Le téléprésentéisme, nouvel avatar du bon vieux présentéisme ?

04 juil. 2024

7min

Le téléprésentéisme, nouvel avatar du bon vieux présentéisme ?
auteur.e
Sarah Torné

Rédactrice & Copywriter B2B

contributeur.e.s

Rester vissé à son bureau pour paraître performant, quitte à ne rien faire. Telle pourrait être la définition du présentéisme. Un état d’esprit qui s’est visiblement invité jusque dans le télétravail. Décryptage.

Depuis presque un an, le grand retour au bureau a sonné pour les salariés. Derrière cette rentrée orchestrée, une crainte latente chez les patrons : celle de voir leurs employés prendre un peu trop à la légère le concept du home office, préférant le confort douillet de leur canapé à la rigueur de l’open space. Ce n’est pas sans rappeler le bon vieux présentéisme, cette manie bien ancrée dans certaines cultures d’entreprise où il faut montrer patte blanche en restant scotché à son bureau, quitte à ne pas y faire grand-chose.
Mais cette peur est-elle fondée ? Avec la démocratisation accélérée du travail à distance post-pandémie, certains travailleurs auraient-ils fini par exceller dans l’art de paraître ultra-investis en ligne, tout en faisant le strict minimum ? Comment se manifeste cette présence fantôme à distance ? Pourquoi certains d’entre nous adoptent-ils ces stratégies de façade ? Quels risques et quelles limites cela implique-t-il ? Et surtout, quelles peuvent être les conséquences de ces performances en trompe-l’œil ? Nos expertes du Lab, Sandra Fillaudeau et Laetitia Vitaud, nous dévoilent leurs avis sur la question.

Diagnostiquer le téléprésentéisme : entre présence virtuelle et illusion numérique

« Le téléprésentéisme repose sur le même principe que le présentéisme physique : il s’agit de ce que notre présence, ou son absence, signale de notre engagement », décrit Sandra Fillaudeau, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre au travail. Dit autrement, le téléprésentéisme ne se limite pas à une simple présence en ligne. Il s’agit plutôt de la manière dont les travailleurs utilisent les outils numériques pour signaler continuellement leur activité. Un besoin de paraître constamment occupé et disponible qui se voit amplifié par l’absence de proximité physique avec les collègues et les supérieurs, et par conséquent « exacerbe les projections de ce que les autres se racontent sur notre implication », à en croire Sandra Fillaudeau.

Clara, 29 ans, joue ainsi avec le timing de ses interactions pour cultiver son image professionnelle. « Chaque matin tôt, peu importe l’heure à laquelle je me lève réellement, j’envoie un “Bonjour” enthousiaste sur Slack. Je peux me rendormir après, mais ce simple message envoie l’image que je suis déjà à fond dans ma journée », explique cette créatrice de contenus. D’autres tactiques incluent également l’usage stratégique des statuts en ligne. Quand certains développent une obsession à bouger leur souris pour s’assurer qu’ils sont bien « Disponible » , d’autres sont adeptes du « Ne pas déranger » pour suggérer qu’ils sont plongés dans des tâches intensives.

Sans compter ceux qui rivalisent de créativité pour amplifier l’impact de leur travail. Manager en PME, Léa, 42 ans, en fait régulièrement l’expérience : « Je compile toutes mes activités de la semaine dans un rapport ultra-détaillé que j’envoie le vendredi après-midi. Ça donne l’impression d’une semaine ultra-productive, alors qu’en fait, je présente simplement mes efforts de manière plus visible. » À 34 ans, Marc exploite quant à lui les fonctionnalités d’automatisation pour gérer ses disponibilités. « Quand j’ai besoin de quelques heures de concentration ou simplement de me déconnecter, je programme l’envoi de messages qui indiquent que je suis en réunion. Cela crée une fenêtre de tranquillité pendant laquelle je peux me concentrer sur mes projets ou gérer les urgences personnelles sans interruption. Mes collègues pensent que je suis pris dans des discussions stratégiques, alors que je reprends simplement mon souffle », confie le juriste.

