Comment l'effet Dunning-Kruger vous pousse à embaucher des incompétents
02 déc. 2019
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
La surconfiance peut affecter le recrutement et la performance en entreprise : c’est ce qu’on appelle « l'effet Dunning-Kruger ». Découvrez les origines insolites de ce biais qui favorise les incompétents… et quatre solutions pour y échapper.
L’effet Dunning-Kruger, également connu sous le nom d’effet de surconfiance, influence l’évaluation que nous faisons des compétences des candidats et des salariés. Il s’agit de cette tendance qu’ont les personnes les moins qualifiées à surestimer leurs compétences, quand les plus qualifiées, elles, les sous-estiment. Le phénomène est assez naturel : moins on connaît un sujet, moins on a conscience de ce que l’on ne sait pas, tandis que lorsqu’on apprend à maîtriser un sujet, on en visualise davantage toute la richesse et la complexité.
Mais pour naturel qu’il soit, cet effet est parfois désastreux du point de vue des ressources humaines puisqu’il peut conduire les managers à ignorer des personnes compétentes et à recruter et promouvoir des individus peu compétents. Comment l’effet Dunning-Kruger influence-il vos décisions d’embauche et la gestion des performances ? Et surtout, comment peut-on y remédier ?
L’effet Dunning-Kruger : à l’origine, un fait divers assez délirant
En 1995, deux Américains, McArthur Wheeler et Clifton Earl Johnson, ont tenté de braquer deux banques dans la région de Pittsburgh, sans essayer de se déguiser ni de porter un masque. Ils ont cru qu’ils ne seraient pas identifiés par les caméras de surveillance parce qu’ils s’étaient enduit le visage de jus de citron. Ils étaient convaincus que ce jus de citron les rendrait invisibles.
Bien que sceptique au début, l’un des deux hommes a testé la méthode en appliquant du jus de citron sur son visage et en prenant une photo avec un appareil photo Polaroid. La photo se révélant totalement ratée – mauvais film, appareil mal réglé ? l’histoire ne le dit pas – il en a alors conclu que son acolyte disait vrai. Évidemment, leur plan n’a pas rencontré le succès attendu. Ils ont été arrêtés deux jours après leur série de braquages.
Cette histoire a rapidement suscité l’intérêt de deux psychologues américains, David Dunning et Justin Kruger, qui ont mené une étude pour comprendre comment certaines personnes pouvaient avoir une confiance en soi excessive malgré leur incompétence dans certains domaines.
Une étude sur la perception de ses propres compétences qui donne des résultats fascinants
C’est en 1999 que David Dunning et Justin Kruger mènent l’étude intitulée “Unskilled and Unaware of It: How Difficulties in Recognizing One’s Own Incompetence Lead to Inflated Self-Assessments” (« Incompétent et inconscient de son incompétence : comment les difficultés à reconnaître son propre manque de compétence conduisent à des auto-évaluations surestimées »). Dans ce cadre, ils ont demandé à des étudiants de réaliser différents tests de compétences, allant de la grammaire et de la logique à l’humour. Après avoir passé les tests, les étudiants devaient évaluer leur propre performance.
Les résultats ont montré que les étudiants qui avaient obtenu les scores les plus bas sur les tests avaient tendance à surestimer leurs performances. En revanche, les étudiants qui étaient réellement compétents dans ces domaines avaient tendance à sous-estimer leurs performances. Les chercheurs ont conclu que ceux qui étaient incompétents ne pouvaient pas reconnaître leur incompétence parce qu’ils manquaient des compétences nécessaires pour évaluer correctement leur propre niveau de compétence.
Les travaux des deux chercheurs ont abouti à la formulation de ce que l’on appelle maintenant l’effet Dunning-Kruger, un biais cognitif qui concerne la perception de ses propres compétences et connaissances. Pour l’illustrer, on utilise souvent une courbe en forme de U inversé. Au sommet de la courbe, on trouve les individus compétents qui ont une évaluation précise de leurs compétences. Au bas de la courbe, on trouve les incompétents qui surestiment leurs compétences. L’effet Dunning-Kruger se produit dans la partie inférieure de la courbe.
