Fortnite, Minecraft, Second Life : bientôt tous en réunion dans des jeux vidéo ?
01 juil. 2020
9min
Journaliste - Welcome to the Jungle
« Zoom, c’est nul. On a décidé de faire nos réunions éditoriales sur Red Dead Redemption (un jeu vidéo d’aventure multijoueurs où les personnages évoluent dans un univers western, ndlr) à la place. C’est sympa de pouvoir s’asseoir près du feu de camp pour discuter de nos projets en écoutant les cris des loups dans la nuit » Viviane Schwarz, artiste et auteure, ne se doutait pas qu’en publiant ce tweet le 16 mai 2020, elle ferait un véritable buzz : son post a rapidement récolté des centaines de commentaires et plus de cent mille likes. Alors que nous étions encore confinés au moment de la publication, l’idée de se retrouver, entre collègues, sur un jeu vidéo a interpellé de nombreux internautes : « C’est la meilleure chose que j’ai pu lire sur Twitter », « Lundi, j’achète Red Dead Redemption à toute mon équipe », peut-on lire dans les commentaires.
Si ce tweet semble amuser la galerie plus que révolutionner le monde du travail, il pose tout de même une “vraie” question : alors que le télétravail tend à se démocratiser, pourrait-on, à l’avenir, se retrouver et communiquer avec nos collègues dans des entreprises virtuelles ? Second Life, Minecraft, Fortnite, Animal Crossing, Red Dead Redemption, WoW… Est-ce vraiment absurde de penser qu’un jour, ces jeux vidéos pourraient devenir nos salles de réunion ? Pour le savoir, on a mené l’enquête, et même tenté l’expérience…
La genèse : le succès de Second Life
Ça n’a pas pu vous échapper : pendant le confinement, des événements se sont tenus dans des jeux vidéos… Travis Scott a donné un concert psychédélique sur Fortnite (un jeu de tir en ligne dont le but est de faire partie des derniers survivants d’un lot de cent joueurs, ndlr), des marques comme Valentino, Marc Jacobs ou encore Gemo ont organisé leurs défilés dans l’univers enfantin et naïf d’Animal Crossing (un jeu de simulation de vie ou le joueur emménage sur une île habitée par des animaux, ndlr). Et la sphère professionnelle n’a pas été épargnée par la tendance. À l’instar de Viviane Schwarz, une entreprise japonaise a également tenté une réunion sur Animal Crossing. Novateur ? Pas tant que ça ! La volonté de délocaliser la vie pro dans les jeux vidéo ne date pas d’aujourd’hui…
Dans les années 2 000, Second Life (ou SL pour les intimes) était considéré comme un bijou technologique. Le concept de ce jeu est simple : un monde infini en 3D dans lequel chacun peut construire, interagir avec d’autres joueurs, et même acheter des biens (meubles, vêtements, café, etc.) Oui, oui, en vrai, avec du “vrai argent” ! Bref, le nec plus ultra des métavers (des mondes virtuels où les utilisateurs peuvent interagir sous forme d’avatars, ndlr.)
Second Life a rapidement bénéficié d’un fort engouement médiatique et à en croire les articles parus à l’époque : ce jeu allait révolutionner nos vies, professionnelles comme personnelles. Il n’a donc pas fallu attendre longtemps avant que des entreprises décident de surfer sur la vague et d’investir le jeu, pour faire preuve d’avant-gardisme. En 2010, IBM y a même créé son propre espace virtuel. À cette époque, 6 000 salariés de la multinationale possédaient déjà leur avatar sur le métavers. Le but pour IBM ? Pouvoir sécuriser certaines données de l’entreprise, favoriser le partage de connaissances entre employés, faciliter la formation ou encore organiser des événements d’envergure internationale à moindre à coût…
Mais le jeu “prodige” n’a finalement pas connu le succès qu’on lui avait prédit, et, peu à peu, les médias s’en sont désintéressés. Le vent est retombé et les entreprises l’ont déserté. 17 ans après sa création, on peut encore y croiser une poignée de fidèles, souvent - on ne va pas se mentir - à la recherche de partenaires de galipettes en ligne (l’industrie du sexe est très présente sur Second Life, ndlr.) Rien de très corporate, donc.
