Droit à l'errance : et si vous sortiez des « voies toutes tracées » au taf ?
19 sept. 2023
4min
Étudier, entrer dans une entreprise, prendre des responsabilités au fil des ans, couler une retraite douce et méritée. Et si au lieu de suivre un chemin unique, nous prenions le temps d’explorer d’autres trajectoires tout au long de notre carrière ? Focus sur le droit à l’errance, une revendication légitime qui ouvre une fenêtre sur des horizons multiples et offre une autre approche du travail.
À 54 ans, Christine a pris onze mois de congé sabbatique pour visiter la campagne irlandaise, l’Islande, les îles Lofoten… « Je ne trouvais plus de sens dans mon travail depuis longtemps et j’en étais arrivée au point où je ne me retrouvais plus, professionnellement comme personnellement. J’ai eu besoin d’aller chercher qui j’étais et c’est passé par le fait de voyager seule, ce qui était irréalisable pour moi auparavant. » Compréhensif face à ce constat et ce besoin urgent d’évasion, son employeur l’a laissée partir en lui promettant qu’elle retrouverait son poste à son retour.
Clôturer ses missions, éteindre le PC du bureau et partir sans savoir vraiment ce que l’on cherche : c’est précisément l’idée du droit à l’errance, qui veut que chaque individu ait l’opportunité de mettre son travail entre parenthèses afin de disposer de temps pour lui. Ce temps, qui s’étale généralement sur plusieurs mois, peut servir un objectif professionnel (se former, se reconvertir, réaffirmer son rapport au travail…), personnel (assouvir un projet endormi, faire du bénévolat…) ou introspectif (goûter à une autre forme de liberté, chercher des réponses en soi…).
« Ces espaces d’errance, qui ne sont pas forcément construits, sont de grands moments d’introspection ou de grands mouvements. On s’aperçoit aujourd’hui que l’on ne peut plus penser la carrière comme quelque chose de linéaire et d’ascendant, que ce soit en termes de titre, de responsabilités ou de salaire, et le droit à l’errance impose une vision beaucoup plus ample de la vie professionnelle », abonde la philosophe et experte du Lab Marie Robert. L’errance n’est d’ailleurs pas forcément une démarche active : cela peut aussi être une prise de recul nécessaire afin de réaliser certains ajustements dans son travail, ou un temps de repos pour recharger les batteries avant de retourner au bureau.
Revendiquer son droit à l’errance : mode d’emploi
Si l’errance a par définition des contours flous, elle nécessite souvent plus que quelques semaines pour se différencier des congés habituels. Selon Samuel Durand, auteur et conférencier sur le futur du travail, le concept peut prendre différentes formes : « La forme la plus commune est celle du congé sabbatique, mais certaines entreprises donnent l’opportunité de se reposer quand on le souhaite et cela a beaucoup de valeur. Orange a par exemple un “congé respiration” qui permet aux salariés de prendre plusieurs mois de congé à partir de dix ans d’ancienneté [tout en percevant 70 % de leur salaire, ndlr]. Chez Buffer, les salariés peuvent prendre 6 semaines de congés payés tous les 5 ans », énumère notre expert. Autant de semaines de congés que Buffer paie si elles ne sont pas posées, prenant acte du fait que les longues pauses ne sont pas la tassé de thé de tout le monde.
Si l’employeur ne favorise pas le temps pour soi à moyenne ou longue durée, c’est donc au salarié d’amorcer la démarche et de présenter son projet. « À partir du moment où la demande de congé sabbatique est bien argumentée et que le salarié montre qu’il se projette à long terme dans l’entreprise, le projet est défendable », affirme Samuel Durand, qui conseille de jouer cette carte tous les deux à trois ans à fréquence plus intense afin de ne pas pénaliser son employeur.
D’autant que l’errance ne bénéficie pas uniquement aux personnes qui en profitent. Laisser aux salariés un espace de liberté, pour utiliser leur temps comme bon leur semble, permet aussi de les récupérer plus motivés et engagés dans leurs missions. « Ces moments d’errance ne sont pas une trahison vis-à-vis de l’employeur, bien au contraire. Ce sont des temps pour réaffirmer, re-mobiliser, re-motiver, c’est extrêmement sain et bénéfique. Cela permet d’avoir des collaborateurs qui ont envie d’être là et qui ont conscientisé leur présence, c’est un changement radical », pose la philosophe Marie Robert.
Laisser aux salariés un espace de liberté, pour utiliser leur temps comme bon leur semble, permet aussi de les récupérer plus motivés et engagés dans leurs missions
Donner un cadre à son expérience
Bien sûr, lorsque ce sont des questionnements sur le sens du travail qui poussent à faire valoir son droit à l’errance, celle-ci ne se solde pas forcément par un retour à son poste. À l’issue de son congé sabbatique, Christine a quitté son entreprise et embrayé sur une formation pour se lancer dans une activité en freelance et continuer de goûter à la vie de nomade. « En voyage, j’ai trouvé une force en moi et une audace que je n’avais pas jusque-là. J’ai pris conscience que je me mettais des barrières moi-même, et j’ai décidé de faire ce que je voulais, sans essayer de rentrer dans des cases », confie-t-elle. Partie avec de vastes interrogations aux niveaux professionnel et personnel, l’ex-assistante de direction est rentrée de ses onze mois en tant que backpackeuse apaisée, des images et des projets plein la tête.
Loin de signifier que l’on est perdu, l’errance est donc une façon de se balader vers d’autres horizons, d’explorer ou de se concentrer sur soi, afin de revenir avec de nouvelles clés de compréhension. Une capacité à s’abstraire des chemins établis, à commencer par une carrière parfois toute tracée, pour s’accorder un droit à la légèreté, à l’insouciance, voire à l’erreur. Et ce sans se mettre en quête d’une plus-value quelconque : il n’est pas utile d’y voir des bénéfices à court, moyen ou long terme. Seulement d’accepter d’avancer en dehors des clous !
En bordure de cette démarche, attention toutefois à ne pas s’égarer dans ses quêtes et fantasmes : « Ce qui est intéressant, c’est que l’errance doit aussi s’arrêter à un moment pour ne pas devenir sans fin, pose Marie Robert. Cette période doit nous amener à choisir une action ou un lieu d’ancrage, qui ne sera pas forcément celui de toute une vie. On a le droit de ne pas savoir, d’avoir envie de réfléchir ou de prendre du recul, mais cela ne doit pas transformer l’ensemble de notre vie professionnelle en errance, parce que c’est là que peuvent pointer la déception et la frustration. » D’où l’idée de poser un cadre général à cette démarche, à l’intérieur duquel aucune contrainte ne viendra entraver la liberté de ce moment d’errance.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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