Les entreprises aux mille avantages : aubaine ou prison dorée ?
17 oct. 2019
7min
Journaliste
On pourrait les qualifier de “all inclusive”, “tout-en-un” : au royaume des entreprises innovantes, le bien-être est devenu inhérent à une culture d’entreprise de qualité. Offrant un cadre séduisant, de plus en plus de structures redoublent d’efforts pour chouchouter leurs employés. Coachs sportifs, conciergeries, crèches, restaurants gastronomiques, vacances, voitures ou même logements : tout est mis en oeuvre pour choyer au mieux les salariés. De nombreuses entreprises de la Silicon Valley font figure de bonnes élèves, manifestant un souci grandissant pour le bien-être salarial. Mais derrière ce décor idyllique, comment ces pratiques sont-elles perçues par les employés ? Quelle relation cela implique-t-il entre l’entreprise et ses salariés? Les avantages en nature participent-ils vraiment à l’épanouissement ? Aline et Stéphane, deux ex-employés de ces multinationales qui ont le vent en poupe, partagent leur expérience. Enquête sur les dessous dorés de la “générosité” en entreprise.
Bien-être au travail ou être bien au travail, quelle est la nuance ?
D’après une étude Malakoff-Médéric, 90% des dirigeants et des salariés sont d’accord pour affirmer que la santé contribue à la performance de l’entreprise. Alors pour la préserver, rien de tel que de délester l’employé des tracas quotidiens qui atrophient sa productivité. L’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) remarque un intérêt croissant des entreprises concernant le bien-être des salariés. En témoigne l’apparition de labels en tout genre durant les dernières décennies : Top employers, Great place to work, Happy at work. Les entreprises qui valorisent le confort des employés sont plus attrayantes, et les candidats se bousculent pour y poser bagages. Pourtant, prudence ! Les entreprises où il fait “bon d’être employé” ne sont pas forcément celles où il est “bon de travailler”, comme le précise Victor Waknine, gérant de Mozart Consulting et spécialiste du mieux-vivre au travail. Selon lui, la confusion réside dans la terminologie. Quand les conditions d’emploi sont bonnes, cela désigne la qualité du contrat, de l’environnement et les avantages offerts — alors que l’épanouissement au travail appelle à des dimensions intellectuelles et relationnelles.
Un sondage de l’Observatoire Entreprise et Santé Viavoice de 2016 signalait que, pour améliorer le bien-être et la santé au travail, la mise en place de facilités pour concilier vie professionnelle et vie personnelle (à travers des aides, crèches d’entreprise, etc.) était considérée comme prioritaire par 47% des salariés. Mais le phénomène pourrait être à double tranchant — répondant d’une part au désir d’être allégé des contraintes quotidiennes, empiétant de l’autre sur le domaine privé. Les conciergeries, avec l’envoi du courrier ou le repassage du linge, en sont les parfaits exemples. L’équilibre vie privée vie professionnelle est-il vraiment atteint si le travail pénètre la sphère intime ?
Motivation et productivité : la reconnaissance insidieuse
D’après Isabelle Barth, chercheuse en sciences du management, les avantages en entreprise sont mis en oeuvre « pour que les collaborateurs bénéficient des meilleures conditions, c’est un levier largement activé pour développer son attractivité vis-à-vis des talents que l’on veut recruter et bien-sûr retenir. » Ainsi, tout le monde est gagnant : baisse de l’absentéisme, augmentation de la productivité, diminution des burn-out… ni dirigeants ni salariés ne semblent être en reste.
Des avantages qui semblent parfois anodins, mais qui favorisent un plus fort investissement. Arrivée plus matinale au bureau, horaires à rallonge, Aline, Business Developer dans une multinationale, revient sur ces journées qui s’étirent : « C’est insidieux, on ne se rend pas vraiment compte, mais la boîte fait en sorte qu’on arrive à 8h au boulot parce qu’ils offrent le petit-déjeuner, comme ça à 8h30 on est déjà en poste. Idem le midi, tout est offert, alors on déjeune forcément là-bas, et ça va très vite, d’autant que ton repas est déjà prêt. Finalement, ils gagnent énormément de temps sur notre journée. » Quand le sport est réalisé sur place, que les enfants sont pris en charge par une crèche et que les repas sont faits, l’employé peut s’investir pleinement dans ses tâches professionnelles, ne se souciant de rien, tout en ayant l’impression qu’on lui fait une fleur.
