Sarah Ourahmoune : « Quand tu montes sur le ring, c’est toi la patronne »
08 mars 2021
9min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Championne du monde en 2008, vice-championne Olympique aux Jeux de Rio en 2016, Sarah Ourahmoune est encore aujourd’hui la boxeuse la plus titrée de France. Athlète de haut niveau, mère de famille et entrepreneuse… En cette journée internationale des droits des femmes, elle revient avec nous sur son parcours, son engagement auprès des plus fragiles et sa place de femme dans un milieu souvent perçu comme sexiste. Engagée dans la lutte pour les droits des femmes, elle aborde aussi l’épineux sujet de la maternité dans le sport professionnel et le syndrome de l’imposteur dont les femmes sont les premières victimes. Entretien.
La crise sanitaire a des effets négatifs sur nous tous, mais elle a des conséquences parfois encore plus lourdes chez les femmes. Pour cette journée internationale des droits des femmes, quel message souhaitez-vous transmettre à toutes celles et ceux qui nous lisent ?
C’est vrai que l’année écoulée a été particulièrement difficile et les mois qui s’annoncent vont l’être également. Pour cette raison, je voudrais donner de petites astuces qui m’aident chaque jour à voir toujours un peu plus loin : d’abord, il faut essayer de regarder ce qu’il y a de positif autour de soi et se concentrer sur les choses ou événements que l’on peut maîtriser. Cette posture évite de trop subir les situations qui nous échappent et nous polluent la tête. C’est peut-être naïf, mais j’aime bien croire que ça va bien se passer, qu’il y aura forcément de belles surprises sur notre chemin.
Après, il faut aussi accepter d’être un peu plus agile. Dans la vie, rien ne suit une ligne droite, il y a et il y aura toujours des imprévus. Une fois qu’on en a conscience, on vit mieux les difficultés. Enfin, il ne faut pas perdre de vue le plaisir. Rire, sourire, aimer ce que l’on fait, fait aussi partie du sel de nos existences. Alors, dans la mesure du possible, acceptez la situation et essayez d’avancer !
Ne jamais laisser tomber, c’est un peu le mantra de votre livre Mes combats de femmes (Éd Robert Laffont), paru en 2019, où vous racontez votre parcours de boxeuse, maman et entrepreneuse. Pourquoi avoir choisi ce sport ?
J’ai toujours suivi mon frère dans ses choix d’activités sportives et après le judo, nous avons découvert le taekwondo. Quand ma famille a déménagé à Aubervilliers en 1996, j’ai cherché une salle en vain. Lorsque je suis passée devant le club de boxe dans lequel je me suis entraînée pendant des années, c’était juste de la curiosité. La boxe ne m’attirait pas vraiment. La seule chose que je connaissais, c’était Rocky. Rien de très sexy en soi. Mais je me demandais quand même ce que l’on ressentait quand on tapait dans un sac, quand on montait sur un ring. L’entraîneur m’a proposé de venir faire un essai le lendemain et j’ai accepté. Dans la salle, on travaillait en musique, chacun faisait son truc dans son coin. Ça ne ressemblait à aucun sport que j’avais pratiqué. Il y avait aussi beaucoup d’entraide. Quand j’avais un doute, une personne venait tout de suite me montrer le bon mouvement. Cette mentalité m’a donné envie de revenir.
À la fin des années 90, les seules femmes qu’on voyait dans la boxe, c’étaient les rings girls, ces femmes à moitié dénudées qui donnent les points sur un panneau. Quand la compétition s’est finalement ouverte aux femmes, le public n’était pas prêt.
Au bout de quelques semaines, il y a eu ce moment tant attendu où l’entraîneur m’a proposé de monter sur le ring pour me faire la leçon. Je ne prenais pas du tout de coups, comme je l’avais imaginé. Boxer était beaucoup plus technique que prévu : il fallait réfléchir à une stratégie, mettre ses atouts en valeur et s’adapter constamment à son adversaire. J’ai adoré le fait d’être tout le temps sur le qui-vive, tout en devant rester lucide, trouver des failles et des solutions pour gagner. Mais aussi, contrairement à la course où tu peux penser à tes mails, à tes problèmes de couple en même temps, quand tu boxes, tu dois être concentré à 100% sur ce que tu fais sinon tu te prends des coups. En faisant le vide autour de toi, c’est un vrai temps où l’on est connecté à soi même. On est là pour soi et personne d’autre.
À vos débuts, le circuit professionnel n’était pas encore ouvert aux femmes. Comment vous êtes-vous imposée dans ce milieu, souvent perçu de l’extérieur comme sexiste ?