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La vie des recruteurs et des évaluateurs n’est pas simple
La confiance en soi agit généralement comme un signal. Les recruteurs et les évaluateurs s’en saisissent pour mieux apprécier les individus. Hélas, ce signal ne dit pas grand-chose de la compétence. Une personne très compétente et experte dans son domaine aura confiance à juste titre tandis qu’une personne incompétente peut avoir le même niveau de confiance sans les compétences qui vont avec. Pire, pour reprendre une expression de Charles Darwin, « l’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance ».
Les difficultés liées à l’effet Dunning-Kruger peuvent se résumer en 4 propositions pour les professionnels des ressources humaines :
- La personne incompétente tend à surestimer son niveau de compétence.
- Elle ne parvient pas à reconnaître la compétence de ceux qui la possèdent vraiment.
- Elle ne parvient pas à se rendre compte de son degré d’incompétence.
- Mais si une formation mène ces personnes à une amélioration de leur compétence, elles pourront alors progressivement reconnaître et accepter leurs lacunes antérieures.
L’effet Dunning-Kruger est-il contagieux ? On peut penser que oui. En effet, les personnes incompétentes ne parviennent pas à reconnaître la compétence de ceux qui la possèdent vraiment. Donc elles ont donc tendance à recruter d’autres incompétents. Avec humour, Laurence J. Peter et Raymond Hull ont identifié dès 1970 ce qu’ils ont appelé le « principe de Peter » : « Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence », avec pour corollaire l’idée qu’avec le temps « tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité ». Le Principe de Peter a été rédigé sur un ton humoristique, mais depuis les années 1970, ce principe a fait l’objet d’études universitaires qui en ont constaté une certaine validité. On peut en conclure qu’il est particulièrement important de laisser le recrutement aux personnes dont la compétence est avérée.
Comment remédier à l’effet Dunning-Kruger ?
L’étape du recrutement est particulièrement critique : les processus de recrutement qui accordent trop de poids à la « personnalité » (en particulier à la confiance en soi) sont dangereux. On ne peut pas se fier au sentiment de confiance que la personnalité du candidat nous inspire. Mais le recrutement ne fait pas tout. Une culture d’entreprise qui valorise l’humilité, le questionnement et l’expression de l’ignorance est plus propice au développement de la compétence.
Voici 4 manières de remédier à l’effet Dunning-Kruger :
Établissez des critères d’évaluation objectifs. Les décisions de promotion et d’avancement devraient être basées sur des critères objectifs plutôt que sur la perception de compétence. Il est important que ces critères soient connus de tous et soient validés collectivement.
Structurez les entretiens (et les tests de connaissance). Les entretiens structurés reposent sur des questions prédéfinies, posées à tous les candidats ou salariés, permettant ainsi une évaluation objective et uniforme. Ils suivent un ordre fixe et utilisent une grille d’évaluation, favorisant des décisions plus justes. Les questions sont conçues pour évaluer spécifiquement les compétences et les qualifications liées au poste ou à l’objectif de l’évaluation.
→ Pour aller plus loin sur le sujet des entretiens de recrutement non biaisés, allez voir notre article sur le livre Who: The A Method for Hiring de Geoff Smart et Randy Street.Favorisez une culture de l’apprentissage continu. Une culture d’entreprise qui valorise l’apprentissage continu et l’amélioration des compétences invite tout le monde à plus d’humilité. La surconfiance n’y est jamais valorisée. Mettez en place des programmes de formation et de développement qui permettent aux salariés d’acquérir de nouvelles compétences et de renforcer leur confiance en elles de manière fondée. Là où l’on valorise le fait d’apprendre constamment, chacun remédie à ses lacunes et prend conscience qu’il ou elle sait finalement bien peu de choses. Accordez même des bons points aux individus qui osent dire « je ne sais pas » !
Encouragez la collaboration et la diversité d’opinions. Lorsque plusieurs perspectives sont prises en compte, il devient plus difficile pour un individu de surestimer ses compétences. Dans le même esprit, il peut être utile de mettre en place des programmes de mentorat afin que les salariés puissent bénéficier des conseils et de l’encadrement de collègues plus expérimentés (et compétents).
Article édité par Héloïse de Montety et Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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