« Je me sens à ma place, même sans le parcours académique classique »
27 mai 2024
7min
Avoir un cursus académique et professionnel cohérent : un alignement qui ne va pas toujours de soi. Nombreux sont celles et ceux qui ont suivi des études déconnectées du métier qu’ils exercent désormais. De là à affirmer que leurs études n’auront servi à rien ? « Oui et non » nuancent nos témoins du jour qui reviennent sur ce grand écart.
« J’ai pu éprouver la fameuse méthode “test and learn”, une pratique héritée des sciences. », Linda (1), 37 ans, assistante de CEO.
Fille de prof, j’étais douée à l’école, au point de sauter non pas une mais deux classes. Mon Bac S en poche à seulement 16 ans, je me suis retrouvée bien démunie face au choix de mon orientation. À la question « tu veux faire quoi dans la vie ? », ma réponse était « franchement ? Des siestes ! » Mal barrée, j’ai finalement atterri sur les bancs d’une fac de biologie. J’avais de bonnes notes dans cette matière, la fac c’est gratuit et puis c’était la possibilité d’étudier le cerveau… alors je me suis dit “why not?”, sans solides convictions donc. Après deux ans d’études, je savais que je ne voulais être ni chercheuse en labo ni prof de bio, j’ai donc bifurqué vers un DUT informatique. Un enseignement davantage lié aux jobs que j’ai pu exercer après.
Aujourd’hui j’évolue loin des blouses blanches, et après plusieurs jobs de bureau, je suis assistante de CEO. Mais contre toute attente, je trouve que c’est mon enseignement scientifique qui m’est le plus utile au travail. Déjà parce que cela m’a inculqué la rigueur propre aux travaux scientifiques, que j’applique dans l’exécution de toutes mes tâches et tous mes projets. Ensuite, ça m’a appris les bases de la gestion de projet. En biologie tu fais beaucoup d’expériences. Par exemple, si tu fais un test chromatique avec une petite bandelette, tu dois noter et décrire toutes les évolutions : quand la couleur a changé, après quand tu l’as chauffé, qu’est ce qui s’est passé ? etc. Et cette logique de tout dérouler étape par étape de manière précise, je m’en sers tous les jours. De même, j’ai eu une expérience dans le marketing où j’ai pu éprouver la fameuse méthode “test and learn”, une pratique là encore héritée des sciences. Enfin, ça m’a appris à bien présenter mon travail, à valoriser mes réussites, ce qui m’a grandement aidé à faire évoluer ma carrière. Il faut savoir que les scientifiques ont besoin d’obtenir des publications, c’est primordial dans leur métier. Dès les premières années de fac, les profs nous rabâchaient combien il était important de communiquer autour de son travail, tout simplement parce que sinon personne ne saura qu’on a fait une découverte ! Encore un atout que j’avais dans ma besace grâce à ses années de fac.
Je n’irai pas jusqu’à dire que ma formation est meilleure qu’un parcours classique, mais néanmoins je ne pense pas avoir perdu deux ans de ma vie ! Je trouve juste dommage que certains recruteurs (français) bloquent là dessus, privilégiant, comme souvent, les diplômés des écoles plus prestigieuses.
« Dans mon travail, on regarde surtout les résultats, plus les diplômes », Marie, 28 ans Account Manager
Un BAC L et une première année de BTS Communication, pas de quoi noircir un CV vous me direz. Pourtant, je vous l’assure, aujourd’hui lorsqu’un collègue apprend que je n’ai pas fait d’études, il tombe des nues. De là à dire qu’elles ne servent à rien, je n’irai pas jusque là. Mais en ce qui me concerne, j’ai tout appris de mes expériences professionnelles. Allez, je retrace ma ligne de vie pro façon entretien d’embauche, et peut-être que j’arriverais à vous convaincre vous aussi.
