Femtech : quand médecine et technologie s’intéressent (enfin) aux femmes
25 mai 2020
6min
Technology and lifestyle journalist
La santé au féminin a longtemps été un secteur laissé en friche – sur le plan de la recherche médicale comme celui des technologies. On voit aujourd’hui arriver sur le marché des solutions digitales high tech spécialement conçues pour les femmes : applis pour suivre son cycle, tire-lait sans fil ou bracelets connectés pour soulager les effets de la ménopause. Retour sur l’itinéraire d’une industrie prometteuse.
La décennie 2020 est engagée, mais le fossé qui sépare femmes et hommes en matière de santé demeure vertigineux. Un très faible pourcentage des fonds public dédiés à la recherche est en effet consacré à la santé reproductive, alors qu’on sait, par exemple, que presque un tiers des femmes britanniques souffriront de problèmes gynécologiques ou de procréation au cours de leur vie. Cette même recherche reste en outre très testostéronée, avec en moyenne cinq fois plus d’études portant sur les troubles de l’érection que sur le syndrome prémenstruel, qui touchent pourtant respectivement 19% des hommes et 90% des femmes.
Lorsqu’elle lance son activité à Berlin en 2012, Ida Tin a justement envie de faire bouger les lignes. Clue, son appli de suivi du cycle menstruel, ne tarde pas à être qualifiée de révolutionnaire. En 2016, sa créatrice se rend au salon Techcrunch Disrupt à San Francisco, qui rassemble des start-ups de la tech. Entre surprise et agacement, elle constate que les espaces sont organisés par thématiques (fintech pour la finance, cleantech pour l’hygiène…), à l’exception des solutions dédiées à la santé des femmes, disséminées un peu partout dans le hall d’exposition, « perdues au milieu du reste, sans trop de logique apparente ». C’est là que l’entrepreneure danoise créa le terme de « femtech ».
Qu’entend-on par « femtech » ?
Grâce à Ida Tin, le terme « femtech » a rapidement été employé pour désigner l’ensemble des innovations conçues pour accompagner, améliorer et promouvoir la santé au féminin. Des sujets restés dans l’ombre au fil des âges et aujourd’hui encore, dans un milieu de la tech largement dominé par les hommes. En 2019, elles ne représentaient que 10% des effectifs du secteur en France (20% dans le monde). « Cela m’a sauté aux yeux : si on voulait que ces produits soient pris au sérieux, il fallait d’abord circonscrire un marché. J’ai donc suggéré que nous commencions par nous baptiser “entreprise de la femtech”. Nommer une chose est un levier très puissant. En posant une définition de la femtech et en inscrivant Clue dans ce périmètre, nous avons donné une légitimité à notre marché et décomplexé la discussion autour de la femme et de sa santé. » D’après la cheffe d’entreprise, l’épisode a aussi ouvert la voie à des événements 100% femtech et, de façon croissante, aux investissements dans les technologies à destination des femmes.
Dans le sillage de Clue (lancé en 2013), des solutions dédiées aux femmes ont fait leur apparition sur le marché. Sous l’étiquette « femtech » sont venues se greffer une myriade de nouvelles propositions autour de la fertilité, de la procréation, du suivi et du bien-être pendant les règles, la grossesse et l’allaitement, ou encore autour de la sexualité et de la santé en général. Toutes reposent sur des solutions novatrices nourries par les données des utilisatrices.
Citons l’exemple d’Ava Women, bracelet connecté rapidement adopté par les femmes car il permet de suivre sa courbe de fertilité. Il traite les informations de cycle et la température corporelle pour livrer des statistiques globales et aider les couples à concevoir un enfant, avec un taux de fiabilité estimé de 89%.
Quel poids pour l’industrie de la femtech ?
Aux côtés de ces postes plutôt conventionnels, les entreprises de la femtech cherchent à recruter des profils médicaux
Aujourd’hui, des centaines de start-ups s’inscrivent dans le mouvement de la femtech à l’échelle mondiale, la plupart fondées et dirigées par des femmes. L’industrie s’invite sur un marché de l’emploi traditionnellement masculin et ouvre les bras aux femmes entrepreneures, développeuses, codeuses et makeuses. Aux côtés de ces postes plutôt conventionnels, les entreprises de la femtech cherchent à recruter des profils médicaux ou avec un parcours dans les sciences de la santé, notamment dans les domaines de la sexualité et de la procréation. Le phénomène ne touche pas que les emplois. Une étude récente annonce qu’en 2018, les financements pour ce secteur s’annonçait à plus de 400 millions d’euros. Selon Ida Tin, 180 milliards d’euros sont investis dans la femtech chaque année. Le monde de la tech a été pris d’assaut par l’industrie de l’e-santé. Des géants comme Fitbit et Apple ont compris l’importance du bien-être au féminin, comme en témoigne HealtKit, le tracker d’Apple. À son lancement en 2014, on n’y trouvait aucun suivi du cycle féminin. C’est corrigé depuis juin 2019 pour les utilisatrices d’iPhone et de l’Apple Watch.