Ainsi, le téléprésentéisme diffère du présentéisme traditionnel par son milieu d’exécution - virtuel plutôt que physique - mais il en conserve l’essence : une manifestation de la culture du surmenage, où le temps de connexion devient un baromètre de la productivité perçue. À ce sujet, la consultante et auteure en futur du travail Laetitia Vitaud est sans appel : « C’est le pire des deux mondes : le pire du télétravail et le pire du présentéisme. C’est une forme d’aliénation, une absence de liberté. En bref, une forme hybride ratée. » Ainsi, le téléprésentéisme va bien au-delà de la simple connexion tardive : il s’orchestre autour d’une série de stratégies sophistiquées pour maintenir une apparence de productivité. Ces tactiques, principalement centrées sur l’utilisation des outils numériques, permettent aux télétravailleurs de paraître actifs et engagés, sans que ce soit nécessairement le cas.

Ce que le téléprésentéisme dit de nous

Le téléprésentéisme ne naît pas du vide. Il est le fruit de pratiques managériales et de systèmes de surveillance qui peinent à s’adapter à la nouvelle réalité du travail à distance. Dans un environnement où le travail collectif est moins visible et exige une gestion plus intentionnelle, évaluer la productivité devient un défi majeur. « Nous sommes confrontés à des héritages très anciens de la manière dont on a mesuré l’engagement et la contribution, principalement le temps passé visible au travail », pointe Sandra Fillaudeau à propos de ce décalage. Or, ce n’est pas (ou plus) la bonne unité de mesure. Clara le sait bien, mais la créatrice de contenus a décidé « de jouer le jeu ». « Je sais que mes supérieurs valorisent les gens qui commencent tôt, donc je m’adapte à cette attente sans sacrifier mon repos », explique-t-elle.

Et pour cause, notre experte en équilibre au travail remarque elle aussi que cette perception erronée s’observe à tous les niveaux, à commencer par le haut de l’organigramme. « Les managers et les leaders croient à tort qu’ils doivent ‘fermer la boutique’ si leur équipe travaille tard », décrit Sandra Fillaudeau. Bien que cette logique puisse se justifier dans un contexte industriel où la présence physique est essentielle pour des raisons opérationnelles, dans un environnement de bureau, elle relève davantage d’une construction mentale que d’une nécessité réelle. « Le stress des dirigeants et la pression sur les résultats financiers poussent souvent à une surveillance accrue du temps de connexion, perçu à tort comme un indicateur fiable de productivité », ajoute-t-elle encore. C’est effectivement ce qui a poussé Léa à envoyer ses récapitulatifs : « Mon entreprise rame depuis le Covid, la pression pour produire des résultats immédiatement est de plus en plus forte. C’est pour ça que j’essaie de prouver que j’ai encore ma place. »

Au-delà du contexte économique, Laetitia Vitaud voit dans le passage précipité en télétravail un autre motif. « Le télétravail a engendré une perte du sentiment de collectif, tout en amplifiant les inquiétudes et la paranoïa managériale », pose notre experte en futur du travail. Elle observe que les managers, souvent privés des indicateurs visuels habituels de productivité, ressentent une perte de contrôle, menant à une surcompensation par la surveillance et un climat de méfiance. « Souvent, on reproche aux managers leur manque de confiance, mais en réalité, c’est un problème plus large : l’organisation ne sait pas précisément qui fait quoi », renchérit-elle. Une situation qui a vite fait de créer un environnement où « la sécurité psychologique est compromise, transformant le lieu de travail en un théâtre de la productivité, où les employés se contentent de simuler l’engagement sans produire de travail réellement utile ».

L’experte ose même une comparaison entre cette dynamique et le concept du Panoptique de Jeremy Bentham, un dispositif architectural qui permet une surveillance constante sans que les surveillés ne sachent quand ils sont observés. « Quand on peut être surveillé à tout moment, on est obligé de changer notre comportement constamment. On ne se sent pas libre », argue-t-elle. Or, le temps de connexion est un faux indicateur qui simplifie excessivement l’évaluation des performances. « Lorsqu’on se prend des remarques sur le temps de connexion, cela reflète généralement une insatisfaction sous-jacente concernant la qualité du travail ou les délais des rendus », souligne quant à elle Sandra Fillaudeau. « Cela force une conversation centrée sur des aspects superficiels du travail, qui ne mène pas à des améliorations significatives et peut s’avérer très démoralisant. »

Télétravail : vers une gestion intelligente et humaine

Pour naviguer efficacement dans le monde du télétravail sans tomber dans les pièges de la surveillance excessive, des stratégies claires et équilibrées sont essentielles.

