Premier CDI : « ma liberté est-elle en jeu ? »
20 janv. 2022
7min
Journaliste chez Welcome to the Jungle
Cette question s’est présentée à moi au moment de signer mon premier contrat à durée indéterminée, à la fin de mes études. Ce basculement assez banal et commun de prime abord, était une étape qu’il me tardait d’accomplir pour enfin “grandir” et prendre mon envol. Pourtant, lorsqu’on vient tout juste de terminer ses études, l’idée de renoncer d’un coup d’un seul à quelque chose d’aussi précieux que son temps libre, ses choix de vie, sa casquette d’étudiant pour endosser des responsabilités, travailler 35h et ainsi de suite pour près de 40 ans peut agir comme un puissant répulsif. Ne venais-je pas là de me mettre un boulet au pied ? Alors je me suis interrogé un peu philosophiquement : le travail nous prive-t-il de liberté ou au contraire, nous permet-il d’y accéder ?
Août 2021, après quelques mois de stage, on me propose de signer mon premier contrat, pour mon premier véritable job. D’autres contrats à rallonge jamais lus, j’en avais déjà signé et paraphé dans les circonstances d’emplois étudiants et ce, sans tergiverser. Mais ce mille-feuille (qui n’en fait en réalité que 17) aussi rébarbatif d’aspect que ses prédécesseurs, je l’ai parcouru. Avec intérêt. Heures de travail, rémunération, et tout le reste. Jusqu’à pouvoir citer des passages entiers à l’oral de ce tome 1 de ma vie professionnelle. Et alors que je m’apprêtais à rejoindre une entreprise à temps plein, étape “normale” après mes études, je me demandais tout de même, quels bouleversements cela allait-il avoir sur ma vie et ma liberté.
Pourquoi ce sentiment de perte de liberté ?
“Because Tripalium ?” Perdu ! Eh non, contrairement à une idée répandue, le mot travail n’a pas la même racine étymologique que cet instrument de torture de l’antiquité. Toutefois, on comprend facilement l’idée derrière cette représentation. Et pour cause, le travail salarié a cette faculté unique de nous retirer la maîtrise d’une denrée rare : le temps et la propriété de nos actions. C’est notamment la théorie de Karl Marx (Les Manuscrits de 1844) qui observe le travail ouvrier. Pour lui, l’ouvrier est dépossédé du fruit de son travail, comme il n’est plus qu’un maillon de la chaîne le résultat global lui échappe également, il devient une valeur marchande pour son employeur, et effectue des tâches répétitives qui aliènent finalement son humanité. Grosse ambiance, on passe directement au pot de départ ?
Aujourd’hui, une journée de boulot classique dure en moyenne 8h pour un temps plein à 35h par semaine, qui sont en réalité 39,1h en moyenne en France. Ce qui m’a naturellement sauté aux yeux en débutant ce nouveau travail, c’est donc l’impossibilité de disposer de son temps. Le travail nous laisse au final peu de temps pour organiser ce que l’on souhaite réellement faire en dehors du job que l’on exerce, comme voir sa famille, ses amis, s’investir dans une cause, voyager ou ne rien faire du tout dans la plus parfaite indolence… Ce que le philosophe André Gorz appelle “la liberté des tâches autonomes” (Métamorphoses du travail, 1988), ces choses que l’on fait parce qu’elles nous font plaisir avant tout, et non par nécessité. On peut aimer son travail, il n’empêche qu’être en CDI à temps plein réduit le temps disponible pour toutes ces autres choses appréciées et qui contribuent à donner du sens à nos existences. Et je ne suis pas le seul à en croire l’enquête de 2020 sur la santé et la qualité de vie au travail de Malakoff Médéric Humanis réalisée par Ifop : 41% des salariés de moins de 30 ans déclarent avoir du mal à concilier vie pro et vie personnelle.
