Recruteur et digital nomade : mission impossible ?
24 août 2021
6min
Journaliste et responsable de la rubrique Decision Makers @ Welcome to the Jungle
Chasser des talents pour des startups depuis un transat au Costa Rica, ça ressemble à une fausse promesse de magazine lifestyle. Et pourtant, Benjamin Jean, recruteur freelance et cofondateur de la communauté Recruiter’s Kitchen, nous prouve que c’est possible. Oui, on peut exercer un métier de contact… à distance ! Interview.
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Benjamin Jean se connecte sur Zoom depuis la Galice, au nord-ouest de l’Espagne. Il affiche un sourire radieux qui en dit long sur son mode de vie. Il a l’air « à sa place ». Ce recruteur nomade a commencé par un cursus de droit des affaires à la fac et en école de commerce. À l’époque, il est surtout attiré par la posture de l’avocat qui exerce seul, proposant solutions et conseils à ses client·e·s. Puis, c’est le premier stage de fin d’études… Pas en droit, mais en ressources humaines ! C’est le déclic. Il enchaîne avec un second stage, puis, fraîchement diplômé, il fait un passage par Matière Grise avant de rejoindre Edgar People, un cabinet tourné vers les métiers du digital, qui le pousse à explorer l’écosystème startup. Il y reste trois ans, mène des missions de sourceur, de consultant, de commercial, développe un solide portefeuille clients et gravit les échelons jusqu’aux fonctions de manager. Mais il commence à tourner en rond, alors il décide de sauter le pas : place au freelancing… et au voyage !
Vous avez décidé de quitter Edgar People et de devenir indépendant en 2018. Qu’est-ce qui a motivé ce changement de carrière ?
L’indépendance et la liberté que je percevais dans le métier d’avocat n’ont jamais cessé de m’attirer. Je me plaisais beaucoup chez Edgar People, mais j’ai fini par me retrouver dans ma zone de confort et j’ai perdu en motivation. Je me suis dit : « Pourquoi je ne prends pas mon laptop pour bosser depuis le Costa Rica ? Parce qu’en fait, je vais faire la même chose, sauf que je peux être payé en voyageant. » L’aspect financier a aussi été déterminant. Ma boss prenait 80% de ma facturation… Alors je me suis lancé dans le freelancing. J’avais déjà constitué un carnet d’adresses de clients, des startups et des scaleups. J’ai trouvé une niche : recruteur de recruteurs. Sans cette expertise et ce réseau que j’ai mis du temps à construire, j’aurais sans doute eu bien plus de mal à concrétiser mon projet.
Si vous deviez reconstituer la carte de vos voyages…
Avant de poser mes valises en Galice, j’ai pas mal bougé. Un mois à Gran Canaria à bosser sur un toit terrasse avec un copain, une semaine dans diverses capitales, dont Madrid et Amsterdam, trois semaines à New York dans un espace de coliving trouvé via Outsite.co, six au Costa Rica… Dans ce pays, je partageais un hôtel avec une vingtaine de personnes, toutes membres de Wifi Tribe, une communauté de digital nomades sur Slack qui avait lancé l’organisation de voyages collectifs : une destination différente chaque mois avec l’assurance d’avoir accès à une connexion Wi-Fi performante. Au Costa Rica, il y avait des freelances, comme moi, et des salariés en remote. La plupart étaient américains et profitaient du soleil avec un salaire de la Silicon Valley – aux US, le télétravail est entré dans les mœurs bien avant le Covid. On avait des activités le week-end, on se retrouvait dans de superbes villas… J’ai fait des rencontres fascinantes. À l’issue de ce chapitre, on nous a réunis sur une plage, en cercle, les yeux bandés. L’idée était de dire dans l’oreille de son voisin comment on l’avait perçu pendant le séjour. Moi, je ne puise pas mon énergie dans le groupe, je suis plutôt un introverti. Mais ce moment-là était très émouvant, il m’a marqué. Aujourd’hui, mon digital nomadisme a évolué, notamment à cause de la pandémie. J’ai un domicile fixe en Galice, mais je pars au moins trois semaines tous les quinze jours en Europe.
N’importe quel digital nomade peut rejoindre la communauté Wifi Tribe ?
Il y a un process de recrutement, basé sur le partage de certaines valeurs : le non jugement, l’ouverture aux autres, zéro racisme et discrimination – même sous forme de blagues –, savoir se tenir dans la communauté et en dehors… Et puis l’entraide. D’ailleurs, on échange naturellement conseils et techniques sur nos business respectifs. On peut se poser des questions du type : « Comment j’approche ce client ? ». On doit aussi détecter l’exclusion éventuelle d’une personne du groupe et la réintégrer le cas échéant. Je me souviens de cette Française qui parlait mal l’anglais et était en retrait ; on a fait en sorte de la mettre à l’aise et de l’inclure. L’esprit communautaire est très fort.
