Télétravailler oui, mais pas au détriment du droit !
23 sept. 2021
4min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Les salariés qui ont expérimenté le télétravail depuis février 2020 souhaitent à 98% continuer à travailler depuis leur domicile, d’après l’enquête Ugict-CGT, publiée le 8 septembre. Ils estiment cependant que cette nouvelle organisation du travail doit être davantage encadrée. Un résultat pas vraiment surprenant lorsqu’on sait que les services des ressources humaines, les managers et par ricochet, les salariés, peinent à appréhender un droit encore balbutiant sur le télétravail. Journaliste et auteure du Guide du télétravailleur épanoui (Mango Editions), dont plusieurs chapitres abordent la délicate question du droit, je vous explique aujourd’hui pourquoi cette nouvelle pratique du travail est un véritable casse-tête.
Accident du travail ou accident domestique ?
Ce matin Sophie s’est brûlée la main au deuxième degré avec sa théière alors qu’elle télétravaillait. S’agit-il d’un accident de travail ou d’un accident domestique ? Bien que le télétravail semble s’être durablement installé dans nos vies, et est aujourd’hui largement plébiscité par les salariés, certaines zones de flou demeurent. L’accident du travail en fait partie. Si à la lecture du Code du travail, chacun comprend qu’un salarié en télétravail est considéré comme un membre à part entière de l’organisation et à ce titre, dispose des mêmes droits qu’une personne qui travaille dans les locaux de l’entreprise, le droit du travail est une matière changeante particulièrement en ce qui concerne le télétravail. Et la reconnaissance de l’incident de Sophie en accident du travail dépendra de plusieurs facteurs.
Pour qu’il soit reconnu comme tel, l’accident du travail doit être soudain et avoir altéré durablement la santé du salarié (lésion corporelle externe ou traumatisme psychologique). Dans le détail, le Code de la sécurité sociale (Art L.411-1) considère « comme un accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise. » Mais encore faut-il apporter la preuve à son employeur (certificat médical à envoyer dans un délai de 24 heures aux ressources humaines, sauf cas de force majeur comme une hospitalisation et liste des éventuels témoins) que l’accident est bien survenu pendant son temps de travail. Si Sophie appelle les pompiers ou SOS médecin à 14h30 pour sa brûlure - pendant ces heures ouvrées donc -, une « présomption d’imputabilité » fera d’office reposer la responsabilité sur l’employeur, même en télétravail. En revanche, si elle refuse de surcharger les services d’urgence et préfère courir à la pharmacie trouver un pansement adapté, il sera plus difficile pour elle d’apporter un justificatif qui permet de classer cet incident en accident du travail, puisque ce dernier aurait très bien pu survenir à un autre moment, en dehors du cadre professionnel.
La « présomption d’imputabilité » - qui existe depuis 1985 en présentiel - est ainsi devenue une garantie importante pour le salarié en télétravail. C’est d’ailleurs pour cette raison que, depuis l’ajout du télétravail dans les contours de la loi sur les accidents du travail, les entreprises craignent une confusion entre accident domestique et accident du travail. Pendant la crise sanitaire, la protestation a d’ailleurs été si importante que l’Accord National Interprofessionnel (accord signé au niveau national, qui couvre la plupart des secteurs d’activité) de novembre 2020 sur le télétravail, a écrit une petite note à ce sujet : […] « Il doit être tenu compte du fait que l’employeur ne peut avoir une complète maîtrise du lieu dans lequel s’exerce le télétravail et de l’environnement qui relève de la sphère privée. » Depuis l’ajout de ces quelques mots, l’employeur peut désormais émettre des réserves et demander à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de mener une enquête contradictoire sur l’accident en télétravail. L’organisme de santé devra ensuite trancher en respectant des délais précis. Seulement, avec l’explosion du travail à distance, certains avocats craignent un engorgement de la procédure et un problème d’indemnisation pour les salariés.
Quels horaires en télétravail ?
Depuis plusieurs mois, Matthieu travaille soixante heures par semaine. Mais, a-t-on vraiment des horaires à respecter lorsqu’on travaille de chez soi ? Et que faire lorsque notre N+1 prend l’habitude de nous appeler après 22 heures ? Si la plupart des salariés ont déjà, au moins une fois, décidé de s’avancer en commençant plus tôt ou en se replongeant dans leurs dossiers une fois leurs enfants couchés, le télétravail complexifie considérablement l’encadrement du temps de travail. Au domicile, les salariés ne travaillent plus forcément huit ou neuf d’affilée, mais un peu tout le temps, surtout quand ils savent qu’ils peuvent être contactés par certains de leurs collègues ou managers presque à tout moment. Cette sollicitation continue n’est pourtant pas sans conséquence : en plus de poser des problèmes de droit, elle entraîne un manque de récupération, une accumulation de stress, de fatigue mentale et physique pouvant conduire au burn out.
Quid du droit à la déconnexion ? Si, en 2014, la France a été le premier pays à prendre position en faveur de ce droit pour éviter les risques psychosociaux en considérant que « le fait de n’avoir pu être joint en dehors de ses horaires de travail sur son téléphone portable personnel est dépourvu de caractère fautif et ne permet pas de justifier un licenciement disciplinaire pour faute grave », dans les faits, il n’est pas vraiment appliqué. En effet, la loi Travail de 2016, ne prévoit pas de définition claire et précise du droit à la déconnexion : c’est aux entreprises elles-mêmes d’en définir les modalités et son application. Pour preuve, aucune sanction n’est prévue pour les entreprises qui n’aboutiraient pas à un accord. En d’autre termes, le droit à la déconnexion relève plus de l’incitation que du droit. Ceci explique sûrement pourquoi depuis la crise sanitaire, plus des deux tiers des managers et des cadres affirment travailler en dehors de leurs horaires de travail, utiliser des outils numériques le week-end à des fins professionnelles, et culpabiliser, pour un tiers d’entre eux, lorsqu’ils se coupent du bureau le soir ou le week-end.
Droit du télétravail, droit à la déconnexion… Alors qu’en cette rentrée, les salariés espéraient un meilleur encadrement du télétravail, la ministre du travail a fait le choix de redonner la main aux entreprises pour qu’elles fixent leurs propres règles. Et s’il incombe désormais aux employeurs de veiller « au maintien des liens au sein du collectif de travail et à la prévention des risques liés à l’isolement des salariés en télétravail », en fixant « dans le cadre du dialogue social de proximité, les modalités de recours à ce mode d’organisation du travail », quelles seront les conséquences globales de ce modèle juridique malléable : inégalités de traitements d’une entreprise à l’autre ? Impossibilité pour les salariés de faire valoir leurs droits ? Augmentation des recours juridiques ? Mais aussi, qu’en sera-t-il des autres sujets brûlants du moment : nombre et choix des jours télétravaillés, prise en charge des frais de transport, des titres-restaurants…? Affaire à suivre.
Vous souhaitez en savoir plus sur vos droits en télétravail et cherchez des conseils pour mieux gérer cette nouvelle organisation du travail au quotidien ? Pour passer de la prise de recul à l’action, je vous invite à vous plonger dans la lecture du Guide du télétravailleur épanoui (Éd Mango).
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