Les employés à la barre de leur bien-être

Sandra Fillaudeau nous rappelle que les employés ne sont pas des pions sur l’échiquier managérial, il nous revient aussi de prendre les rênes de notre développement professionnel et personnel.

1. Prendre le contrôle de son développement

L’experte propose une stratégie proactive pour transformer la dynamique de travail : « Nous sommes là pour bosser et réaliser des choses concrètes. Idéalement, cette dynamique devrait être impulsée par les managers, mais rien n’empêche les salariés de prendre l’initiative. » Face à une remarque sur le temps de connexion, elle encourage les employés à demander des feedbacks précis pour s’améliorer. « Demandez des faits, quelque chose de tangible sur lequel vous pouvez vraiment travailler. Si les retours sont vagues, incitez vos supérieurs à clarifier leurs attentes. Cela peut révéler si les critiques sont fondées ou simplement le reflet d’un stress managérial », recommande-t-elle.

« Ne tombez pas dans le piège de penser que tout doit venir de l’entreprise ou des managers », explique l’experte. Prendre l’initiative peut ouvrir des portes et transformer votre environnement de travail. Elle prône ce qu’elle appelle les conversations courageuses : « Engagez des dialogues ouverts et honnêtes avec vos supérieurs. Exprimez clairement vos besoins, vos réussites, mais aussi vos difficultés. Ces échanges doivent être constructifs et basés sur des exemples concrets, ce qui permet de démystifier les perceptions erronées et d’ajuster les attentes de part et d’autre. » Ces conversations ne se limitent pas à des échanges formels lors des évaluations de performance ; elles doivent devenir partie intégrante de la culture quotidienne de travail. « Cela requiert du courage car cela peut parfois remettre en question le statu quo, mais c’est essentiel pour créer un environnement où chacun se sent valorisé et compris. »

2. Gérer proactivement son bien-être

Sandra Fillaudeau insiste également sur l’importance de la gestion personnelle du stress et des défis quotidiens. « Si vous êtes stressé ou confronté à des défis, pourquoi ne pas tester des techniques comme la méditation, le coaching, ou noter vos pensées ? Parler avec un collègue peut également vous offrir un exutoire précieux et du soutien », observe-t-elle.

Réinventer le management à distance

Parce que les salariés ne peuvent pas tout, Laetitia Vitaud détaille également trois chantiers essentiels pour optimiser les pratiques de gestion à l’ère du télétravail.

1. Définir des heures de collaboration clés

  • En développant des « core collaborative hours » : il s’agit de blocs de temps durant lesquels tous les membres de l’équipe sont en ligne et disponibles pour collaborer. « Cela permet de concentrer les réunions et les interactions en temps réel sur des créneaux spécifiques, libérant ainsi d’autres moments pour un travail profond ou des pauses nécessaires ».
  • En re-définissant les réunions : « Une réunion efficace est une réunion qui a une durée limitée, des objectifs clairs et une préparation en amont. Cela rend chaque interaction plus productive et moins invasive. »

2. Optimiser la communication

  • En réduisant la redondance des communications : « Il est crucial de rationaliser les outils de communication. Choisir le bon canal pour le bon message et limiter les destinataires aux personnes directement concernées peut réduire significativement la charge cognitive et la pression du présentéisme numérique ».
  • En promouvant l’horizontalité dans les échanges : encourager une communication où tout le monde se sent libre de partager des idées directement, sans hiérarchie excessive, favorise un sentiment de contribution et de participation plus authentique.

3. Gérer clairement les attentes et les rôles

  • En clarifiant les attentes : il est important que chaque membre de l’équipe comprenne ce qui est attendu de lui, tant en termes de résultats que de disponibilité. « Établir des règles claires sur quand et comment les employés doivent être joignables aide à prévenir le stress et la surconnexion. »
  • En installant des limites technologiques : par exemple, en configurant les serveurs de messagerie pour ne pas permettre l’envoi d’emails en dehors des heures de travail.

Alors, le téléprésentéisme va-t-il vraiment détrôner le présentéisme ? La réponse n’est pas simple, mais ce qui est certain, c’est que ce phénomène soulève des questions cruciales sur la manière dont nous mesurons et percevons la productivité dans un monde de plus en plus numérique. L’avenir du travail à distance dépendra de notre capacité à tous à équilibrer les attentes et à valoriser la véritable contribution de chacun.

Article rédigé par Sarah Torné et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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