Une petite histoire des avantages : grandeur et démesure ?
Quand ce ne sont pas des avantages en nature à profusion, ce sont de véritables “villages-entreprises” qui s’apprêtent à voir le jour. C’est notamment le cas aux États-Unis dans la Silicon Valley avec les projets du Willow Campus de Facebook, ou de la Google City à Toronto. Dans ces lieux aux allures futuristes, les énergies seront renouvelables et les allées jonchées de verdure. Centres commerciaux, logements, écoles, bureaux et jardins en pagaille — l’objectif est simple : tout réunir. Loin d’être une nouvelle tendance, l’idée date en réalité du XIXe siècle. C’est un certain Charles Fourier, sociologue et philosophe français, qui imagine en 1832 un immense organisme communautaire, le Phalanstère. Restant à l’idée de projet, l’endroit est pensé pour faciliter les échanges et les rencontres. Vie privée et vie professionnelle se confondent en permanence. Quelques années plus tard, l’industriel Godin s’inspire du modèle de Fourier et crée la Familistère, un ensemble de bâtiments d’hébergement pour ses ouvriers et leurs familles.
Plus d’un siècle et demi plus tard, dans ces villages-entreprises paisibles à l’architecture utopiste, tout sera fait pour offrir les meilleures conditions de vie aux employés, tout comme l’avaient pensé Fourier et Godin. Jusque-là rien d’alarmant — sauf si l’on y voit le retour d’un certain paternalisme économique qui pointe le bout de son nez, dorlotant son salarié d’un côté tout en le contrôlant de l’autre. C’est d’ailleurs le point de vue du sociologue du travail Michel Lallement, « Le logement est la méthode la plus classique dans les stratégies paternalistes du XIXe siècle » .
Tout miser sur le bien-être
D’après une enquête StepOne, la rémunération et les avantages ont un impact important sur la marque employeur pour 73 % des salariés. Alors, comme un moustique attiré par la lumière hypnotisante d’un néon allumé, le candidat fonce, et qui ne le ferait pas ? Un employé d’une société de recrutement souligne cette attractivité : « Pour que des nouvelles recrues arrivent dans la boîte, on leur met des étoiles dans les yeux. C’est logique, ils vont choisir la boîte avec plein d’avantages plutôt qu’une autre où il y a “juste” une bonne ambiance. On fait des fêtes dans des hôtels 5 étoiles, on mange du caviar au restaurant d’entreprise, on nous paye des vacances et des nouvelles chaussures Veja. Les dépenses personnelles passent gracieusement sur le budget “loisirs” qui rembourse jusqu’à 1000 euros d’achats. Massages, fringues, soins esthétiques… ils remboursent tout sans regarder, se remémore Aline. Aujourd’hui, les grandes boîtes sont obligées d’être comme ça, sinon on leur pique les talents, les gens y vont aussi parce qu’ils savent qu’ils vont avoir tout ça ! »
Stephane, ex-communicant pour une importante structure publicitaire, envisage quant à lui ces avantages avec moins d’excitation, conscient de l’assujettissement induit par ces bonus à priori anodins. « Ça nous rend entièrement dépendant de notre entreprise. Si on quitte l’entreprise, on perd bien plus que son poste : ce sont tous les avantages qu’elle nous offrait qui nous filent entre les doigts ! »
Confort vs épanouissement professionnel
Alors on reste, parce que « ça facilite la vie » précise l’ancien communicant. Et si le job est rébarbatif, tant pis. « Dans l’entreprise dans laquelle j’ai travaillé, ils nous tenaient un peu avec une carotte en disant “t’inquiète pas tu vas évoluer” mais ça ne se fait pas toujours alors qu’ils promettent monts et merveilles. J’ai des collègues qui ne sont jamais montés alors qu’ils étaient bons. Ils sont restés deux ans à attendre une évolution pour rien… C’est difficile et frustrant, mais quand on est privilégiés et bien payés, on ferme plus facilement les yeux », déplore Stéphane.