Après la fin de ma première (et donc dernière) année d’étude, j’ai un plan : partir un an en césure à Londres avant de poursuivre sagement la fin de mon cursus. J’ai du mal à savoir ce qui me plait vraiment, je me dis que tester reste la meilleure façon de trouver. Mais la parenthèse ne se refermera jamais. Je tente l’éducation : au sein d’une école, je suis une formation pour devenir prof pendant quatre mois. Next ! Puis, par une belle journée comme on n’en voit qu’à Londres, je vois passer une offre de Sales. J’y réponds cash, un peu par hasard et suis prise. C’est comme ça que je me retrouve à occuper un premier job de commercial. Mon taf consiste à vendre des pages de pubs dans les magazines de bord dans les avions. Et ça me plait vachement ! Outre-Manche, il n’y a pas vraiment de culture du diplôme et de la formation. Les britishs fonctionnement beaucoup plus au mérite, une philosophie à double tranchant : on te donne aussi facilement ta chance, qu’on peut te dégager si tu ne fais pas l’affaire. J’enchaîne dans une deuxième boîte. En deux ans, je fais mes armes et évolue en interne.
De retour en France, tout est différent. On me challenge davantage pour savoir pourquoi je n’ai pas fini mes études. Un soupçon qui pèse sur les personnes non diplômées : elles ne seraient pas très smart. En entretien, on me demande parfois si je n’ai pas des difficultés, une façon diplomate de voir si je ne suis pas un peu “teubé”. Les diplômes définissent encore (trop) qui nous sommes en France, avec le statut social et valeurs qui y sont associées. Pourtant de mon côté, mon cursus m’a donné une petite base sur les échanges clients et quelques méthodes commerciales, mais pas de réelles compétences utiles. Si mes collègues bardés de diplômes ont une organisation de leur pipeline et savent calculer leur forcast sales, tout ça je l’ai aussi appris mais in situ.
Cependant, au début j’étais prise d’un sentiment d’infériorité assez violent. Plus jeune que mes collègues sorties de cinq ans d’études mais à un poste similaire, je n’osais pas me mettre en avant, partager les bonnes pratiques sur des cas clients que j’avais réussis ou les process que j’avais mis en place. Demander des promotions ou des augmentations de salaires était impossible pour moi jusqu’à très récemment. Mais bonne nouvelle, au bout de six ans de carrière, on regarde surtout tes résultats et plus les diplômes. Je me sens au même niveau et les études ne pèsent plus dans la balance. Si c’était à refaire, je suivrai le même chemin car je n’ai pas trouvé d’épanouissement dans mes études, alors que mon métier me motive au quotidien. Comme ça reste un sujet sensible pour les entreprises, j’envisage tout de même une validation de mes acquis pour que mes compétences soient reconnues.
« Comme je ne fais pas le job de mes rêves, je n’ai pas la pression d’échouer… Je me sens à ma place, même sans le parcours académique classique », Julie (1), account manager
Je suis account manager alors que j’ai fait des études en biochimie et neuropsychopathologie, rien à voir ! Durant mes études, je cherchais à tout prix à me rapprocher du domaine de la psychologie, alors j’ai orienté toutes mes spécialisations et mes expériences dans ce sens là. Mais une fois sortie d’études, j’ai réalisé que les seuls postes qui s’offraient à moi étaient ceux d’enseignante-chercheuse, or bosser en laboratoire ne m’intéressait pas du tout ! Je me suis donc dirigée vers le neuro-marketing pour travailler en entreprise, mais après une première expérience d’un an dans une start-up spécialisée dans cette activité, j’ai déchanté : les missions et l’ambiance de l’entreprise ne m’ont pas plu. J’ai réalisé que ce qui comptait vraiment pour moi, c’était de bosser dans une start-up qui développe un produit sympa, avec des gens cools. Le poste m’importait finalement assez peu alors j’ai postulé dans différents métiers : product manager, sales, account manager. Voyant que mon CV non-linéaire peinait parfois à retenir l’attention des recruteurs, j’ai fait un atelier de création de CV pour m’aider à mieux présenter mon parcours, et à adapter mon CV aux offres en changeant des