Comme je vous le disais, j’ai toujours fait du sport avec mon frère, alors je n’ai jamais pensé qu’on allait me refuser l’accès à une activité seulement parce que j’étais une fille. Mais c’est vrai qu’au début, j’étais la seule adolescente dans mon club. Au contact des autres, j’ai pris conscience que ça allait être un peu plus difficile que prévu. Pour me protéger des “qu’en dira-t-on”, j’ai mis des œillères.
Il faut bien se rappeler qu’à la fin des années 1990, les seules femmes qu’on voyait dans la boxe, c’étaient les rings girls, ces femmes à moitié dénudées qui donnent les points sur un panneau. Quand la compétition s’est finalement ouverte aux femmes, le public n’était pas prêt, on était des bêtes de foire. Quand on montait sur le ring, soit le public partait à la buvette, soit il nous sifflait. Je pense que les mentalités ont vraiment évolué quand la boxe féminine a intégré le programme des Jeux Olympiques en 2008. Aussi, au même moment, la boxe est devenue un sport plus commun : les mannequins, les politiques à l’instar de Rachida Dati ou d’Édouard Philippe se sont mis à la pratiquer. Beaucoup se sont posés cette question : mais s’ils n’ont pas peur de s’abîmer le visage, que viennent-ils chercher dans ce sport ? Définitivement, la boxe n’a plus été considérée comme un sport violent réservé aux jeunes des quartiers prioritaires, mais comme une discipline ouverte aux femmes qui permet de se forger un mental.
Alors que vous avez de très bons résultats scolaires, vous vous accrochez à la boxe, jusqu’à devenir athlète de haut niveau. Pour quelle raison ?
Même à un niveau olympique, on ne peut pas vivre de la boxe. La boxe me prenait quatre, cinq heures par jour et pour le reste, j’ai toujours eu l’idée d’ouvrir un lieu où différents publics se rencontreraient et où je pourrais accompagner chacun dans la réalisation de projets personnels qui dépassent le seul cadre du sport. Pour comprendre les solutions que je pouvais apporter, je devais passer du temps auprès des personnes en difficultés, j’ai donc commencé par être éducatrice spécialisée en parallèle de mes entraînements. J’ai travaillé avec des toxicomanes, des personnes atteintes de handicaps, des jeunes en difficulté… Ce n’était pas vraiment un choix, mais quelque chose que j’avais en moi.
Quand ma fille Ayna est arrivée, j’avais toujours envie de boxe, j’étais rongée par le fait d’avoir raté les jeux.
En 2012, vous ratez le dernier combat qui vous aurait permis de vous qualifier pour les Jeux Olympiques de Londres. Si jusqu’alors vous vous êtes toujours battue sans renoncer, pour la première fois vous pensez arrêter. Quid de votre mantra ?
C’est vrai ! Je pensais raccrocher, c’était censé être le point final. Cela faisait déjà seize ans que je faisais de la boxe à haut niveau et j’étais persuadée que je n’avais pas assez de ressources en moi pour continuer. À 29 ans, il était temps de me lancer de nouveaux challenges, de passer à autre chose. Je ne pensais vraiment pas revenir un jour. Bon après…
C’est aussi le moment où vous devenez maman pour la première fois. Des proches vous disent que vous ne pouvez pas être à la fois maman et boxeuse. La maternité, c’est encore un sujet tabou dans le sport ?
Dans le sport, la maternité signe souvent l’arrêt de carrière. Les entraîneurs pensent qu’une athlète qui devient maman ne pourra pas conjuguer sa vie familiale et son sport, mais aussi qu’elle ne retrouvera pas son plus haut niveau. Moi-même, j’imaginais qu’une fois maman, j’arrêterai pour de bon et que mon enfant m’aiderait à tourner la page. Quand toute ta vie tourne autour d’une seule chose, c’est difficile de changer de cap. C’était d’autant plus évident pour moi que j’avais déjà repoussé mon projet d’enfant en 2008, quand la boxe a intégré les jeux.
Comme vous pouvez l’imaginer, ça ne s’est pas vraiment passé comme prévu. Quand ma fille Ayna est arrivée, j’avais toujours envie de boxe, j’étais rongée par le fait d’avoir raté les jeux. J’avais pas mal réfléchi aux raisons de mon échec et j’étais persuadée que je pouvais encore faire quelque chose. C’est pour cette raison que je suis revenue. Je me suis donnée un an pour retrouver mon niveau et pour organiser notre vie de famille en conséquence. Quand j’étais absente, mon mari avait toute sa place auprès de notre fille, alors que quand j’étais là, j’avais tendance à l’accaparer. Après, il m’est arrivé de me demander si je n’étais pas trop égoïste. J’avais peur que ma fille manque de quelque chose.
