Chimiste de jour, drag queen la nuit : la double vie de Clément
30 avr. 2020
Que mettons-nous de nous-même dans notre travail ? Quel sens y donnons-nous ? S’il peut-être libérateur, il arrive aussi que nous ayons du mal à y retrouver toutes les facettes de notre personnalité. Nos missions ne mettent pas nécessairement en lumière ce petit quelque chose en plus qui fait pourtant de nous ce que nous sommes… Alors, posons-nous la question : dans quelle mesure notre travail nous définit-il ? Clément, qui a choisi de mener une double-vie pour être plus en phase avec lui-même, nous livre ses réponses. À côté de son travail en gestion des risques chimiques le jour, il exerce un tout autre métier la nuit et sous l’alias de Veronika Von Lear….
Enfant, quels étaient tes rêves ?
De base, je voulais travailler soit dans la cuisine, soit… dans les pierres précieuses ! Ça brille, c’est beau, c’est magnifique, c’est quelque chose d’unique. Il n’y en a pas une seule qui se ressemble. Elles ont toutes des propriétés métaphoriques et chamaniques. Une pierre taillée, c’est juste sublime. Et vers 6 ou 7 ans déjà, j’étais passionné de cuisine. Donc je me suis toujours plus ou moins dit que je travaillerai dans l’un ou l’autre de ces domaines. Mais finalement je n’ai fait aucun des deux (rires). J’ai pris un autre tournant.
Donc pas de tablier pour toi, mais alors à quoi ressemble ton bleu de travail ?
Je suis en général très sobre, dans des couleurs assez foncées, en général noir. Là, j’ai fait une folie, je suis habillé en gris, mais en général, c’est un peu un pantalon noir de costume “effet bas de costume” et un tee-shirt noir. Avec ça, des petites chaussures qui font très “papa de bureau”, noires également. J’ai mes petites lunettes noires, mes cheveux courts… Je ne porte aucune pierre précieuse tu vois !
Un vrai working-man ! D’ailleurs, en quoi consiste ton travail ?
Je gère le risque chimique de produits médicaux. Mon entreprise crée des machines d’analyses médicales avec des kits de produits chimiques, donc je fais tout ce qui est évaluation des produits, communication des risques, création des fiches de sécurité des produits chimiques… Par exemple, si un produit qu’on utilise est cancérigène, je vais me demander : quels sont les risques qui y sont associés ? Que faut-il faire en cas de déversement ou de problème de manière générale ? En gros c’est de l’administratif, mais lié à la chimie.
Bon, ça, c’est ton travail un peu « officiel », c’est ta description Linkedin on va dire. Mais en fait, derrière le bas de costard et le tee-shirt gris, il y a autre chose. Tu as en réalité un deuxième métier, une deuxième vie…
Oui, je suis chimiste le jour et drag queen la nuit. Donc quand je ne suis pas en drag, je suis très sobre. Et quand je suis en drag, je suis plutôt… extravagant (rires). J’ai beaucoup de bijoux, une perruque… Donc j’essaye à chaque fois d’être le plus sobre possible dans la journée, pour équilibrer.
Quand je ne suis pas en drag, je suis très sobre. Et quand je suis en drag, je suis plutôt… extravagant
Ça veut dire quoi “drag”, tu peux nous expliquer ?
Une drag queen, c’est un homme qui se change en femme. Je me transforme la nuit, en gros.
Ça se traduit comment, professionnellement parlant ?
Ce n’est pas un métier à temps plein. C’est plus une passion assez développée, on va dire. Et récurrente. Mais on a ce qu’on appelle des “bookings”, comme tout artiste peut en avoir, principalement dans les clubs, les cabarets, ou pour la télé, les journaux, des soirées spécifiques, des événements privés… C’est assez varié. Mes collègues drag et moi sommes plus sur le côté magique de la performance. J’ai d’ailleurs déjà travaillé sur le thème du boulot, pour une soirée intitulée « perdue dans l’open space », c’était assez drôle. On était des secrétaires très sérieuses mais très, très folles (rires) ! Littéralement, je portais une jupe crayon, un petit chemisier violet avec un chignon. Bref, tout ça pour dire que c’est souvent en pré-soirée, entre 20 heures et minuit, ou bien, et c’est plus courant, c’est du 23h30-6h. Ça dépend des semaines, ça dépend des mois.
Donc, sur des horaires de nuit ?
Oui, sur des horaires de nuit. Ce n’est d’ailleurs pas facile d’enchaîner horaires de jour et horaires de nuit. Ça donne parfois des journées un peu intenses. Je n’ai pas souvent le temps de dormir en rentrant du boulot. Il faut que je prévois le temps de la préparation, de la “mise en drag.” Dans ces cas-là, je me lève, comme tous les jours de la semaine, à 6h30 pour me préparer pour me rendre à mon boulot de chimiste. Je commence vers 8h15 à peu près, et j’ai une heure de trajet pour m’y rendre. En général je finis vers 17 heures. Je rentre chez moi à 18 heures et je commence la préparation de la transformation en drag puisque j’ai trois heures de préparation : je me rase à blanc, parce qu’évidemment, je suis un personnage féminin, donc je n’ai pas de barbe. Le make-up dure entre une et deux heures parce que le but, c’est de pouvoir transformer son visage. Je vais aussi me maquiller les yeux avec toutes les couches de couleur nécessaires, redessiner mes sourcils… Ensuite, il y a l’étape des faux-cils et enfin la bouche ! Bon, il y a aussi les étapes de poudre, de blush… et j’en passe.