Entre nos horaires de travail, nous avons tout juste le temps pour nous détendre, récupérer notre énergie, aller boire un verre mais pas plus « pas de folie ce soir, tu comprends, demain je bosse. » Nos loisirs quand à eux, tournent aussi autour du travail quand ils ne se professionnalisent pas : un peu de yoga pour les uns, du footing ou une salle de muscu pour les autres, parce qu’il faut bien évacuer tout le stress que nous procure notre job et entretenir nos petits corps qui se rouillent à force de sédentarité et de travail de bureau. D’après la même enquête, les salariés considèrent leur travail fatiguant sur le plan physique (53%) et nerveux (70%) et plus de la moitié des répondants déclarent faire du sport pour y remédier. Bref, il faut réussir à construire sa vie autour du travail, dans ces courts moments qu’il nous laisse et trouver ses violons d’Ingres pour décompresser (pour vous aussi c’est scrabble et marche nordique ?) Alors le travail constitue à première vue une contrainte, une entrave à nos volontés individuelles et une charge mentale à laquelle il est difficile d’échapper. En cela il nous prive en partie de la liberté de nous réaliser autrement que par lui-même. Ce genre de constat qui me fait réaliser qu’être épanoui dans son job est un bel avantage.
Comme d’autres peut-être, je me suis demandé comment optimiser mon temps pour en tirer avantage. Après réflexion, je dois avouer que je ne suis pas prêt à chronométrer mon petit déjeuner ou la moindre de mes activités. Je ne mettrai pas non plus mon réveil tous les matins à 5h parce que « l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » ou ce genre d’aphorisme préconçu. Cette sensation de perte de liberté est en tout cas collective, de nombreux autres salariés la ressentent, notamment parmi nous autres, jeunes, qui optons de plus en plus pour des types de contrats différents. Chez les 18-24 ans par exemple, une personne sur deux considère que le CDI a vocation à disparaître au profit du travail en CDD et en freelance, d’après une étude de 2019 de Mazars et OpinionWay. Hasard ? Je ne crois pas.
La sécurité de l’emploi n’est plus le nec plus ultra
Si pour une majorité de Français, le salariat reste une norme souhaitable, pour nos générations plus jeunes l’affaire est moins tranchée. Nous accordons davantage d’importance au besoin d’indépendance qu’à la stabilité. De fait, travailler pendant des années dans une même entreprise n’est plus une perspective reluisante quand on sait que 45% des jeunes désirent travailler en freelance ou indépendant, d’après une étude Crédoc de 2017. La raison qui ressort le plus de cet engouement est la croyance en une plus grande liberté et une meilleure conciliation entre la vie pro et la vie privée grâce à ce statut. La fragilisation de la protection sociale ou le manque de sécurité de l’emploi est une donnée beaucoup moins considérée. Ce clivage générationnel s’explique en partie par le contexte économique et social de l’accès à l’emploi : « Depuis le début des années 1990, des travaux pointent l’aggravation d’une fracture entre les générations pour lesquelles l’entrée dans la vie adulte s’est faite dans des conditions favorables voire exceptionnelles (les baby-boomers) et celles pour qui la première recherche d’emploi a eu lieu dans un contexte de crise économique. » Davantage biberonnés à l’imprévu que nos aînés, nous serions moins enclins à chercher un job stable en bons cascadeurs de l’extrême et plus attentifs à nos besoins.
Loin d’être une génération qui rechigne à la tâche pourtant (67% des 18-29 ans considèrent que travailler est un devoir envers la société, selon la même étude Crédoc), une très nette majorité de jeunes s’oppose à l’idée que « le travail devrait toujours passer en premier, même si cela veut dire moins de temps libre ». A contrario, l’indépendance, l’autonomie sont synonymes de liberté pour les jeunes face à des entreprises qui ne sécurisent plus ni n’offrent l’épanouissement qu’ils recherchent, notamment par la forme statique et hiérarchisée du salariat et l’absence de sens de certains emplois. Une aspiration à laquelle tend par exemple le Collectif Travailler Moins qui depuis quatre ans, organise des apéros de “détravail” pour questionner la place du travail dans la vie des jeunes. Cette liberté de choisir ce que l’on fait au travail, oeuvrer pour soi, être son propre patron (d’où le développement d’emplois indépendants occasionnels : auto-entrepreneuriat, garde d’enfants, chauffeur, etc) n’est qu’une expression de ce désir de liberté, même si cela signifie aussi davantage de précarité. Question de point de vue.
