Vacances impossibles, finances instables... Quand le freelancing fragilise le couple

15 oct. 2024

6min

Vacances impossibles, finances instables... Quand le freelancing fragilise le couple
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Si le freelancing offre la promesse d'une liberté retrouvée, il bouleverse souvent l'équilibre des vies de couple. Entre le stress financier, la pression constante pour trouver de nouveaux clients et les horaires décalées : une étude récente révèle que les conjoints des travailleurs indépendants sont souvent moins satisfaits de leur vie que les autres.

« Être freelance, c’est toujours un pari », résume Audrey, qui s’est lancée à son compte il y a deux mois après avoir quitté un emploi qui la menait droit au burn-out. Cette liberté qu’elle recherchait, elle l’a trouvée. Mais elle sent déjà que cette nouvelle aventure a un impact sur sa santé mentale et affecte sa vie de couple. « Avant de me mettre à mon compte, avec mon compagnon, on avait prévu de s’installer ensemble. Maintenant qu’on est tous les deux indépendants, on a décidé de garder nos appartements séparés pour éviter de se sentir enfermés dans notre relation », explique-t-elle.

Comme beaucoup de trentenaires bien au fait de la réalité de la vie de freelance, elle avait anticipé certains défis, mais ne s’attendait pas à ce que cela puisse également mettre en péril sa relation amoureuse. « On ne fait plus de projets à moyen terme. Entre son travail le week-end et mes deadlines qui tombent toujours mal, c’est impossible de prévoir une simple escapade. L’argent, toujours l’argent. » Tout est une question de chiffres, de factures à payer, de missions à décrocher. Et puis, il y a eu cette semaine noire, où elle a attrapé le Covid. « Je pensais que c’était juste un petit rhume, mais non. Je l’ai eu et je l’ai filé à mon copain. Bien entendu, les choses se sont gâtées. Il avait enfin décroché un gros contrat, et voilà que je le cloue au lit. Il m’a demandé de partir chez mes parents. Trois jours sans un mot. »

Augmentation importante du nombre de freelances en France

En France, devenir travailleur indépendant est pourtant un rêve que caresse un nombre croissant de salariés. Selon un sondage réalisé par ADP début 2016 auprès de 10 000 salariés dans 8 pays européens, plus de 53 % des Français, et 68 % des Européens, souhaitent passer le cap du freelancing. En 2023, plus de 3,3 millions de personnes travaillaient à leur compte en France, soit une augmentation de 300 000 en trois ans. Pourtant, derrière ces chiffres, une réalité plus nuancée se dessine : 54 % des freelances abandonnent après trois ans d’activité. L’autonomie a un prix. Le stress des revenus incertains, les horaires élastiques, la pression constante de trouver des clients, ce qui ne manque pas d’affecter l’intimité des couples.

Une récente étude révèle que les conjoints des travailleurs indépendants sont souvent moins satisfaits de leur vie. Hassan Kalantari Daronkola, maître de conférences à l’Université de technologie Swinburne à Melbourne, qui a dirigé cette enquête, explique que « plusieurs facteurs, comme le stress financier et la difficulté à décrocher du travail, mettent les relations personnelles à rude épreuve. De plus, les horaires irréguliers et les exigences du travail indépendant laissent finalement moins de temps pour la famille et les loisirs partagés, augmentant ainsi le stress. »

La situation devient encore plus compliquée lorsque les deux partenaires sont freelances et qu’il y a des enfants dans l’équation. Joséphine connaît bien cette problématique. Développeuse freelance depuis six mois et maman de deux jeunes enfants, elle jongle avec tout : « Mon mari est graphiste indépendant, et depuis que je travaille chez nous, c’est à moi de tout gérer. Les enfants, la maison. » Pourtant, il devrait le savoir mieux que personne : télétravailler, c’est aussi du travail. « Je ne comprends pas pourquoi il a changé. Avant, il m’aidait, maintenant, c’est comme si tout reposait sur mes épaules. » Avec moins de clients que son conjoint, Joséphine doit se battre pour faire sa place, prospecter, décrocher des contrats et maintenir ce fragile équilibre : « Pour la première fois en dix ans de mariage je doute. Je ne sais pas comment les choses vont évoluer entre nous ces prochains mois… »

Isolement et stress financier

Si les questionnements sont moins profonds et ne remettent pas encore en cause son couple, Julien, remarque que son bien-être s’est lentement dégradé depuis que sa femme a été arrêtée. Une opération bénigne, oui, mais avec une longue rééducation qui bouleverse leur quotidien. Alors que le consultant en informatique freelance a longtemps organisé son travail, entre périodes d’intense concentration et moments de relâche, avec sa femme à la maison, l’atmosphère s’est tendue. « Elle est constamment derrière moi, à me reprocher mon manque de rigueur, à me dire que je ne travaille pas assez », confie-t-il, un brin agacé. Ce qui n’était qu’une petite remarque occasionnelle est devenu un sujet de tension permanent. Puis, il y a l’argent, cette question qui n’avait jamais vraiment pesé sur leur relation et qui s’invite désormais dans chaque conversation. « Je sais que ça ira mieux quand elle reprendra le travail dans quelques semaines, mais en attendant, je me plonge à fond dans mon boulot. » Julien passe désormais de longues heures derrière son écran, quinze heures par jour parfois : « C’est devenu mon refuge, ma manière d’échapper à tout ça. »