En 2013, vous profitez également de cette pause loin des rings pour créer votre entreprise Boxer Inside qui propose des ateliers de boxe, des séminaires pour utiliser ce sport comme un outil de développement personnel. Qu’est-ce qui vous intéressait dans l’entrepreneuriat ?
Comme la boxe, l’entrepreneuriat ce n’était pas quelque chose que j’avais vraiment envisagé et étrangement, il y a des points communs entre ces deux mondes. À ce moment, je suivais des cours à Sciences Po en management et il arrivait que des patrons d’entreprise viennent nous raconter leur quotidien. Très vite, ça a été une évidence. Le fait de devoir gérer l’imprévu, se donner des challenges et chercher sans cesse à s’améliorer, c’était déjà ce que je faisais dans la boxe, donc c’était fait pour moi ! Aujourd’hui, je ne regrette rien. Quel plaisir de se lever le matin et d’organiser son temps comme on le souhaite, de gérer ses propres objectifs…
Que l’on soit sur un ring ou dans une salle de réunion, ça se voit tout de suite quand tu n’y crois pas, que tu as peur, que tu as des doutes.
Aujourd’hui, vous espérez que votre parcours inspirera des petites filles qui hésitent encore à se lancer ou pensent qu’elles ne sont pas capables d’un tel parcours. Certaines féministes estiment pourtant que le « role model » est une idée dépassée, que c’est aux femmes de trouver leur propre voie. Qu’en pensez-vous ?
Je pense au contraire que le “role model” est toujours très important ! Je le vois parce que dans le cadre de mes activités associatives, il m’arrive d’accompagner des jeunes filles. Je sais qu’elles ne seraient jamais venues faire de la boxe, si elles n’avaient pas vu d’autres modèles féminins sur un ring. C’est vrai qu’il y a des filles qui vont pousser des portes sans avoir besoin qu’on leur montre l’exemple, j’ai bien fait de la boxe sans ça ! Mais souvent, les filles ont besoin d’une personne pour leur dire que ça existe, que c’est possible. Après, c’est à elles de construire leur propre chemin.
Vous aidez aussi des femmes salariées à s’émanciper grâce à la boxe. Au fond, le monde du travail est un combat comme un autre ?
Il m’arrive d’accompagner des femmes qui souhaitent se sentir un peu plus solides professionnellement. Dans la boxe, on apprend à se forger un mental nécessaire dans l’entreprise mais aussi à accepter le regard des autres. Et s’il y a encore du chemin pour arriver à une vraie égalité entre les hommes et les femmes, surtout dans le monde du travail, j’aime bien dire à celles qui viennent dans la salle : « Quand tu montes sur le ring, prends ta place et dis-toi qu’ici c’est toi la patronne. » Sur certains exercices, il arrive parfois que certaines soient trop en retrait ou pas à l’aise. Que l’on soit sur un ring ou dans une salle de réunion, ça se voit tout de suite quand tu n’y crois pas, que tu as peur, que tu as des doutes. Alors, on travaille sur l’attitude et à force de s’entraîner, elles deviennent plus imposantes. Et plus sereines au travail.
Les femmes sont particulièrement sujettes au syndrome de l’imposteur. Comment les aider à s’en libérer ?
Effectivement, ce que je vois dans les conseils d’administration que je fréquente : les hommes se posent beaucoup moins de questions que les femmes ! Qu’ils aient ou non les compétences requises. Personnellement, à chaque fois que je prends de nouvelles responsabilités, je me dis moi aussi « J’y vais, j’ai tout à gagner, rien à perdre et au pire, j’apprendrais sur le tas. »
Le problème avec le syndrome de l’imposteur, c’est que tout le corps réagit. Comme sur le ring, ça se voit quand une personne manque de confiance en elle. Pour cette raison, j’ai envie de dire aux femmes que si elles sont là, c’est qu’elles ont leur place. Pourquoi les hommes seraient plus compétents et légitimes ? Ça ne sert à rien de se tirer une balle dans le pied toute seule et de regarder derrière. Mais aussi, il ne faut plus avoir peur de l’échec ! L’échec fait partie du parcours. Pour preuve, aujourd’hui je suis heureuse d’avoir raté mon combat en 2012. La médaille que j’attendais aux Jeux de Londres n’aurait pas du tout eu la même saveur que celle que j’ai reçue à Rio quatre ans plus tard, après être passée par cette phase de doutes.
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Photo by Marie Lopez-Vivanco
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