Contre toute attente, alors que le monde virtuel avait continué à tourner silencieusement pendant une dizaine d’années, sa fréquentation aurait augmenté de 28% dès les premières semaines du confinement. Les joueurs y ont-ils télétravaillé ? Sûrement. « Il existe déjà de très bons outils comme Zoom, Skype ou Google Hangouts, avouait Ebbe Altberg, PDG de Linden Lab (l’éditeur du jeu) au média Skift lors d’une récente interview. Mais nous fournissons aux utilisateurs un degré d’immersion supplémentaire, ainsi que la possibilité de créer des environnements qui rendent les réunions bien plus intéressantes que de regarder des visages à travers une webcam. » Alors, est-ce le signe que le monde du travail s’intéresse de nouveau au jeu vidéo ? Et est-il fin prêt à exploiter entièrement ses possibilités ?
IBM sur Second Life
Les promesses d’un monde virtuel
Au premier abord, l’idée de retrouver nos collègues dans jeu vidéo peut paraître loufoque. Et pourtant, quelques signaux faibles nous laissent penser que cela pourrait arriver plus vite qu’on ne le croit…
L’inclusivité, au cœur des débats
Alors que la lutte pour les discriminations en entreprise s’intensifie un peu plus chaque année (via des testings, des quotas imposés, etc.), le métavers pourrait permettre plus d’inclusivité. Dans les jeux vidéos - contrairement au monde du travail -, tous les avatars naissent égaux. On commence généralement avec un starter pack, puis on progresse, on apprend, et on évolue au mérite. Pas d’inégalité, pas de privilège, pas de jugement. Alors, qu’on retrouve nos collègues partiellement dans un jeu ou que notre relation professionnelle soit exclusivement virtuelle, celui-ci pourrait être un moyen pour certains de se sentir plus en confiance et de s’affranchir du regard des autres. C’est ce que confiait Hugues Ouvrard, directeur de XBox France au Monde en 2017 : « En ligne, on oublie souvent qui est la personne en face, quel est son âge, son sexe… et ses capacités. », expliquait-t-il après avoir fait la rencontre d’Hichem, un jeune homme souffrant d’un handicap aux mains.
L’écologie, plus importante que jamais
À l’heure où 61% des salariés attendent un engagement écologique de la part des entreprises, la question se pose plus que jamais : ne serait-il pas pertinent de délocaliser les réunions dans des tiers lieux virtuels moins polluants tels que les jeux vidéos ? Les déplacements professionnels par avion ont un coût financier, mais aussi écologique. Quand un trajet pour cinq personnes d’un bout à l’autre des USA en avion générerait environ 3 000 kg de CO2, une heure de réunion sur une console de type Xbox 360 (la plus polluante) en produirait environ 270 grammes. Bien sûr, des applications de visioconférence comme Zoom ou Hangouts seraient encore moins polluantes… Mais peut-être aussi moins immersives ?
Le télétravail tend à se démocratiser
Au sortir du confinement, 84% des salariés souhaitent continuer à profiter du télétravail. Si réellement, l’écart géographique se creuse entre les salariés et leur entreprise, alors le métavers pourrait être bien utile pour aider les télétravailleurs à maintenir le lien, au-delà des classiques “réunions en visio”, notamment dans les moments informels et les pauses. Certaines entreprises ont d’ailleurs déjà sauté le pas pendant le confinement, reproduisant leurs bureaux de manière virtuelle en créant des salons pour chaque membre de l’entreprise et chaque équipe via Discord (un logiciel de chat vocal initialement conçu pour les communautés de gamers, ndlr), par exemple, comme nous vous expliquions dans cet article.
Mais alors quelle serait la valeur ajoutée de cette pratique pour les salariés par rapport aux applications de visioconférence classiques, comme Zoom ou Skype ?