mots clés stratégiques pour mieux coller aux demandes et aux compétences recherchées. Ça a tout de suite beaucoup mieux marché pour moi. Dès que je passais l’étape de la rencontre avec le recruteur, c’était dans la poche. Je misais tout sur ma confiance en moi et sur le storytelling pour justifier mon parcours et ma motivation. J’ai utilisé mes connaissances en neurosciences pour gérer les entretiens et les mener au maximum. De fil en aiguille, j’ai eu plusieurs postes en tant qu’account manager dans des start-ups et ça s’est toujours très bien passé, même sans avoir fait le parcours académique classique. Mes études en sciences m’ont tout de même appris une certaine rigueur et une méthode de travail qui me sont toujours utiles, mais ce qui me galvanise surtout c’est le contact humain. Difficile de dire si mes études en sciences m’ont formée sur ce point là ou si ce sont des compétences innées. J’ai quand même toujours une petite partie de moi qui aimerait replonger à fond dans la psycho, mais je dois bien avouer que j’ai la flemme de retourner en études. Et surtout, cette situation est confortable pour moi. Comme je ne fais pas le job de mes rêves, je n’ai pas la pression d’échouer, alors je me sens sereine, à ma place. Et maintenant que j’ai accumulé de l’expérience dans ce métier, je sais que mon parcours académique ne sera plus jamais un frein pour grimper les échelons.
« Si quelqu’un d’autre a réussi à le faire et que ce n’était pas Einstein, pourquoi je n’y arriverais pas ? », Célina 36 ans, créatrice de jeux de sociétés et cheffe d’entreprise
Savoir faire un Benchmark et comprendre le milieu entrepreneurial : voilà en sommes ce que mes études m’ont apporté. Pour autant, afin d’exercer mon métier actuel, (créatrice de jeux de société à La Tribu Kafécouche), j’ai dû me former sur le tas. Comme beaucoup de gens, après le Bac j’entre dans une école de commerce généraliste, puis me spécialise en communication et je bosse quelques années sur des problématiques de marque employeur. Après la naissance de mes jumeaux, je me lance à mon compte comme freelance dans le conseil en management et gouvernance - alors que j’ai zéro aptitude sur le sujet - puis avec une amie, je m’engage dans l’accompagnement à la parentalité via le jeu de société. C’est comme ça que je commence à créer des jeux après avoir validé une certification Lego serious play, et j’en fais mon métier.
J’ai beau n’avoir aucune compétences ou connaissances en la matière, ça fonctionne. L’avantage quand on se lance dans la nouveauté, c’est qu’on ne sait pas… ce qu’on ne sait pas ! Au début, on trouve que c’est facile de faire une mécanique de jeu, puis on prend conscience de ses propres limites et de la complexité de ce travail. Il y a des phases de descente puis on apprend et on remonte la pente. La confiance vient en regardant le chemin parcouru. J’ai appris au contact d’autres pro, plus compétents que moi dans ce domaine. Je vais systématiquement consulter mon ludothécaire lorsque je lance un nouveau jeu pour comparer avec les concepts équivalents et lui demander son avis. Aujourd’hui, j’ai créé 5/6 jeux, et mon moteur interne consiste à me dire « si quelqu’un d’autre a réussi à le faire et que ce n’était pas Einstein, pourquoi je n’y arriverais pas ? ». Teste, plante toi, recommence, et tu finiras par y arriver (et personne ne saura que tu t’es plantée).
En tant qu’autrice de jeu de sociétés, il y a deux parties à maîtriser : la conception et la production. Les hards skills ça serait d’inventer une mécanique de jeu, avoir une gymnastique d’esprit, savoir bien rédiger (un vrai défi pour la dyslexique et dysorthographique que l’école condamnait). Mais pas d’écoles spécifiques qui forment à cela à ma connaissance. Ce qui démontre surtout l’importance des soft skills qui, elles, restent transposables : créativité, adaptabilité, capacité à prendre du recul… Est-ce que les études ne servent à rien ? Je ne le pense pas, mais elles ne sont pas non plus indispensables à la réussite.
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(1) Les prénoms ont été modifiés
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