Le travail nous permet de nous accomplir
À une époque où libertés individuelles et intérêt général s’entrechoquent, Rousseau (Du Contrat Social, 1762) nous rappelle qu’en société les individus, afin de se protéger s’accordent autour d’un pacte social par lequel chacun s’engage à accepter diverses fonctions et obligations (métiers, impôts) en échange des avantages qu’offrent la coopération sociale. De ce fait, nous renonçons à notre liberté naturelle, pour nous soumettre à l’intérêt général sous la protection d’un État. Or, on peut voir le travail de la même façon : si travailler nous détourne de notre temps libre, cela permet aussi de gagner de l’argent et nous donne donc la possibilité de le dépenser - si le salaire est convenable - de se sentir libre dans un système contraignant, d’accéder à la sécurité sociale, au logement, de faire tout plein d’activités de loisirs régies par la loi du marché - et donc payants - et que seul le temps nous manque parfois pour les réaliser. En bref, répondre à ses besoins et être autonome. Une autre façon, finalement, d’acquérir son indépendance.
Mais travailler en CDI m’a aussi permis d’obtenir d’autres choses moins matérielles et je suis loin de considérer le travail uniquement comme une contrainte ou une expérience négative. C’est en fait une activité paradoxale.
Le travail, c’est ce par quoi j’arrive en partie à me sentir intégré à la communauté : en tant que valeur cardinale de celle-ci, il détermine en grande partie notre identité sociale et notre place (en témoigne la fameuse question “tu fais quoi dans la vie ?” posée à quasiment chaque nouvelle rencontre). C’est par lui que nous accédons à une forme de reconnaissance sociale. D’ailleurs, nous pouvons souffrir d’une forme d’exclusion et de violence symbolique lorsque nous n’en avons pas.
Apprendre de nouvelles choses, développer de nouvelles compétences, c’est aussi cela qui crée de l’engouement pour le travail. Le travail par sa contrainte tend à nous développer au-delà de nos penchants naturels qui pourraient être la paresse ou l’oisiveté. Là encore, Karl Marx à la rescousse nous dit que le travail est ce qui distingue l’homme de l’animal, lui confère son humanité. Par le travail, l’homme s’éloigne d’une activité guidée par l’instinct et soumise à des besoins vitaux. Au contraire, l’homme est capable en travaillant, à différer la satisfaction de ses besoins, de les discipliner en exerçant sa volonté et de réaliser un projet conscient. Une manière de réaliser son intelligence et de donner du sens à sa vie, en somme.
Au final, ce CDI qui occupe tout mon temps libre, mais qui m’apporte aussi un salaire, une satisfaction et du sens, me fait-il perdre ma liberté pour autant ? Peut-être bien. Spinoza distingue dans le Traité théologico-politique (1670), l’esclave qui reçoit de son maître des ordres dans l’intérêt de ce dernier, de l’enfant qui obéit à ses parents, mais qui tire un intérêt à leur obéir, car ils agissent dans son intérêt. Ce qu’il démontre ainsi c’est que l’obéissance ne veut pas forcément dire la perte de sa liberté. Être libre pour Spinoza c’est surtout agir dans son intérêt. Alors à chacun ses priorités ! Pour ma part, je vais continuer de creuser ce paradoxe.
Article édité par Eléa Foucher-Créteau
Photographie par Thomas Decamps
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