, mais un modèle à inventer

Comme de nombreuses femmes souffrant d’embouteillages dans leur prise en charge, Jessica a déjà songé à voler vers l’Espagne, où les délais d’intervention sont considérablement réduits. Une autre option consisterait à s’orienter vers les circuits privés d’Amérique, ou encore de Suisse. Deux pays où certaines sociétés dorent notoirement leur image, depuis une poignée d’années, en réglant la congélation des ovocytes de leurs salariées. Un procédé que la clinique américaine Tree of Life chiffre, à titre d’exemple, entre 8 000 et 22 000 dollars selon le nombre de ponctions souhaitées. La tendance au financement est telle qu’aux États-Unis, un tiers des entreprises de plus de 500 salariés couvrent l’autoconservation reproductive de leurs employées.

Une percée progressiste ? « C’est du moins ainsi que ces firmes en font la promotion », pointe Sandrine Holin, autrice de Chères collaboratrices - Comment échapper au féminisme néolibéral. Mais derrière leur vernis débonnaire, ces offres constituent avant tout un moyen de résoudre une équation a priori insoluble, selon la chercheuse : « D’un côté nos modèles de sociétés poussent les femmes à être sans cesse plus compétitives sur le marché professionnel, de l’autre ce même marché a besoin de la force de travail des nouvelles générations pour perdurer ». C’est ici que l’auto-conservation des ovocytes - qu’elle soit financée par un tiers, ou non - entre en jeu. « Avec ce type d’initiatives, on nous dit : “Souriez, vous pouvez désormais réussir votre carrière sans tout à fait sacrifier vos rêves d’enfants” ». Le fameux « have it all » américain selon lequel il serait possible de « tout avoir », en somme. Voilà pour le rêve made in US.

Pour le féminisme par contre, on repassera. Car au regard averti de notre interlocutrice, ex-employée d’une entreprise du CAC 40, l’autoconservation reproductive ne fait que repousser le problème de la friction entre carrière, et maternité. « Les projets qui passent sous le nez, la stigmatisation à bas bruit, l’écart de salaire qui se creuse… Ces discriminations s’exerceront toujours après l’arrivée du premier enfant. Seulement, grâce à la congélation des ovocytes, le couperet tombera à 37 ans plutôt que 29 - quelle aubaine ! », ironise-t-elle. Sans toutefois manquer de cultiver l’espoir, aussi, que plusieurs mesures puissent rebattre les cartes.

Au niveau des réformes d’ajustement d’abord, Sandrine Holin préconise le développement des crèches d’entreprise, l’obligation du congé de naissance pour le second parent. Ou encore la réduction du rythme de travail, afin de l’harmoniser avec les horaires scolaires. Autant de pistes que notre interlocutrice juge nécessaires, sans toutefois estimer suffisantes. Car selon elle, c’est tout le lien qu’entretient notre société vis-à-vis de la façon dont les plus jeunes sont élevés qui est à revoir, par-delà le rapport au travail. « Pourquoi ne pas dépasser le cadre corseté de la famille nucléaire pour s’engager vers une perspective plus communautaire ? », suggère-t-elle. En imaginant un monde où des réseaux associatifs inédits, ainsi que le cercle des proches élargi, prendraient le relai pour s’occuper de la progéniture des uns et des autres, en fonction des disponibilités de chacun. Un moyen de délester les parents. Mais aussi, assure Sandrine Holin, de renforcer la trame du tissu social en faisant de la prise en charge des enfants ce qu’elle aurait toujours dû être : un enjeu collectif, plutôt qu’individuel.

Article écrit par Antonin Gratien et édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps.

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