Ce n’est d’ailleurs pas facile d’enchaîner horaires de jour et horaires de nuit. Ça donne parfois des journées un peu intenses.
Quand tu décris ton process de maquillage, on a l’impression que tu décris un peu une formule magique ou une formule chimique…
Oui, il y a des liens même si là ça s’apparente davantage à du BTP (rires). Parce qu’on s’enduit quand même beaucoup de couches sur le visage pour casser les traits masculins. Mais effectivement, ça reste des produits chimiques, quasiment “magiques”…
Est-ce que tu as l’impression, en quelque sorte, d’avoir une double vie ? En tout cas, une double vie professionnelle ?
Oui, littéralement. Je ne suis pas un super héros mais, dans un sens, c’est un peu comme si j’enfilais un costume et que je me métamorphosais une fois la nuit tombée. On ne peut pas séparer les deux complètement. Je suis chimiste cinq jours par semaine et drag queen trois fois par semaine, c’est ça, ma vie. Mais, j’ai plus des “relents de drag” dans mon boulot de tous les jours que l’inverse. Quand je suis en drag, c’est autre chose, c’est moins sérieux. Je suis plus dans l’amusement, dans le fun, et puis, je joue un personnage. Veronika Von Lear ne pense pas à la chimie… Alors que Clément, lui, pense aux drags… (rires)
Veronika Von Lear [son personnage de drag queen] ne pense pas à la chimie… Alors que Clément, lui, pense aux drags…
Quelles sont, selon toi, les “qualités” requises pour mener cette double-vie ?
Ça demande énormément d’énergie et d’investissement. Ça demande aussi beaucoup de sérieux, parce qu’il faut réussir à gérer les deux. Il faut aussi être impliqué parce qu’il y a toute la préparation en amont des shows qui prend beaucoup de temps. Par exemple, il arrive que sur 1h45 de show, je fasse quatre numéros. C’est quatre numéros à préparer, à travailler, à réfléchir, à monter, etc. Du coup, je ne dors pas beaucoup, 6h par nuit à peu près. Après, je n’ai jamais beaucoup dormi… Mais c’est vrai qu’avec le temps, mon sommeil est moins réparateur… (rires) Quoi qu’il en soit, je m’identifie davantage à un passionné plutôt qu’à un “travailleur” du drag. En plus, on ne peut pas en vivre à Paris, ce n’est pas rentable… Aux États-Unis, c’est possible mais en France, non.
Mais ton métier de chimiste te plaît quand même, j’imagine ?
Oui ! J’aime le fait d’être en contact avec les gens. Nos patients ont besoin de ces analyses et de ces réactifs pour soigner. Du coup je protège aussi bien les patients eux-mêmes que ceux qui vont avoir recours à ces produits pour les soigner. Se dire que son métier sert à sauver des vies, c’est extraordinaire.
Et, d’une certaine manière, tu sauves aussi des vies en étant drag, non ?
Je ne sais pas si on peut dire que je sauve des vies, mais j’aide, en tout cas j’essaie, d’aider les gens à se libérer, à accepter qui ils sont. Pour ma part, ça m’a beaucoup aidé à assumer mon corps, qui j’étais, ma part LGBT+… à assumer ma vie, en fait ! Donc si ça peut en inspirer d’autres…
Est-ce que cette quête de liberté nocturne t’aide aussi dans ton travail le jour ?
Oui, comme le drag m’aide à accepter beaucoup de choses et à me libérer de certaines angoisses, mon travail de tous les jours est beaucoup plus serein. Le drag m’a beaucoup aidé à me “zénifier” finalement. Si la photocopieuse ne marche pas, tant pis, ce n’est pas mon problème, je réessaierai le lendemain. Je ne suis plus frustré et je ne me dis plus sans arrêt que « je ne sais pas faire ça » ou que « je ne sais pas faire ci ». Et dans ma relation aux autres aussi, j’ai maintenant une communication plus facile, plus aisée. Je suis moins timide, plus confiant et plus avenant. C’est ce que le hosting (ce que je préfère dans le drag) notamment, m’a apporté.
Le drag m’aide à accepter beaucoup de choses et à me libérer de certaines angoisses, mon travail de tous les jours est beaucoup plus serein.
Mais, c’est surtout le rapport à mon corps qui a changé. Il faut le dire, voilà, je suis un peu en surpoids, et ce n’est pas forcément placé au bon endroit… (rires) Et puis, j’ai 30 ans, mais j’en parais plus 23-24, ce qui, parfois, peut être casse pieds au niveau des relations pros, puisqu’on ne me prend pas forcément au sérieux. Si je vois quatre collègues qui arrivent, tous grands, bien faits, très chics, j’ai le moral dans les chaussettes pendant un temps, mais ça passe grâce, justement, à ce que j’exprime en drag. Tout ce qui m’a un peu frustré la journée, je l’efface le soir.