Alors les employés restent pour la plupart, et s’estiment chanceux d’être aussi bien lotis — refusant de voir ce fil à leur patte. Dans son ouvrage Le silence des cadres : enquête sur un malaise, le sociologue Denis Monneuse explique que nombre de cadres sont frustrés par une situation de travail qui ne correspond pas à leurs attentes. Mais les priorités sont-elles le confort ou l’épanouissement professionnel ? Là encore, les avis varient d’une personne à une autre. Stéphane souligne l’absence de consensus salarial à ce sujet : « Les raisons qui font qu’on reste dans ce type d’entreprises dépendent de là où on met nos priorités. Confort, aspect humain, stimulation intellectuelle… les critères varient d’une personne à une autre. » Denis Monneuse suggère que les entreprises devraient casser l’effet “prison dorée”, qui incite le salarié à privilégier le confort matériel à l’épanouissement et à la santé mentale.
Une forme moderne d’aliénation ?
Dans son livre Les outils contemporains de l’aliénation du travail, le sociologue du travail Jean-Pierre Durant parle d’une forme de retour au concept d’aliénation au travail, pointé du doigt par Marx. Pour lui, cette forme nouvelle d’aliénation n’est pas forcément perçue par les salariés, souvent obnubilés par les avantages gravitant autour de leurs fonctions. « L’une des caractéristiques essentielles de l’aliénation est sa dénégation, c’est-à-dire le refus par la victime de percevoir sa condition telle qu’elle est », affirme le sociologue. Elle ne se rend pas compte que sa présence est conditionnée par les avantages offerts et non pas par le travail lui-même. Beaucoup d’employés ne questionnent pas la possible domination que ces gros “petits plus” exercent pernicieusement sur eux.
Stéphane soutient que ses collègues n’avaient pas tous ce sentiment de mainmise et d’inertie qu’il a pu ressentir durant ces mois passés à un poste rébarbatif, sans challenge intellectuel : « Il y a des gens qui adoraient leur boîte, qui me disaient “waouh, j’aurais jamais pu avoir tout ça ailleurs, ils m’ont offert tellement !” Je pense que ça peut correspondre à certaines personnes qui se disent que c’est suffisant, que ce n’est pas grave de ne pas avoir un job qui correspond à 100% à ce qu’ils veulent. Ils se disent que ce qui compte davantage, c’est que ça soit facilitant, et pas forcément de faire un métier épanouissant. »
Jean-Pierre Durant évoque l’idée d’un renouveau de l’aliénation du travail salarié, au sens de l’acceptation par les employés de la négation de leur liberté. Tenu par les avantages, le salarié ne se sent plus à même de partir. Il s’installe ainsi dans une forme de servitude volontaire, que Jean-Pierre Durant définit comme un consentement paradoxal qui combine à la fois « implication contrainte » et « satisfaction au travail », notamment au travers d’une situation sociale confortable et sécurisante.
Selon l’OMS, le bien-être au travail consiste en « un état d’esprit dynamique, caractérisé par une harmonie satisfaisante entre les aptitudes, les besoins et les aspirations du travailleur, d’une part, et les contraintes et les possibilités du milieu de travail, d’autre part. » Si les avantages offerts peuvent être une part constituante de ce bien-être, ils doivent faire figure de “cerise sur le gâteau” et ne pas constituer le plat de résistance.
La protection et la générosité des grandes entreprises induisent parfois un enfermement volontaire de la part des employés, estimant que, même si l’emploi n’est pas pleinement satisfaisant, le crainte de ne pas trouver l’équivalent ailleurs prévaut sur un changement de poste et d’entreprise. Un salaire conséquent, la sécurité, des avantages sociaux : tous ces éléments peuvent rendre prisonnier malgré une insatisfaction grandissante. Le piège apparaît lorsque la dépendance prend les allures du confort. Pour Isabelle Barth, il faut recentrer les priorités du salarié :
« Que les collaborateurs privilégient leurs envies plutôt que leur confort, pour ne vivre dans l’insatisfaction et la frustration. Au final, tout le monde est gagnant à casser les barreaux de la cage dorée ! » Reste à chacun de choisir là où il souhaite placer le curseur du bonheur.
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Photo d’illustration by Giordano Poloni pour WTTJ
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