À quoi ressemble le quotidien d’un recruteur nomade… dont la clientèle est française ?
En Europe, ça ne change strictement rien. Dans un pays plus lointain, on s’adapte. En Asie, c’est compliqué car il faut bosser de nuit pour passer ses appels téléphoniques et vidéos en France. Voilà pourquoi j’ai décidé d’aller en Amérique Latine et Centrale. Les outils comme Calendly et Mixmax, que tu plugges sur ton agenda, tiennent compte de ton décalage horaire et de celui des candidats, c’est pratique et ça évite les couacs. Au Costa Rica, j’avais ma petite routine. Réveil à 5h30, grand soleil. La plage était à 2 minutes à pied ; j’allais faire du workout, avant de prendre mon café et de rejoindre mon espace de coworking vers 7h du matin. De 7h à 13h, il était possible de communiquer avec la France. J’en profitais pour réaliser tous les entretiens et débriefs clients. Ensuite, déjeuner, sieste, et reprise vers 14h. Jusqu’à 16h, c’était mon focus LinkedIn : recherches de profils sur le réseau social et prises de contact. Et la journée se terminait par une partie de beach volley.
Toutes vos prises de contact se font donc en distanciel : n’y a-t-il pas une perte d’informations avec ce format ?
En cabinet, on rencontrait tous les candidats en physique. Ça m’a toujours embêté. Je me mettais à leur place, ils devaient venir, parfois de loin, dans un lieu qu’ils ne connaissaient pas… Quand je suis devenu freelance, j’ai essayé d’organiser des entretiens dans des cafés, mais je galérais. C’était bruyant, mon laptop ne tenait pas sur la table ! Ensuite j’ai acheté un cahier. Comme je ne suis pas hyper organisé, certaines infos m’échappaient. Alors je suis passé au tout distanciel. Avec les confinements et la démocratisation du télétravail, la nouveauté c’est que j’ai pu faire passer des entretiens vidéos en pleine journée. Les candidats sont chez eux, dans un cadre rassurant, plus flexibles, moins stressés. L’entretien physique n’a pas de valeur ajoutée selon moi, à part pour des profils exécutifs qui touchent 150, 200, 300k à l’année. Là, tu les rencontres carrément dans un hôtel particulier.
Désormais, pourriez-vous retravailler dans un cabinet de recrutement ?
Je ne vois pas ce que cela m’apporterait. Je tiens trop à ma liberté et ma flexibilité. Je peux partir en week-end quand je le souhaite, je n’ai de comptes à rendre à personne. Certains freelances se sentent seuls, pas moi. Je fais bien mon job et la dimension sociale, je la trouve ailleurs : au club de sport, dans la reconnexion avec mes voisins… À terme, l’évolution possible, ce serait de m’associer avec un pote pour monter mon propre cabinet de recrutement. On verra. De façon générale, je pense que le full remote, c’est l’avenir, même si ça représente un gros shift culturel. J’ai l’intuition qu’il va y avoir de plus en plus de freelances. Quant aux entreprises, si elles s’ouvrent au 100% télétravail, elles se donnent la chance de recruter dans toute la France voire ailleurs. Sachant que le marché parisien est saturé, c’est une vraie force pour attirer des talents.
Quels conseils donneriez-vous à un·e recruteur·se qui voudrait suivre votre exemple, et plus largement, aux personnes intéressées par le digital nomadisme qui n’osent pas se jeter à l’eau ?
Quand je raconte ma vie, ça peut faire un peu « paillettes ». En réalité, mon statut demande beaucoup de résilience. Tu peux ne pas te lever le matin, personne ne viendra te chercher. Il faut en avoir conscience. Quant aux recruteurs, il y en a deux types, ceux qui travaillent en cabinet et ceux qui travaillent à l’interne, en entreprise. Je pense que c’est plus facile pour les premiers de passer au freelancing, car ils connaissent la dimension commerciale, savent ce qu’est la prospection et la relation client, n’ont pas de mal à se vendre. En tout cas, je conseille de se lancer quand on a un réseau suffisamment fort et de bien soigner son personal branding, en peaufinant son profil LinkedIn et en se créant un compte sur Malt, par exemple. Il est important d’être très clair, de décrire sa spécialité et ses atouts. Les clients, c’est comme les candidats, il faut les séduire.
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Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola - Photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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