L’expérience
Parce qu’on est jamais mieux servi que par soi-même, nous avons nous-même testé le concept chez Welcome to the Jungle. Nous n’avons pas reproduit virtuellement nos bureaux, ni créé des avatars pour tous les employés, mais nous avons élu domicile, ou plutôt réunion, dans un jeu vidéo. Le but : déterminer si ce mode de travail aux airs futuristes a une vraie valeur ajoutée par rapport aux outils de visio classiques. S’il peut par exemple nous rendre plus créatifs, plus productifs ou plus soudés en entreprise. Après avoir fait la comparaison d’une dizaine de jeux en ligne, nous avons embarqué dans le monde cubiste à la végétation luxuriante qu’est Minecraft. Pourquoi ce jeu ? Déjà parce qu’il est facile de s’y protéger, (se faire tuer par un zombie en plein milieu de la présentation du boss, c’est pas terrible…) mais aussi car l’univers de Minecraft nous a paru suffisamment propice à la créativité : le but est d’y créer une civilisation de toute pièce, en pleine nature.
Première mission : la préparation
Organiser cette réunion fut un véritable parcours du combattant. La logistique nous a demandé beaucoup de temps : les volontaires n’avaient soit pas assez de temps à consacrer à l’expérience, soit pas assez d’espace sur leur ordinateur pour accueillir le jeu… ou les deux. Résultat des courses : alors que l’on avait prévu de se réunir à 5 ou 6 minimum, nous nous sommes finalement retrouvés à trois. Ça commençait bien ! Mais tant pis : nous avons programmé une heure de jeu afin de “brainstormer”… Puis, pour cadrer la réunion, nous avons préparé une liste de questions auxquelles nous souhaitions répondre. Et c’était parti !
Deuxième mission : construire un abris
Dans Minecraft, la journée permet aux joueurs de se promener librement dans le monde, mais la nuit, des monstres apparaissent pour attaquer Pas d’autre choix donc que de commencer par bâtir un abris. Ni une ni deux, nous avons entamé la construction de notre salle de réunion. Le jeu a rapidement pris un air de team building : nous communiquions sur ce que nous faisions (« bon je vais looter pour choper du bois de mon côté »), en s’échangeant des outils (« quelqu’un a une hache ? ») et des tips de gameplay (« pourquoi lorsque je veux poser un bloc de bois ça jette une fleur ? ») En moins de dix minutes, notre bureau était construit.
Notre équipe sur Minecraft
Troisième mission : “brainstormer”
Une fois la nuit tombée, nous sommes rentrés nous mettre à l’abris des monstres. Et c’est là que la réunion a pu vraiment démarrer. Alors que nous abordions les premiers sujets du brainstorming autour du feu depuis une minute à peine, les joueurs, distraits et happés par le jeu, sont retournés vaquer à leurs occupations et l’animatrice de la réunion (autrement dit, moi-même) s’est retrouvée seule devant le feu. « Forever alone »… J’ai donc fini par les suivre pour explorer le monde. En tout, nous avons brainstormé : sur une barque, en observant des tortues sous l’eau, en nous battant contre des monstres… Il faut bien l’admettre, c’est quand même plus captivant qu’une fenêtre Zoom. Au bout d’une heure de jeu, la réunion s’est terminée par l’assassinat de mes deux collègues par une araignée géante. Une sortie bien plus originale qu’un “salut” gêné à la caméra.
Notre équipe sur Minecraft
Un bilan mitigé : entre inspiration et déconcentration
Des rapports professionnels bouleversés
La différence la plus flagrante avec la réunion en visioconférence réside dans le rapport qu’on y entretient avec nos collègues. Car lorsqu’on retrouve des connaissances dans des jeux vidéos, il s’agit habituellement de nos amis. Ainsi, plongés dans ce monde parallèle, nos relations professionnelles se sont estompées pour laisser place aux codes des relations amicales. Aucun de nos managers n’étaient présents lors de la réunion, mais si tel avait été le cas, les rapports hiérarchiques auraient certainement été gommés par l’atmosphère chaleureuse et informelle du jeu.