Qu’en disent les médecins ?
Quelle est l’utilité réelle des applis de la femtech ? Regardons du côté des professionnels de santé : ils sont de plus en plus nombreux à s’appuyer sur ces innovations de pointe pour accompagner les femmes. Le Dr Shirin Lakhani, de chez Elite Aesthetics, un institut de beauté britannique sans intervention chirurgicale, confie utiliser des appareils high tech pour traiter certaines manifestations de la ménopause. Parmi eux, un fauteuil qui aide à tonifier le plancher pelvien et prévenir les fuites urinaires, et une sonde qui promet quant à elle davantage de fermeté et moins de petits accidents après la ménopause.
Un marché qui séduit les investisseurs
« Investir dans un secteur de la tech emmené par et pensé pour les femmes, participer à son développement, est une valeur sûre d’un point de vue business. Tous s’en rendent compte à présent. Entre-temps, le secteur a pris forme : tout était réuni pour que le marché explose. »
Vous avez décroché un job dans une start-up de la femtech et craignez pour la pérennité de votre poste ? Aucun nuage à l’horizon : environ 1 milliard d’euros ont été injectés dans le système en 2019, contre 650 millions d’euros en 2018, qui était déjà un record. Comme vous, d’autres ont envie de s’investir dans la santé au féminin. La prise de conscience commence même à se faire parmi les investisseurs, annonce Ida Tin. « Investir dans un secteur de la tech emmené par et pensé pour les femmes, participer à son développement, est une valeur sûre d’un point de vue business. Tous s’en rendent compte à présent. Entre-temps, le secteur a pris forme : tout était réuni pour que le marché explose. »
La femtech est-elle le nouvel éden annoncé ?
Mais les voix s’élèvent dans l’industrie pour affirmer que la santé des femmes ne devrait pas être un enjeu business. Notamment car, parmi les fondateurs de start-up et les investisseurs, on trouve… des hommes. Glow, appli de suivi du cycle menstruel et de la période de fertilité, a été lancé par le cofondateur de PayPal, Max Levchin, et quatre autres hommes quand Flo, calendrier d’ovulation, est l’œuvre de deux frères bélarusses, Dmitry and Yuri Gurski.
Des rapports évoquent par ailleurs des atteintes à la confidentialité des informations et l’exploitation de ces dernières par les développeurs des applis concernées. D’après le Wall Street Journal, Flo aurait ainsi communiqué à Facebook des données sensibles fournies par ses utilisatrices pour la création de publicités ciblées.
Ida Tin juge toutefois que santé et rentabilité peuvent faire bon ménage. « Une entreprise a pour vocation première de répondre à un besoin et d’investir dans des domaines jusqu’alors restés en marge […]. Il n’y a rien de mal à cela. Je suis ravie de voir que certains se démènent pour répondre à la demande féminine par de nouveaux développements produits. »
De quoi demain sera-t-il fait ?
La femtech s’adresse (à peu de choses près) à la moitié de la population mondiale. Nul doute qu’à terme elle atteindra son plein potentiel économique. Dans un rapport publié en mars 2018, la société de conseil Frost & Sullivan prévoit ainsi que la femtech pourrait peser près de 46 milliards d’euros d’ici 2025 dans le monde. De bons augures financiers, mais avant tout un grand pas en avant dans l’amélioration du quotidien des femmes. Lea Von Bidden, fondatrice et PDG d’Ava, estime que le niveau de soins en matière de santé féminine reste en deçà de l’attendu et que de nombreux sujets, à l’image de la grossesse, la contraception ou la ménopause « manquent de réponses modernes, adaptées et ciblées. La femtech tente d’y remédier et de placer la barre plus haut dans l’attention portée à la santé des femmes. Cela devrait être dans l’intérêt de tous – genre, classe sociale et âge confondus –, de voir la femtech remporter ses combats et procurer du mieux-être aux femmes comme à leurs proches. »
« Cela devrait être dans l’intérêt de tous – genre, classe sociale et âge confondus –, de voir la femtech réussir et apporter du mieux-être aux femmes comme à leurs proches. » Lea Von Bidden, PDG d’Ava
Et pour les générations à venir ? Lea Von Bidden est optimiste : « D’autres entreprises tournées vers les femmes vont s’imposer, prouver qu’elles sont capables de prendre leur place, et pas des moindres. Au-delà de ça, j’espère que nous parviendrons à une vraie égalité femme-homme dans la médecine en général. »
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Illustration by Heidi Berton
Traduit de l’anglais par Sophie Lecoq