Et encore, Julien, Joséphine et Audrey ont tous les trois fait le choix de devenir freelances, avec la volonté de reprendre le contrôle de leur temps et de leurs projets. Pour d’autres, comme le souligne le professeur Hassan Kalantari Daronkola, l’auto-entreprenariat n’est pas une décision librement consentie. Pour ceux qui s’y tournent faute de mieux, souvent en raison d’un marché saturé ou d’une absence d’opportunités locales, la situation peut s’avérer encore plus difficile.

C’est le cas pour Louise, ancienne chargée de communication dans une entreprise de la métropole lilloise, qui s’est retrouvée dans une impasse lorsque son mari, militaire, a été muté en Corse pour trois ans. L’idée de vivre au sud, sous le soleil, avait son charme. Mais la réalité l’a vite rattrapée. Impossible de garder son emploi malgré les possibilités de télétravail, et encore plus difficile de trouver un poste qui corresponde à ses compétences autour de la base militaire. Alors, elle s’est lancée à son compte, faute de pouvoir intégrer une structure locale. « C’était soit ça, soit j’arrêtais complètement de travailler », dit-elle, le regard tourné vers son jardin méditéranéen. Une liberté contrainte qui a menacé son couple. « Au début, comme je n’avais pas encore de clients, je restais en pyjama, pleine de rancœur. Mes collègues me manquaient, je tournais en rond. Le soir, je n’avais plus rien à lui dire, j’étais devenue l’ombre de moi-même. » Si aujourd’hui elle ne regrette pas d’avoir tenu bon, avec son conjoint, ils ont convenu que pour sa prochaine mutation, la famille s’installera autour d’une grande métropole pour éviter un nouvel isolement.

L’importance de la communication dans le couple

Elizabeth Méheut, thérapeute de couple et sexologue, n’est guère surprise par les résultats de l’étude : « Quand on est à son compte, il devient presque impossible de décrocher, confie-t-elle, avec une sagesse douce. En thérapie, je le constate souvent : les disputes éclatent parce qu’à 23h, dans le lit, l’un répond encore à des mails, le visage baigné par la lumière froide du téléphone. » Elle marque une pause, comme pour souligner le poids invisible de ces petits gestes qui érodent, lentement mais sûrement, l’intimité partagée.

Pour la spécialiste, la communication reste le ciment fragile, mais essentiel, de la réussite du couple, un principe qui prend encore plus de poids lorsque l’un des deux est freelance. « Il est par exemple primordial de fixer ensemble des plages horaires dédiées au travail et à la coupure, tout en restant flexible sur des périodes de charette, précise-t-elle. Sans cela, le risque est grand que l’un se retrouve, chaque jour, à porter seul la charge des enfants ou des tâches ménagères. » La question de l’argent, ce nerf sensible, doit elle aussi s’immiscer dans la réflexion de la mécanique conjugale. « Quand l’un des deux bascule dans l’indépendance, il devient indispensable de discuter des sacrifices temporaires. Peut-être renoncerons-nous à ces escapades du weekend qui nous faisaient vibrer, mais nous ne pourrons pas faire une croix sur la pause estivale, ce souffle indispensable. » Ces discussions, malheureusement trop souvent évitées, sont pourtant vitales à l’équilibre du couple.

Et face à l’usure du désir, inévitable lorsque deux conjoints travaillent côte à côte chaque jour, chacun doit s’efforcer de préserver cet espace sacré, fragile, qui sépare l’intime du quotidien. La solution ne doit pas venir d’ailleurs, mais germer au sein même du couple. « Certains peuvent instaurer un rendez-vous hebdomadaire, sortir boire un verre, s’amuser à travers des jeux, explique Elizabeth Méheut. Mais cela peut aussi prendre la forme de rituels plus discrets, des moments volés au tumulte : partager un café au petit matin, cuisiner ensemble en fin de journée… » Il ne faut pas oublier que le couple n’est pas une simple addition de deux êtres, mais la coexistence de trois entités distinctes : chacun des individus avec ses propres besoins, et l’entité du couple elle-même, tout aussi exigeante et cruciale pour maintenir l’équilibre. Elle insiste sur cette équation délicate que trop de couples négligent, au risque de s’effondrer sous le poids des frustrations non exprimées. « Ce sont ces petits gestes, ces attentions quotidiennes qui tissent, à long terme, le fil invisible qui les relie. » L’expérience de Julien, Audrey, Joséphine et Louise en témoigne : c’est dans ce délicat équilibre que réside la clé de l’harmonie retrouvée.

Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps

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