Plus de facilité à prendre la parole, mais moins de concentration
Alors que nous étions occupés à construire des objets et à nous promener, nous avons senti qu’il était plus simple de prendre la parole, d’expliquer nos idées et d’entretenir une réelle discussion. Peut-être parce que le jeu est moins intimidant qu’une réunion Zoom ? Ou bien, peut-être parce que nous n’avions pas l’impression de travailler ? Quoiqu’il en soit, le jeu vidéo semblait ôter une certaine pression de nos épaules. En revanche, si nous nous sentions meilleurs orateurs, nous étions beaucoup moins attentifs à ce que disaient les autres : nous obligions plus régulièrement nos collègues à répéter que lors d’une réunion classique.
Plus de créativité, mais des réflexions qui restent en surface
Il est difficile de dire si ce format de réunion nous a rendus plus créatifs, mais il est certain que le fait d’occuper ses dix doigts à looter (action pour récupérer des objets dans des jeux vidéos, ndlr), marcher, courir, nager et construire permettait à notre esprit de divaguer. Un peu comme quand on conduit une voiture et que, dans cet état de concentration intense, on se perd dans nos pensées… En revanche, comme notre activité principale était de jouer, nous nous sentions beaucoup moins obligés de combler les blancs et nous nous donnions moins la peine d’approfondir certaines réflexions. Nous nous sommes entendus sur chaque problématique mais avions le sentiment de ne pas les avoir creusées assez.
« L’effet babyfoot »
La vraie question à se poser est donc : tout ça en vaut-il vraiment la peine ? Pas sûr. Retrouver ses collègues dans un jeu vidéo peut être amusant pour brainstormer, pour se livrer à un exercice de team building ou bien même pour suivre une formation… Mais probablement pas pour des meetings d’organisation ou de coordination où l’on doit se plonger dans des documents et où l’on doit être particulièrement concentré. Évidemment, Minecraft n’a pas été pensé (pour le moment ?) pour organiser des réunions et l’expérience aurait certainement été différente sur un métavers plus adapté tel que Second Life… Mais tout de même, ce meeting n’a pas été aussi concluant que nous l’avions imaginé, surtout au vu des témoignages qui circulent à ce sujet.
Finalement, à l’issue de cette expérimentation, on peut légitimement se demander si la réelle motivation des entreprises à utiliser les jeux vidéo comme moyen de communication n’est pas d’améliorer leur image plutôt que leur productivité. Et si le fait de construire une entreprise virtuelle dans un jeu vidéo était seulement “bien vu” et pas réellement “utile” ? Si cette tendance se démocratise, elle pourrait d’ailleurs très bien devenir un levier de recrutement pour les entreprises, un argument pour renforcer leur marque employeur. Et si dire à ses futurs employés : « on a un hub dans un jeu vidéo » était le futur « on a un babyfoot » ? À l’heure où le marché de l’emploi traverse une forte pénurie de talents tech’, décliner l’entreprise dans un jeu vidéo ne serait-il pas un moyen caché d’attirer plus de développeurs et autres fans d’innovation ? L’avenir nous le dira…
Une chose est sûre : si la perspective d’entretenir une vie professionnelle dans un monde virtuel peut nous paraître complètement futuriste, voire carrément impensable, de nombreuses entreprises spécialisées dans le gaming se penchent déjà sur la question. En Décembre 2019, un internaute avait demandé via Twitter à Tim Sweeney, le PDG de Epic Game, s’il considérait que Fortnite était un jeu vidéo. Il lui avait alors répondu par cette formule énigmatique : « Fortnite est un jeu, mais reposez cette question dans 12 mois… » Si demain, un métavers suffisamment engageant, immersif, fédérateur et accessible voit le jour, il y a fort à parier que le monde de l’entreprise s’y intéresse de très près…
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