« Laissez-moi déjeuner tout seul à mon bureau ! »

24 sept. 2024

5min

« Laissez-moi déjeuner tout seul à mon bureau ! »
auteur.e
Paul Douard

Directeur de création chez Mogul, groupe TBWA, ancien red chef de Vice

contributeur.e

Déjeuner seul à son bureau est peut-être en 2024 le seul moment de solitude d’une journée faite de trajets bruyants, de réunions dans des salles trop petites, de tâches ménagères barbantes et de voisins trop présents.

Fermez les yeux et écoutez ma voix

Imaginez qu’il s’agit d’une journée de travail typique, quelque part en début de semaine, loin du vendredi, et que vous vous apprêtez à effectuer une heure de métro pour arriver au bureau. L’intégralité de ce qui vous entoure est un mélange de nuances de gris : bâtiments administratifs d’après-guerre, camionnettes blanches roulant au gazole et visages encombrés d’ex-grévistes. Exténué, vous arrivez sur le lieu de votre emploi à durée indéterminée, atteignez votre poste de travail avant d’appuyer d’un geste machinal sur le bouton Power de votre ordinateur. Cet ultime mouvement sonne le début d’une journée de travail aussi agréable qu’une écharde plantée sous un ongle dont chaque jour de congé consommé en apaise légèrement la souffrance. À peine assis sur votre chaise ergonomique, le dos courbé en direction d’un écran, Marc vient vous interpeller car vous devez immédiatement rejoindre cette réunion budgétaire : à savoir s’entasser à plusieurs derrière un seul MacBook pour parler via Zoom aux deux seules personnes qui sont à distance parce qu’elles ont dentiste en début d’après-midi. Personne ne s’entend et tout le monde finit épuisé. Avec comme seule perspective : la pause dej’.

Vous pouvez ouvrir les yeux

Il existe peu de moyens d’échapper à la routine du travail moderne - si ce n’est un abonnement premium dans une salle d’escalade, étrange mélange entre un speed dating et la piscine à boules de chez McDo. Car même si votre emploi est une version actualisée d’une mine où le charbon a été remplacé par des PowerPoints, il y a toujours une lumière au bout du tunnel, un espoir : ce dernier se matérialise en la pause dej’. Instant élevé au rang de sacrée en France, nous sommes le peuple européen qui consacrons le plus de temps en à cette trêve. Il est vrai que tout au long de ma petite et nonchalante carrière professionnelle, j’ai pu constater qu’y toucher était aussi habile que de jouer au foot avec une grenade dégoupillée. Sorte d’acquis d’après guerre qui pour beaucoup devrait être inscrit dans la Constitution. Je me souviens encore d’une collègue londonienne venue pour la journée en France dans le bureau où je travaillais qui, voyant l’open space totalement vide à 13h30 alors qu’elle mangeait un sandwich à son bureau, m’avait naïvement demandé « les gens sont malades ? » Ce à quoi je répondais que : « non, ils déjeunent. »

« Tu dej’ où ? »

Si cette pause dej’ a bien changé au fil du temps, car nous ne sommes plus dans le triangle des bermudes « restaurants viande-vin rouge-cravate sur l’épaule », c’est toujours le même cérémonial.

Tout commence vers 12h05, alors que les cadres supérieurs ne bossent vraisemblablement que depuis une heure. C’est à cet instant précis que le même rituel s’enclenche : des salariés se lèvent et font le tour des bureaux pour savoir qui dej’ quoi, et où. On les aperçoit passer une tête au-dessus de la porte partiellement floue tels des diplodocus habillés en Celio Club. Ils tentent des approches à l’aide d’un regard furtif, parfois accompagnées d’une onomatopée « Tuuuuuuuuu ? » tout en montrant l’extérieur avec le doigt. Une fois l’organisation actée, les minutes passent et des petits groupes se mettent alors en quête du plat le plus adapté à une pause réussie. Tous ces groupes iront déjeuner dehors, en terrasse, dans le jardin ou à une table située n’importe où dans la boîte pour souffler un peu, ou tout pour critiquer leur hiérarchie à leur guise autour d’une salade Monoprix ou d’un Poke de légumes aussi fade que du gazon. Puis, environ 1h50 plus tard, ils reviennent tous tel un ballet et intègrent leur bureau. Certains continueront de commenter leur repas, avant de reprendre le travail environ deux heures plus tard. Et au milieu de ce manège français quotidien, une pratique a pris du plomb dans l’aile depuis que le concept de bonheur au travail est devenu prioritaire – et qu’on embauche des gens pour ça. Celle de déjeuner tout seul à son bureau.