Et inversement ?
Aussi. Le côté organisationnel de mon travail de chimiste et le sérieux qu’il implique, m’ont rendu très rigoureux. J’ai vraiment besoin de faire les choses sérieusement. Maintenant, quand je suis en drag, je planifie tout, je vérifie tout à l’avance. Tout. Donc mon travail de chimiste m’aide aussi à être meilleur dans le drag, oui.
Et justement, tes collègues dans ton travail de chimiste sont au courant de ton deuxième boulot ?
Peu. Il y a certaines entreprises, des parties de la société, où on ne peut pas parler de la culture LGBT+ et ce qui l’entoure. On est dans une société qui reste patriarcale et hétéronormée, qui n’accepte pas toutes les différences. Donc, même si c’est une partie de moi, je sais que ça ne va pas forcément être accepté, donc je m’abstiens. Il y a des choses de ma vie privée que mes collègues ne sauront jamais. Mais c’est mieux comme ça, parce que ça pourrait me nuire plus qu’autre chose, je pense. On reste dans une société hostile aux activités comme le drag. Ça n’aide pas. Mais bon, c’est ça aussi le drag, c’est lutter, en quelque sorte. Il faut juste pouvoir le faire à une échelle qui ne nous met pas en danger.
Il y a des choses de ma vie privée que mes collègues ne sauront jamais. Mais c’est mieux comme ça, parce que ça pourrait me nuire plus qu’autre chose, je pense.
Qu’est ce que tu crains si jamais tu parles ouvertement de ta deuxième passion, de ton deuxième métier ?
Mine de rien, en parler c’est m’exposer à de graves retombées professionnelles : être mis au placard, me faire licencier… On peut toujours trouver des astuces pour virer des gens. Je ne dis pas que ma boîte irait jusque-là, mais je ne prendrai pas le risque, parce que j’aime trop ce que je fais. D’ailleurs, quand parfois au boulot, je remarque le reste d’un vernis à ongles au bout de mes doigts, je le gratouille de peur qu’il me trahisse (rires).
Donc, il peut être parfois compliqué de “cacher” à tes collègues chimistes ton activité de drag…
Oui ! J’ai souvent aussi des petits restes de make-up sur le visage, alors je passe souvent aux toilettes pour vérifier. Parce qu’évidemment, quand je suis en show le dimanche, c’est clair que le lundi matin, il me reste quelques paillettes ou des traits d’eye-liner. Sauf que pour l’enlever, c’est un vrai combat ! Une fois, une de mes collègues m’a regardé, je lui ai dit « oui, je sais, j’ai des restes sur le visage », et du coup, on a commencé à en discuter. Je lui ai montré des photos de moi, elle était émerveillée. Je trouve génial que quelqu’un de totalement extérieur au domaine apprécie, pose des questions et s’intéresse. C’est vraiment hyper touchant.
## Est-ce que dans le monde des drag queens, il y a beaucoup de tes collègues qui ont aussi une double vie professionnelle ?
Oui, beaucoup. C’est très drôle parce qu’il y a des ingénieurs en colorimétrie, en informatique, des écrivains… Il y a des artistes, évidemment. Mais c’est assez varié finalement.
Et vous parlez un peu de “l’autre boulot” entre vous ?
On se raconte des histoires de bureau, oui, ça nous arrive. Parfois, on se raconte même des blagues, des petites anecdotes. J’ai un collègue par exemple qui est ingénieur et qui, parfois, se retrouve à aller chez les clients avec les cheveux rose, les cheveux bleu. Du coup, il nous raconte souvent ses péripéties, la manière dont les clients le regardent… Mais en général, quand on est ensemble, on ne parle pas trop de notre boulot, on est plus sur le drag. On essaye, justement, de se libérer et de penser à autre chose, de s’amuser, de se détendre.
Quand on est ensemble, on ne parle pas trop de notre boulot, on est plus sur le drag. On essaye, justement, de se libérer et de penser à autre chose, de s’amuser, de se détendre.
Tu as déjà pensé à revoir tes plans professionnels ?
C’est une vie qui me va et me convient. Mais je me pose parfois des questions. D’un côté, je pense à potentiellement changer de travail pour avoir un métier avec un peu moins de responsabilités pour me consacrer plus au drag. Mais de l’autre, je n’en ai pas vraiment envie parce que je vois aussi les choses à long terme. Est ce que je vais faire du drag toute ma vie ? C’est pas sûr. Est-ce que ma carrière professionnelle est importante ? Ça, oui, c’est sûr. Mais il n’y a pas de mal à être folle un petit peu de temps en temps. Même tous les jours, même tout le temps. Si le monde du drag vous intéresse et si vous avez envie d’essayer, même si vous avez un travail très sérieux, je n’ai qu’une chose à dire : lancez vous, amusez vous et venez aux soirées. Découvrez ce milieu et découvrez cette double vie que beaucoup de gens ont choisie !
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