« Non, je ne veux pas de poké »

Bien évidemment que si j’écris cet article, c’est parce que je suis un fervent pratiquant du déjeuner assis à son bureau, seul. Elle est en 2024 l’unique moment de calme au bureau où personne ne va débarquer pour vous demander « je te dérange ? », en vous regardant droit dans les yeux. Alors que de toute évidence il n’y a pas besoin de la police scientifique pour constater que vous êtes concentrés sur l’écran, avec vos écouteurs bien visibles et vos doigts qui s’agitent sur le clavier. Je me demande toujours ce que je devrais faire de plus pour qu’on se dise « ah, je le dérange je pense ». Le midi, le bureau est vide, silencieux. C’est un peu comme retrouver son appart’ après avoir eu six personnes dedans tout un week-end. On se réapproprie un peu les lieux, et on se dit « putain qu’est-ce qu’ils étaient chiants ! » De toute évidence, la pause déjeuner est le dernier bastion disponible au travail pour avoir un moment de pause mentale, de répit, avant de finir aux toilettes. Dernier sanctuaire inviolable. Mais j’estime qu’il faut garder cela en dernier recours.

Pourtant, ce n’est pas une chose simple à assumer. À chaque fois, je constate les regards appuyés de celles et ceux qui ne comprennent pas mon choix, pensent que mon patron vient de m’obliger à faire quelque chose, ou pire, que je n’ai aucun pote au boulot. Ils me jettent ce regard qu’on donne à un SDF qui gît par terre aux côtés de son chien, avant de partir. Dans bien des cas, ils n’imaginent pas que l’on puisse profiter de la pause dej’ pour faire autre chose que parler avec les personnes à qui on parle déjà toute la journée. Grand bien me fasse, je suis là de mon plein gré, volontaire et je ne voudrais être nulle part ailleurs. Preuve que mon action est à la limite de l’insolence, il m’arrive très souvent de prétendre que, « désolé j’ai du boulot », pour les faire fuir. Un peu comme quand je dis à un pote que j’ai déjà un truc de prévu, alors que je suis en train de scroller mon téléphone, assis sur la cuvette des toilettes.

La pause déjeuner seul à son bureau est aussi le seul moment où ne rien foutre sur son lieu de travail est accepté. Vous êtes (quand même) censé bosser. On vous paye pour ça. Arrêtons d’emblée la mascarade : travailler dans un bureau consiste à consacrer une grosse partie de son temps à ne rien foutre, et l’autre à changer de fenêtre dès lors que quelqu’un entame une marche rapide jusqu’à votre poste de travail et risque de découvrir vos onglets Sézanne, Twitter et Eurosport. Heureusement un bon raccourci élimine tout soupçon. Entre 12h30 et 14h, ne rien foutre est admis. C’est donc une jouissance particulière, un plaisir décuplé du fait que vous vous trouvez au cœur du réacteur, à l’endroit exact vous devriez bosser, où vous bosser, mais cette fois, vous faites ce que bon vous semble. Vous êtes subitement le Liam Gallagher du bureau.

À quel autre moment de la journée vous pourriez baisser votre dossier de chaise pour regarder une vidéo intitulée « 10 investissements à suivre en 2024 », ou le résumé du Grand Prix d’Autriche ? C’est comme si votre Poké agissait comme un spray anti collègues et anti boulot, sur l’autel du respect de la pause dej’. Déjeuner seul à son bureau est peut-être en 2024 le seul moment de solitude d’une journée faite de trajets bruyants, de réunions dans des salles trop petites, de tâches ménagères barbantes et de voisins trop présents. Profitez de ce moment de répit où vous pouvez faire ce que bon vous semble, sans interruption. Regardez par la fenêtre pendant 1h50 si vous le souhaitez.

Comme toujours, je n’ai aucune idée de la manière de terminer un article. J’ai donc demandé à ChatGPT « quels sont les avantages à déjeuner tout seul ». Sans surprise, l’IA qui fait rêver mais ne sert à rien m’a répondu comme une machine : gain de temps, productivité, concentration. En gros, ça permet de faire plus « parce qu’en une journée il y a 24h, et que si vous dormez 6h, vous avez… » Bref. ChatGPT me précise quand même à la fin qu’ « il est également important de socialiser de temps en temps ». Pourquoi pas.

Article écrit par Paul Douard, édité par Gabrielle Predko ; photo par Thomas Decamps.

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